Charles la poucave
Le 12 novembre 1902, Armand Chelle, commissaire aux délégations judiciaires de Cayenne se rend à la prison de la ville pour y entendre le forçat matricule 31011 qu’il a arrêté deux jours plus tôt. Celui-ci a tenté de s’évader. Loin de s’enfermer dans un mur de silence et d’opposition à l’Administration Pénitentiaire, le fagot s’avère plutôt loquace au grand étonnement du policier qui réitère ses visites les 17, 21 et 22 de ce mois et une dernière fois le 9 décembre. De toute évidence, l’idée d’un envoi au camp de la Montagne d’Argent effraie le bagnard au plus haut point. Ouvert dès 1852, le chantier forestier, situé sur la commune d’Ouanary, est évacué douze ans plus tard, les hommes punis y tombent comme des mouches : plus de 60% de mortalité enregistrée par exemple pour la seule année 1856 ! Réoccupé partiellement en 1886, on y envoie désormais les incorrigibles, les réfractaires, ceux qui ont tenté d’embrasser la Belle. Alors, le matricule 31011 se met immédiatement à table ; il justifie son « absence illégale » par les mauvais traitements que lui ont infligé ses codétenus mais surtout, révèle par sa délictueuse expérience l’existence d’une Internationale Anarchiste de la Cambriole. Il énonce des faits, il signale des lieux, il donne des noms. Il est coutumier du fait. Quatre mois plus tard, le 22 avril 1903 au petit matin, l’agent Pruvost est tué à Pont Rémy, dans la Somme, par Félix Bour alors qu’il tenté d’arrêter avec son collègue Anquier trois cambrioleurs signalés la veille au soir à Abbeville. Le même jour Alexandre Jacob est arrêté à Airaisne non loin de là. L’instruction en vue du procès de la bande dite « sinistre » commence et, pour le juge Hatté, les révélations guyanaises du forçat 31011 ne manquent pas d’intérêt.
Nom : Bernard. Prénoms : Charles Nicolas. Profession : voleur. Il est à peu près sûr que le passif du susnommé ne plaide pas en sa faveur lors de son procès aux assises de Nancy le 28 mars 1900. Le Rambuvetais y est jugé pour le vol commis à Rosières aux Salines huit mois plus tôt chez le rentier Marchal. Le larcin avait rapporté quelques 120000 francs en valeurs. Deux des complices se sont fait rapidement pincer, l’un à Paris le 30 juillet 1899, l’autre peu de temps après. De Besançon où il a appris la nouvelle de leur arrestation, Bernard a fui vers la Suisse. C’est à Zurich qu’il est alpagué le 3 décembre, avec sa compagne, le père de celle-ci et une autre femme, par les forces helvètes de l’ordre. Bernard fait partie de ces multirécidivistes que la troisième République espère bien éliminer en les envoyant expier leurs crimes et délits en Guyane. Bernard est condamné à 15 ans de travaux forcés, assortis de la relégation à vie. Fin de carrière Il y mourra là-bas.
Né à Rambervillers, entre Epinal et Saint Dié, le 31 mai 1874, le Vosgien est condamné une première fois le 07 septembre 1894 à trois mois de prison à Belfort pour abus de confiance. C’est encore la même accusation qui est confirmée un peu moins de deux mois après sa libération par le tribunal de Mirecourt. Mais la peine prononcée est le double de celle subie à Belfort. Cela ne décourage de tout évidence pas le jeune Bernard. Le tribunal d’Orange rajoute le 21 février 1895 quatre mois supplémentaires pour escroquerie. Le tout jeune majeur est ensuite immédiatement incorporé dans les bataillons d’Afrique pour trois ans à la suite d’un vol commis sous les drapeaux et d’une désertion. Là, le tribunal de Tunis lui inflige une peine de deux ans de prison pour vol le 28 novembre 1896. Mais l’escarpe vosgienne s’évade de Biribi. On le retrouve à Marseille où, en 1897, d’après ses dires, il commet un premier cambriolage en compagnie des frères Paulin qu’un soi-disant hasard lui aurait mis sur la route. « Cette somme gagnée aussi facilement et en peu de temps m’encouragea. Quinze jour plus tard, avec un nommé Jacob de Marseille, je commettais un autre vol. ».
Le voilà lancé dans la profession mais aussi dans cette anarchie à laquelle il nie après coup toute adhésion. Dans l’attente de son départ pour la Guyane, il écrit du dépôt pénitentiaire de Saint Martin de Ré le 17 octobre 1900 au ministre de la justice en lettres majuscules : « JE NE SUIS PAS ET N’AI JAMAIS ETE ANARCHISTE ». Redoute-t-il un internement aux îles du Salut ? C’est là qu’on parque les agités du drapeau noir ; qu’on les massacre aussi comme lors de la révolte des 21/22 octobre 1894[1]. L’évasion y est impossible. Toujours est-il qu’à Lyon, puis à Paris, il rencontre un certain nombre de compagnons dont certains pratiquent l’usage de la pince monseigneur. Mais Bernard n’a pas dû rester très longtemps dans la capitale et nous le retrouvons une fois encore devant le tribunal de Nancy le 25 février 1897 ; il est condamné à six mois de prison pour vol et escroquerie. Dix mois plus tard, le même tribunal lui inflige une peine de quinze mois de prison pour abus de confiance. Libéré en mars 1899, il semble avoir repris ses visites nocturnes des demeures bourgeoises jusqu’au vol du 10 juin de cette année à Rosière aux Salines, près de Nancy.
Le cas de Bernard dépasse largement le cadre de la délinquance, petite, moyenne ou grande. Le dossier du voleur, conservé aux Archives départementales de la Meurthe et Moselle et fort de quelques 1200 pièces, constitue même une des pièces de la démonstration de l’historien Vivien Bouhey visant, en 2009 dans son ouvrage Les anarchistes contre la République[2], à établir un très improbable complot international financé par un vaste mouvement illégaliste. Car Charles Bernard ne comparait pas seul pour le jugement de cette affaire. Cinq co-accusés se tiennent avec lui devant les jurés. Quatre hommes et deux femmes ont donc à répondre de l’accusation de vol qualifié, complicité de vol qualifié, abus de confiance et complicité, recel et association de malfaiteurs : Fernand Prévalet, 23 ans, typographe ; Schouppe Julienne, 18 ans, fille de Placide Schouppe et amante de Bernard ; Tempéré Jeanne, 25 ans, modiste ; Desmons Bernard dit Del Ribo, colporteur ; et surtout Placide Schouppe, cambrioleur anarchiste bien connu des services de police et de justice. L’instruction a montré des ramifications à Londres, à Bruxelles et à Zürich. Un autre (Mayer Alfred, 25 ans, sans profession) est en fuite. Bernard a la langue bien pendue ; les interrogatoires de la police nancéenne montrent une évidente culpabilité. L’empreinte anarchiste de facto un dossier au demeurant bien chargé. Est-ce pour cela que l’homme cherche à alléger son cas ?
Dans le dossier d’instruction de l’affaire figure une liste, donnée par Bernard à la police, d’une quarantaine d’individus mentionnés comme anarchistes connus par lui, en France et au-delà. Dans cette liste, apparaissent les noms de Malato (dont on retrouve dans ce dossier d’instruction une courte correspondance avec Placide Schouppe), mais aussi de Siméon Charles (désigné par le délateur comme fabricant principal à Paris du matériel pour cambrioleurs) et de Jules Lemaire à Amiens, de Marocco à Londres, etc.
Bernard affirme également avoir assisté dans le local du journal Le Peuple à de nombreuses conférences au cours desquelles les orateurs de l’anarchie Sébastien Faure, Constant Martin (le fameux père Lapurge), Matha, Compain et Libertad prirent souvent la parole. Ce dernier est même l’objet d’une convocation de la Sûreté parisienne pour s’expliquer sur le fait d’avoir hébergé Del Ribo en fuite. Toujours dans le même dossier, la Sûreté révèle la tenue à Zürich d’une « réunion secrète » au mois de novembre 1899 chez le compagnon Antonio Gagliardi, originaire du canton du Tessin et ici retranscrit par la maladroite dextre policière « Gailliardi », en vue de la préparation d’un attentat à la bombe devant perturber l’exposition universelle de Paris à venir. Il est encore précisé que l’anarchiste, connu pour apporter son aide aux proscrits, serait « en relation avec un nommé Malatesta l’un des chefs de groupes anarchistes italiens et suisses ».
Le cas du voleur Bernard permettrait, dans le cadre d’une analyse, peu critique et très paranoïaque, des sources policières de mettre effectivement en lumière des réseaux internationaux agissant. Bernard assure même depuis la Guyane que le journal Le Peuple est financé par le produit des cambriolages, que Faure et Malatesta se voient régulièrement, qu’ils projettent nombre d’attentats alors qu’ils vivent grassement comme ces mêmes petits et gros bourgeois qu’ils n’ont de cesse de dénoncer ! Le fagot si conciliant signale encore depuis la Guyane que Malatesta entretient le mouvement jusqu’aux Etats Unis ; qu’il « y est appelé souvent, qu’il s’y rend et dirige un parti très exalté dont l’assassin du Président Mac Kinley doit être du nombre. » Malatesta, Faure, des voleurs, des assassins, la grande armée du drapeau noir apparait particulièrement agissante dans les écrits accusateurs du fagot Bernard. Le délateur force de toute évidence le trait, tout en se dédouanant, pour mieux convaincre et appâter son judiciaire et policier lectorat.
Il va de soi que cette hypothèse nous parait très critiquable. Car ne serait-il pas plus judicieux d’entrevoir, dans ce dossier, la psychose de l’insécurité et de la propagande par le fait d’une part, et, de l’autre, la dénonciation affabulatrice par le voleur vosgien de militants de premier et de second ordre dans l’unique but, non de se disculper, mais d’alléger son cas en servant d’indicateur. Bernard se servirait alors des réseaux de relation de son beau-père Placide Schouppe, voleur et illégaliste anarchiste de renom.
De la Guyane où il purge sa peine, le fagot Bernard écrit, en 1903, une lettre au ministre des colonies dans laquelle il raconte, « à tort ou à raison, qu’il a été initié dans le métier de cambrioleur par Jacob avec qui il a fait un grand nombre de méfaits ». Quel crédit pouvons-nous accorder à la nouvelle dénonciation de Bernard, le sachant rompu à de telles pratiques ? Grâce à la délation, les bagnards obtiennent en effet de nombreux avantages : adoucissement de peine, ration supplémentaire, suppression de corvée, etc. Pour Bernard, il s’agit d’éviter un envoi au camp de la Montagne d’Argent et il espère même avec un peu de chance pouvoir être transféré en France de manière à pouvoir aider au démantèlement d’une bande de cambrioleurs anarchistes. Bernard cherche à sortir du bagne.
Mais il est toutefois troublant de voir apparaître dans le dossier d’instruction de Bernard les noms de personnalités proches d’Alexandre Jacob. Siméon Charles comparaît à Amiens avec lui du 8 au 22 mars 1905. Jules Lemaire est le gérant de journal libertaire amiénois Germinal à partir de novembre 1904 et ce journal prend une part active dans la propagande anarchiste en faveur des Travailleurs de la Nuit jugés par la cour d’assises picarde. Nous n’accréditons pas pour autant la thèse d’une internationale noire de la pince monseigneur.
Si le lien qui unit Bernard à Schouppe est indéniable, à aucun moment en revanche le nom d’Alexandre Jacob n’est cité dans le dossier d’instruction du juge nancéien en 1900 et n’apparait que deux fois dans le dossier du bagnard 31011 conservé aux ANOM d’Aix en Provence. De plus, la concordance des temps pose problème. En effet, Bernard est passé par Marseille et donne la date de 1897 sans préciser de mois. Or il est condamné par le tribunal de Nancy le 25 février de cette année et commet le vol aux Rosières aux salines au mois de novembre 1899 (avant d’être jugé une nouvelle fois au mois de mars 1900). Dans ce laps de temps, Alexandre Jacob intègre le groupe libertaire de la Jeunesse Internationale, participe à la création du journal L’Agitateur et fait ses premiers pas dans l’illégalisme anarchiste à Marseille (1897 : arrestation pour fabrication d’explosif ; 31 mars 1899 : vol du mont de piété ; avril 1900 : évasion de l’asile de Montperrin à Aix en Provence). Une rencontre entre les deux voleurs au début de l’année 1897 est possible mais il apparaît difficile d’imaginer une quelconque initiation du Vosgien de 23 ans à l’époque par un minot marseillais de cinq ans son cadet au monde des pègres d’une part, à celui de l’anarchie de l’autre même si Bernard affirme le 8 décembre 1902 avoir été porteur d’une lettre de recommandation signée de la main de Jacob pour les camarades parisiens.
Les informations données par Bernard mettent néanmoins en relief un réseau dans lequel Alexandre Jacob a très bien pu évoluer par la suite puisque l’on retrouve les noms de Siméon Charles, de Jules Lemaire ou encore de Marocco qui, à Londres, écoule les titres volés. Le juge d’instruction Hatté, qui mène l’enquête en vue du procès de la « bande d’Abbeville », démantelée progressivement après l’arrestation de Jacob à Airaisne en 1903, retient en tout cas la dénonciation de Charles Bernard alors que le sétois Ernest Saurel, ami de Caserio chez qui Jacob avait formé sa première brigade de Travailleur de la Nuit n’est jamais inquiété par dame Justice malgré la lettre d’accusation envoyée en 1904 par un dénommé Salvatore. Le « drame de Pont Rémy » (nuit du 21 au 22 avril 1903) ayant « ému » l’opinion publique à la suite de la mort de l’agent Pruvost tué par Félix Bour, le cas Jacob doit fatalement être chargé. Le propos de Charles Bernard alimente donc l’hypothèse d’un Alexandre Jacob chef anarchiste influent, « leader charismatique » et bandit des plus dangereux. Les propos du commissaire Girault d’Abbeville, enquêtant pour le juge Hatté, vont également dans le sens d’un organisateur hors pair, sachant diriger et mener ses hommes. Mais ni le juge Hatté, ni le commissaire Girault n’ont une connaissance pointue du fait anarchiste. Celui-là va même, dans ces rapports, mêler l’honnête cambrioleur Jacob à Ravachol, guillotiné en 1892 alors que le premier n’a que 13 ans ! La question qui doit donc être posée est celle de la connaissance par Bernard de la geste « jacobienne » à Marseille et des cambriolages commis par les Travailleurs de la Nuit.
Charles Bernard purge sa peine de 15 ans de travaux forcés à Cayenne. Il est arrivé dans la colonie pénitentiaire en janvier 1901 et, jusqu’à son évasion ratée de novembre 1902, qu’une légère punition de 15 jours de cachots. Son beau-père Placide Schouppe est interné sur l’île Saint joseph et se lie d’amitié avec Arthur Roques, le « professeur de vol » et complice de Jacob dans l’affaire du Mont de Piété de Marseille (31 mars 1899). Le lien Bernard-Schouppe-Roques pourrait expliquer de fait la lettre de dénonciation que le premier envoie à la justice française dans le cadre de l’affaire Jacob. Remarquons enfin que Placide Schouppe, avant de s’évader une 1ère fois de Guyane en 1891, s’intègre avec son frère dans la bande d’illégalistes que les anarchistes italiens Pini et Parmeggiani organisent à Paris en 1887. Jean Graves, dans ses souvenirs donne un portrait peu flatteur des frères Schouppe même s’il apparaît certain que devant les jurés qui les condamnèrent, ils ne firent guère preuve d’ardeur militante, contrairement à Pini : « Ce ne fut que plus tard que j’appris, qu’associés avec les frères Schouppe, Pini et Parmeggiani formaient une bande de cambrioleurs dont les opérations se chiffraient par centaines de mille de francs. Ces Schouppe, parait-il, se targuaient d’être anarchistes mais, en réalité, ils n’étaient que des jouisseurs et de vulgaires voleurs. De leurs fructueux vols, je n’ai jamais entendu dire que la moindre partie soit allée à une œuvre de propagande ». Les lettres de Schouppe à Malato, conservées dans le dossier Bernard, tendent à prouver contrairement à ce qu’affirme le « pape de la rue Mouffetard » que le beau-père du voleur vosgien est bien un libertaire.
L’amitié qui unit Schouppe à Roques permet alors à Bernard d’espérer adoucir son sort de bagnard en donnant sur Jacob des informations pour le moins ambiguës. Si le crime ne paie pas, la délation non plus parfois et c’est sur la Terre de Grande Punition que le voleur, menteur et vosgien Charles Bernard finit sa douloureuse expérience de l’expiation à la française. Le 3 décembre 1903, le Garde des Sceaux écrit au gouverneur de la Guyane : « J’ai décidé après enquête que ces révélations ne sont pas de nature à motiver le retour du nommé Bernard en France ». Le matricule 31011 n’ira pas non plus au camp de la Montagne d’Argent ; il n’écope que de 90 jours de cellule pour avoir échoué son évasion. Faut-il y voir une mesure gracieuse ? Toujours est-il que Bernard ne se fait quasiment plus remarquer par la suite. C’est un forçat modèle qui devient même porte-clé et accède à la relégation individuelle le 27 mai 1915. Charles la poucave meurt dans les années 1930.
Tribunal de Nancy
1899
Vol de 120000 francs
Le 10 juin 1899, vers 7h1/2 du soir, un individu, reconnu dpuis pour être un nommé Bernard Charles, réussit à éloigner de son domicile, M. Marchal, rentier, à Rosières aux Salines, en lui faisant croire qu’un nommé Berthold Messer, – dont il lui remettait la carte de visite imprimée, – était chargé d’une commission pour lui de la part d’un de ses frères de Fametz, et en lui donnant rendez-vous à la gare, entre les trains de 9h23 et 9h35. A son retour, vers 10h1/4, M. Marchal constata que des cambrioleurs avaient profité de son absence pour pénétrer chez lui à l’aide d’escalade et d’effraction, avaient éventré son coffre-fort, y avaient dérobé pour 120000 francs environ de valeurs au porteur, enfin lui avaient soustrait divers effets et quelques bijoux.
L’un des auteurs de ce vol est sûrement le nommé Bernard,Charles Nicolas, âgé de 25 ans, né à Rambervillers le 21 mai 1874, fils d’Alexandre et de Marie Louise Joséphine Pilot et dont la photographie est ci-contre. Il faut noter toutefois que, le 10 juin, il était rasé et ne portait qu’une petite moustache.
Son signalement est le suivant :
Taille 1m69 à 1m70. Cheveux châtains, coupés en brosse. Petite moustache blonde. Front fuyant. Grands yeux marrons. Nez effilé. Figure allongée. Joues creuses. Teint pâle, mat, jaunâtre. Lèvre inférieure proéminente. Menton bi-lobé. Assez beau garçon, maigre, mais bien charpenté. Regard dur, en dessous. Air intelligent. Ton impérieux. S’exprimant bien. Ayant suivi les cours d’une école professionnelle. Ancien sergent de chasseurs à pied, ayant servi en Algérie et aux Colonies.
Bernard a voyagé en Belgique, en Hollande, en Algérie et peut-être en Amérique, car il s’est vanté d’avoir été plusieurs fois à New York. Il a manifesté l’intention de partir pour les Indes anglaises ou néerlandaises.
Il a l’habitude de changer de noms et, lors des faits qui ont motivé sa dernière condamnation, il a dit successivement s’appeler de Villantroy, Mathieu, Keesmaecker Albert Emile, né à Maestrickt, Drosz, Richard, né à Solingen (Prusse), Vermesch, Vinger ou Morel. Il s’intitulait marchand de vins, voyageur de la maison Peugeot, ingénieur à Ghlins et Anvers ou encore avocat à Lille. Sa spécialité jusqu’ici consistait à voler des bicyclettes, des tricycles à pétrole et des automobiles. A rechercher particulièrement parmi les cyclistes fréquentant les vélodromes.
Monsieur le Commissaire,
En vous transmettant ci-inclus la lettre que j’adresse à Monsieur le chef de la Sûreté d’Amiens, je tiens encore une fois à vous rappeler aux fins que vous jugez convenables les motifs qui m’ont obligé à m’absenter illégalement de ce pénitencier. Depuis mon arrivée à la colonie, je fus employé à divers services qui me mettaient en présence constante avec nos supérieurs, emplois qui me procurèrent également quelques faveurs. De là, la jalousie de mes codétenus. Principalement à Cayenne, je fus l’objet d’injures telles que mouchard, fumier, etc. Enfin, tout le dictionnaire outrageant du bagne me fut qualifié et, plus encore, je fus maltraité à plusieurs reprises sans avoir prononcé une seule parole. Désolé, toujours sur le qui-vive des coups, j’avais résolu de mourir dans un cul de basse-fosse plutôt que de vivre dans un milieu aussi corrompu. C’est pourquoi je me suis absenté illégalement.
N’osant en référer dans la crainte de représailles plus graves, cependant, à ma réintégration, j’en ai fait part à Monsieur le chef de dépôt. Ainsi, Monsieur le Commissaire, espérant obtenir comme prévu par les révélations que je vois ai faites une amélioration par réduction de peine à ma situation, je vous serez profondément reconnaissant de vouloir bien parler en ma faveur à Monsieur le Procureur Général en lui exposant ma malheureuse situation et en sollicitant pour moi, tout en me maintenant à Cayenne, une séparation de mes codétenus, en me faisant diriger sur l’Enfant perdu en attendant mon départ probable pour la France.
Dans cet espoir, veuillez agréer Monsieur le Commissaire l’assurance de mon entière reconnaissance.
Charles Bernard
N° M° 31011
Procès-verbal de déclarations du transporté Bernard,
Commissaire de police aux délégations judiciaires de Cayenne, Armand Chelle,
8 décembre 1902
(…) Anarchie. Cette question est une des plus minutieuses vue son importance. Je tiens tout d’abord à vous faire connaître que je n’ai jamais adhéré en quoi que ce soit aux principes et théorie qu’elle enseigne, lesquels me répugnent outre-mesure. J’ai été tout simplement le jouet d’individus, mes complices des différents vols que j’ai commis. Je vais vous expliquer comment je me suis trouvé parmi cette bande et les relations qui m’ont obligé à garder le silence jusqu’à ce jour.
Par une circonstance absolument fortuite à la suite de ma désertion, je fis la connaissance en 1897, à Marseille, au café des [Paludiers], de deux individus, les frères Paulin, habitant cette ville.
Au café situé près de l’hôtel de la Croix de Malte, au coin du boulevard Belsunce, je trouvais mes camarades chargés d’outils à l’usage des cambrioleurs. Après avoir bu quelques verres que j’absorbais avec plaisir pour me donner les forces et le courage nécessaires, [nous cambriolâmes une demeure marseillaise]. Le produit du vol, 7000 francs environ, fut partagé ; j’obtins ma part : 2250 francs. Cette somme gagnée aussi facilement et en peu de temps m’encouragea. Quinze jour plus tard, avec un nommé Jacob de Marseille, je commettais un autre vol.
Je me décidai alors à quitter Marseille pour aller à Lyon et à Paris. Avant de partir, Jacob m’avait chargé de certaines commissions pour les camarades à Paris parmi lesquels Sébastien Faure. J’avais également une lettre de recommandation et je fus donc reçu. Jusqu’à ce moment, je n’avais entendu parler de Faure pas plus que je ne savais ce que c’était que l’anarchie. Je fus présenté à un groupe d’individus et, avec deux d’entre eux, je commettais quinze jours après mon arrivée un vol peu important à Paris. (…)
La Commissaire central d’Amiens à Monsieur le Préfet de la Somme
J’ai reçu en communication copie d’un procès-verbal de 70 pages dressé par le commissaire de police aux délégations judiciaires de Cayenne qui a reçu les confidences ou plutôt les révélations d’un nommé Bernard Charles, Nicolas, né en 1874 à Rambervillers (Vosges), qui subit actuellement à la Guyane française une peine de 15 ans de travaux forcés à laquelle il a été condamné le 4 août 1900 par les assises de la Meurthe et Moselle, pour vol qualifié, association de malfaiteurs et abus de confiance.
Après avoir raconté ses débuts dans la vie et comment il est entré dans une association de malfaiteurs qui avait des adeptes dans presque tous les pays d’Europe, même aux Etats Unis et s’être avoué l’auteur de nombreux cambriolages pour lesquels il n’a jamais été condamné, cet individu revient sur certaines révélations qu’il fit en 1900 à l’inspecteur de police Lhennet qui était allé le voir à la prison de Nancy.
Je relève les passages de ses déclarations qui peuvent nous intéresser :
Page 17 : « En dehors de l’affaire pour laquelle j’ai été condamné, Catelli a liquidé les titres du vol commis en 1898 au préjudice de la succursale de la maison Peugeot située avenue de la grande armée Paris. Les auteurs de ces vols, je les connais mais sous des noms d’emprunt, « Louis et Gustave ». Ces individus sont très faciles à retrouver, ils ont des relations ou du moins ils en avaient et de très constants en 1899 avec le directeur du journal du Peuple dont le milieu est le rendez-vous des malfaiteurs. Le nommé Catelli dont je viens de vous parler, a négocié les titres d’un vol commis à Amiens au préjudice de la Compagnie du gaz et de plusieurs autres propriétaires dont je ne me rappelle pas le nom ; ces derniers vols ont été commis dans le même mois. Sur mes déclarations au chef de la sûreté d’Amiens, ce Catelli a été condamné à Londres comme étranger. Les complices qui n’ont jamais été entendus, sont également les nommés Adolphus et Fontaine. Nous ne les avons jamais vendus et eux nous ayant envoyé de l’argent pendant que nous étions en prévention, j’ai même reçu pour ma part en une seule fois 300 francs d’Aldolphus qui me promettait dans cette même lettre que j’en aurai quand je serai dans le besoin, voulant me faire comprendre par là de ne pas le dénoncer à la justice. Je regrette de ne pas être détenu en France, je le ferais retrouver immédiatement. »
Page 20 : « Vers la fin d’août – ou septembre 1899, Demons avec un nommé Lapeyre « dit le Maure » natif de Bordeaux, (il a subi une condamnation à un an de prison pour vol à Bordeaux), sont venus me retrouver à Paris et sur une lettre d’appel du nommé Jules Lemaire, cordonnier à Amiens, nous nous sommes rendus dans cette ville ; sur les indications de ce dernier, nous avons fracturé, en travaillant à tour de rôle, une fenêtre donnant sur une petite rue et devant laquelle se trouvait une maison en construction. Cette effraction faite, nous avons pénétré à l’intérieur qui était un magasin de draperies. Après avoir traversé cette pièce, nous sommes arrivés dans les bureaux où se trouvait un coffre-fort que nous avons également fracturé par perforation … Je me rappelle que nous avons laissé sur place un outil dit « tourne à gauche ». Ce meuble de sûreté contenait 6000 francs que nous avons partagé tous ensemble à part égale. »
Page 23 : « Avec Lemaire, cordonnier à Amiens, nous lui écrivions chez lui (adresse que j’ai « oubliée », mais près d’une place où se tient le marché et quelques fois poste restante PB, n°20). Ce dernier avait un ouvrier ou un camarade qui travaillait avec lui, mais dont j’oublie le nom, il s’occupait également de nous donner des indications. »
Page 36 : « Dans les différentes villes de France et de l’étranger, sous des titres plus ou moins pompeux, il existe des sociétés dont les adhérents prennent les noms d’intellectuels. Chaque société, si je puis m’exprimer ainsi, a son rapporteur avec Paris, siège social bureau du journal dirigé par Sébastien Faure. Ce n’est pas que la correspondance parviennent entièrement à cet endroit, peu s’en faut. Tout ce qui ne risque rien est adressé au bureau du journal, celles compromettantes aux adresses que je donnerai par la suite.
Parmi ces sociétaires, il y en a où le but poursuivi, qui ne s’occupent d’une façon spéciale que des vols à commettre dans des circonstances où les risques sont minimes. Ces vols pouvant être commis suivant leur jugement, sont informés à Paris avec les détails nécessaires. Là, ils sont inscrits par lettre alphabétique sur des carnets et répartis aux professionnels qui, par ces moyens, gagnent la vie, l’existence de certains individus, cet argent, vous l’avez déjà compris, sert également à pousser les masses par la propagande et arriver au but illusoire de la société future.
Lors de notre arrestation, il fut saisi en notre possession plusieurs de ces carnets qui ont été versés au dossier et dont le but n’en a jamais été démontré. Ils ont également fait l’objet de bien des suppositions, mais toutes erronées.
Emploi de l’argent. L’amoncellement des sommes volées forme un total prodigieux ou tout au moins le semble, mais il est une chose à remarquer, que bien souvent les sommes prélevées sont en valeurs au porteur, qui deviennent apposées par la suite, c’est-à-dire dans les 48 heures et bien souvent dans les 24, si ce n’est même quelques heures après le vol commis. De là découlent bien des difficultés pour la liquidation et l’on parvient à s’end défaire moyennant des sommes mineures. Valeurs françaises 10% au plus ; étrangères : 30 à 50%. Il existe cependant une façon de liquidation plus fructueuse mais qui entraîne un temps indéterminé ; j’en parlerai en temps et lieu. Les sommes recrutées sont ainsi réparties :
1° Une partie pour les auteurs des vols, sommes qui sont rapidement gaspillées par le jeu et l’opulence, par la vie bourgeoise, quoiqu’ils en disent et prêchent le contraire
2° pour les indicateurs qui s’en servent à leur gré, mais sans profit ; gaspillage sur toute la ligne
3° pour la propagande. Celle-ci à un but plus important. Elle sert à l’achat de papier servant aux imprimés de brochures, de journaux révolutionnaires, à l’achat de matériaux nécessaires à l’imprimerie, à la paie des ouvriers typographes et imprimeurs et surtout aux gaspillages des directeurs, rédacteurs et conférenciers.
Les directeurs prélèvent la forte somme ajoutée à des frais de voyage pour les conférences qui semblent être leurs moyens d’existence puisqu’ils reçoivent les prix d’entrées.
Les rédacteurs sont payés suivant leurs droits et cachent sous cette rubrique certains méfaits.
Exemple : (chargé du change)
Les conférenciers reçoivent eux aussi une certaine somme consistant en frais de voyages ou autres etc. … en somme tous des parapluies, autrement dit en français, un voile d’honnêteté.
En résumé, une masse de bandits internationaux s’entraidant les uns les autres, purgeant un tas de malheureux ignorants ou étiolés sous prétexte d’un avenir meilleur, passant ainsi malgré les théories jolies en paroles, mais non pratiquées, de la bourgeoisie d’aujourd’hui à la bourgeoisie de demain ; en un mot le changement pur et simple de propriétaire. Voilà le bilan de ces affreux meneurs.
Outillage. Les outils et appareils à l’usage des cambrioleurs sont fabriqués moyennant des prix fort élevés : une pince monseigneur démontable et tubulaire, de 20 à 50 F suivant la longueur ; un vilbrequin spécial 35 F ; mèches américaines au prix du commerce ; une vis filetée 15 à 25 F ; un tourne à gauche avec accessoires, taraud etc. de 50 à 80 francs. Enfin, l’appareil dit « perforeuse » qui n’est autre qu’une raboteuse circulaire avec ses accessoires 300 francs. Ces prix sont pour préjudice des diverses pommes données à la suite d’une première opération réussie. Les fabricants sont :
1° Pour Paris, un sieur Charles, 61 rue de Charenton (serrurier mécanicien)
2° Un mécanicien de Montmartre, le nom m’échappe
3° Un inconnu … beau-frère de Kenel, demeurant à Fontenay sous Bois
4° D’autres encore dont les noms m’échappent mais que je pourrais citer par la suite, suivant ùon souvenir, je connais cependant leurs demeures.
5° En Belgique … Beguin, serrurier, 20 rue Donys, à Bruxelles
6° A Londres, un sieur Laurent Charlotte, st. Oxford, srw
Fausse monnaie. J’ai déjà eu l’occasion de parler au cours de ces révélations de la fausse monnaie. Vu l’étendue qu’elle comporte, j’ai cru devoir m’abstenir pour en faire un chapitre spécial.
Il existe parmi cette bande organisée un travail spécial, celui de la fausse monnaie. Il est dévolu à ceux qui ne se sentent pas capables de faire du cambriolage soit par manque d’énergie, soit par manque de courage.
Cette fabrication consiste d’une part au moulage coulage de pièces de 2 et 5 francs en métal, dit métal allemand, de 10 francs et quelques fois 20 francs du même métal. Mais ces pièces quelles que soient leurs valeurs, ne possèdent jamais le poids légal. Il y a cependant certains alliages qui obtiennent à peu de choses près le poids des pièces réelles.
Ces fausses pièces après le coulage subissent l’opération du modelage sur la tranche, cad la rectification des crans que possèdent les pièces de certaines émissions. Un petit appareil est destiné à cet usage. Cette opération finie, chaque pièce est placée dans un bain électrique d’azotate d’argent, puis ensuite brunie pour imiter le vieil argent.
Pour les pièces d’or, il est procédé en fait de fonte et de préparation d’alliage, de la même façon que pour les pièces d’argent, sauf bien entendu qu’elles sont soumises au bain d’or électrique. Ces dernières pièces quelques difficultés pour l’écoulement, surtout celles de 20 fr car elles s’écartent assez du poids réel des bonnes pièces ; aussi il est peu procédé à la fabrication de ces dernières.
Au contraire, les pièces d’argent possèdent une grande ressemblance en tout point de vue avec les réelles et les personnes les plus expérimentées s’y trompent facilement.
Il existe aussi la fabrication de la fausse monnaie dans de meilleures conditions avec du bon argent acheté aux ventes du mont de piété et provenant de vols.
Avec ce métal des alliages sont préparés et fondus dans des creusets où l’argent et autres métaux restent pendant plusieurs heures en ébullition. Ce temps est aussi consacré au brassage. Le liquide est ensuite coulé dans des lingotières où l’on cherche avant le refroidissement d’en extraire les différentes matières s’y trouver et nuire au sou.
Pour la préparation ou mieux la fabrication de ces pièces en bon métal, il existe des appareils pour en assurer la bonne confection.
Cette sorte de fabrication, tout en étant plus onéreuse que la première et le prix plus élevé des matières premières, est cependant la plus fructueuse car le placement en est plus facile et se fait sur une plus grande échelle. On reçoit de cette monnaie venant d’Italie et à l’adresse d’un nommé Charles Moreau qui n’est pas le même individu parlé d’autres part. Ces genres d’envoi consistent en pièces de 5 francs.
Billets de banque. Titres au porteur étrangers. Il existe aussi la fabrication de faux billets français et italiens à ma connaissance. Cette fabrication a pour but les billets de 50 et 100 francs. Le graveur des pierres destinées à cet effet est un nommé Mohneret, originaire de Lyon, anarchiste convaincu, pratiquant, dont j’aurai encore à parler. »
Page 48 : « Fabrication de billets de banque et valeurs. J’ai parlé plus haut de la fabrication et de l’émission de papier monnaie mais je crois avoir omis de faire connaître l’endroit de l’impression.
Sous la direction de Sébastien Faure et consorts, dans l’imprimerie du journal, a lieu le tirage des billets de banque et valeurs ; ceci fait, des clichés ou plaques sont emportés dans des caves adhérentes à la maison du journal, rue du faubourg Montmartre. Dans ces caves, ces clichés sont enterrés.
Dans une maison sise rue Lafayette, un petit appartement avait été loué par un individu nommé Vila, typographe. Je ne sais s’il avait donné ce nom ; dans cet appartement il avait transporté un monceau d’objets compromettants, provenant de vol, n’ayant pu être liquidé immédiatement ; c’était également le magasin aux brochures.
Le prix de la location était remis à Vila par Sébastien Faure. Cette maison où je suis allé et dont je ne me souviens du numéro, est à proximité de la gare de l’Est. »
Le Commissaire central
Rapport du commissaire Girault
Abbeville, 18 juin 1903
Pour faire suite à mes rapports des 22 et 23 avril dernier et à celui du 1er juin courant, relatif à l’arrestation et à la procédure en instruction contre les cambrioleurs anarchistes, Jacob dit Escande, Pélissard dit Edme et Bour dit Hercelin ou « Le petit Blond » « le Môme » qui ont tué un de mes agents et blessé grièvement mon brigadier de police en gare de Pont Rémy, près Abbeville, le 22 avril dernier.
J’ai l’honneur de rendre compte à Monsieur le Préfet que j’adresse à Monsieur le Directeur de la Sûreté Générale, le rapport suivant :
Il résulte d’une longue déclaration faite par le nommé Bernard (Charles) condamné à quinze ans de travaux forcés par la cour d’assises de Nancy en 1900, en même temps que le célèbre cambrioleur anarchiste Placide Schouppe, que l’inculpé Jacob, dit « Le Marseillais », dit « Escande », le chef de la bande d’Abbeville, a participé à de nombreux cambriolage commis tant en France qu’en Belgique.
Bernard vient de faire cette déclaration à la Guyane où il subit sa peine.
Le dossier où il commente ses exploits et ses relations comporte plus de soixante-dix pages. Il a été transmis au parquet général d’Amiens par la Chancellerie.
Bernard raconte à tort ou à raison qu’il a été initié dans le métier de cambrioleur par Jacob avec lequel il a fait un grand nombre de méfaits.
Bernard s’était marié avec la fille de Schouppe. Il partage les idées de son beau-père.
Schouppe parait également avoir été en relation avec Jacob. Il est d’ailleurs venu opérer dans la région il y a une dizaine d’années et c’est lui qui a cambriolé à Abbeville dans la nuit du 14 au 15 août 1592, l’immeuble de M. Flandrin, ancien juge où il a été soustrait pour près de 500000 francs de bijoux et de valeurs.
En résumé, Bernard, Schouppe, Jacob, Bour, Pélissard, Ferret, Ader et autres non encore désignés, paraissent avoir eu des relations plus ou moins directes et sous le couvert d’idées libertaires, ils ont, pendant de nombreuses années, commis une succession ininterrompue de crimes de droit commun.
Dans sa déclaration, Bernard parait également incriminer d’autres individus et l’on parle même, à tort ou à raison, de l’anarchiste Libertad, qui est fort connu par ses conférences.
Inclus, je joins copie d’un signalement important transmis le 15 novembre 1899 par M. le juge d’instruction de Nancy qui contient des renseignements sur Bernard dans le sens que j’indique.
L’instruction suit son cours normal pour la bande d’Abbeville.
Il serait certainement intéressant au point de vue de la Sûreté générale de connaître toutes les ramifications et tous les liens communs qui unissent ces malfaiteurs, et, c’est pourquoi l’information ouverte devrait porter non seulement sur tous les faits portant strictement sur le coup de la loi pénale mais encore sur les faits accessoires qui peuvent justifier certaines surveillances.
Le commissaire de police
Giraud
Tribunal de Nancy
Le nommé Bernard Charles, auteur principal du vol de 120000 francs qui a été commis à Rosières aux salines (arrt de Nancy) et qui fait l’objet de ma circulaire du 20 juillet dernier, est toujours en fuite. On a cependant retrouvé traces de son passage
1°) A Paris, où il a habité, un mois environ, sous le nom de Jacquet Victor, rue Pascal 39, en compagnie d’une jeune fille, âgée de 18 ans environ, blonde, assez grande et mince, paraissant s’appeler Julienne Sauvager, mais répondant aussi au prénom d’Adrienne ou de Valentine.
2°) A Rouen, où, sous les noms de Barthelmes et de (Lamberjack ?), il s’est présenté, le 9 août, au Grand Hôtel d’Angleterre, avec un tricycle à pétrole, marque « Gladiator » moteur Hasler, et accompagnée d’une jeune fille, âgée de 30 ans ou plus, brune assez grande, où il est revenu cette fois avec un jeune homme âgé d’une trentaine d’années, taille 1m75 à 1m78, très maigre.
3°) A Besançon, où, les 9 et 10 septembre 1899, il a pris le nom de Bréard, et d’où il s’est enfui, dès qu’il a appris l’arrestation de ses complices, Prévalet et Del Ribo. Il s’est rendu également à Amiens où il est en relation avec des anarchistes, et il fait de fréquents voyages en Angleterre et en Belgique. De plus, il est établi qu’à Paris, dans la première quinzaine d’août, il a dérobé au préjudice de Mme Bijou, Bd Arago n°1, un trocycle d’une valeur de 1750 francs, (très probablement celui avec lequel il s’est rendu à Rouen) et que vers la même époque, il a tenté de voler une bicyclette à Duclair, dans les environs de Rouen.
Enfin, il est affilié à une bande d’anarchistes cambrioleurs et de faux monnayeurs.
Il est certain que pour dérouter les recherches, Bernard Charles change constamment de nom. Il s’attribue, en outre, les professions les plus diverses, telles que officier de réserve et professeur, mais il prend plus ordinairement celle de voyageur de la maison Peugeot, ou de coureur de la maison Gladiator. Il lui est arrivé aussi de déclarer que son frère habitait Valenciennes, et était fabricant de bicyclettes.
Le moyen le plus sûr, semble-t-il, d’arriver à l’arrestation de ce malfaiteur, extrêmement habile et dangereux, est de le signaler dans les principaux hôtels et surtout aux marchands d’automobiles et de bicyclettes, chez qui il ne manquera pas de se présenter à nouveau.
Prière en conséquence de vouloir bien aviser ceux-ci et de laisser même entre leurs mains une reproduction de la photographie de l’inculpé.
Prière en outre de surveiller d’une façon spéciale les individus voyageant en automobile ou en bicyclette, et fréquentant les vélodromes, car Bernard a toujours une ou plusieurs bicyclettes avec lui. Voir ci-contre sa photographie.
Son signalement est le suivant :
Taille 1m69 à 1m70, cheveux châtains, coupés en brosse, ne porte qu’une petite moustache, nez effilé, figure allongée, joues creuses, teint pâle, mat, jaunâtre, lèvre inférieure proéminente, menton bi-lobé ; assez beau garçon, maigre, mais bien charpenté ; regard dur, en dessous ; air intelligent, ton impérieux, s’exprimant bien, ayant suivi les cours d’une école professionnelle ; ancien sergent de chasseurs à pied, ayant servi en Algérie et aux colonies.
Dictionnaire des Anarchistes
SCHOUPPE Placide
Né le 12 mars 1858 à Dukeuven (Belgique) ; mécanicien ; partisan de la reprise individuelle ; bagnard évadé.
Placide Schouppe, en compagnie de Pini et de son frère Julien, commit une dizaine de vols durant les années 1888-1889. Selon M. Goron, chef de la sûreté, Schouppe était à la tête d’une bande de voleurs cosmopolites qui s’intitulaient anarchistes.
La bande écoulait le produit de ses vols à Londres par l’entremise de Marocco, membre du groupe « Gli Intransigenti di Londra e Parigi ». Une partie de l’argent « exproprié » (400.000 Francs au total) servit à financer la propagande anarchiste.
Les papiers saisis lors d’une perquisition montrèrent que le groupe avait créé une imprimerie clandestine, 11 rue de Bellefond à Paris, d’où sortaient chaque jour des ballots de brochures anarchistes. Pini était le correcteur de cette imprimerie.
La police découvrit également chez Placide Schouppe des cartouches vides et plusieurs mètres de mèche de mine, ce qui fit soupçonner le groupe d’avoir été l’auteur des explosions à la dynamite qui s’étaient produites lors du mouvement contre les bureaux de placements mais aucune preuve ne put être apportée.
Lors du procès le 6 novembre 1889, Placide Schouppe fut condamné à 10 ans de travaux forcés et 10 ans d’interdiction de séjour. Son frère Julien à 5 ans de travaux forcés en Nouvelle Calédonie.
Placide fut envoyé à Cayenne en compagnie de Pini. En avril 1891, il s’évada avec Pini et un bagnard d’origine roumaine. Ils s’embarquèrent sur une pirogue, remontèrent l’estuaire du Maroni jusqu’au territoire hollandais. Les journaux de l’époque donnèrent des versions assez différentes de l’épopée des fuyards.
Dans un récit, ils furent surpris par un jaguar ou des jaguars, le Roumain aurait été dévoré et Schouppe blessé au bras. Pini et Schouppe continuèrent leur chemin, se firent embaucher dans une plantation de café et de cacao. Pini ayant les pieds gonflés ne put continuer à marcher ; le 1er août 1891 Schouppe continua seul vers le Venezuela. Pini fut surpris par la police hollandaise et reconduit à Cayenne.
Schouppe rejoignit ensuite le Mexique mais ne put y gagner sa vie, ne connaissant pas la langue. Il passa en Angleterre puis en Belgique. Allant d’une ville à l’autre, il fit des collectes pour fournir à Pini de l’argent pour s’évader.
Dans une autre version Schouppe aurait laissé seul Pini dans la plantation pour aller chercher des vêtements civils. Pendant son absence une ronde de gendarmes hollandais aurait surpris Pini qui se serait enfui, blessé à la jambe par un coup de feu mais, la gangrène s’étant mis dans la plaie, il fut repris.
Quant à Schouppe. voyant Pini découvert, il se serait embarqué sur un steam-boat à destination de Vera Cruz. Pendant la traversée, le bateau aurait fait naufrage, des 40 passagers, la moitié se serait noyée. Schouppe et un Espagnol échouèrent sur un îlot pendant plusieurs jours ; son compagnon mourut et Schouppe aurait été récupéré par un bateau anglais qui le laissa à Liverpool.
En 1892, il fut logé chez Ortiz qui demeurait 65 rue Lepic à Paris dans un logement juste en dessous de celui d’un chef de bureau de la préfecture de police qui discutait avec lui sans jamais se douter de rien.
Schouppe fut arrêté le 14 mars 1893 dans un café sur les grands boulevards de Bruxelles. Au même moment la police arrêta son frère Rémy dit « Revolver » chez qui on découvrit des objets provenant de vols commis en Belgique et en France, de fausses clefs et des barbes postiches. Gustave Mathieu était hébergé dans la maison de « Revolver » mais avait pu s’enfuir avant l’arrivée de la police.
Le 16 mai 1893, Placide Schouppe fut condamné à deux ans de correction pour désertion à l’étranger. Soldat de la milice du 1er régiment des guides, il avait quitté le régiment depuis 1880.
Le 22 juillet de la même année, il fut condamné à 5 ans de prison pour affiliation à des associations de malfaiteurs, port de faux noms, fabrication de fausses clefs. Son frère Rémy, ayant une peine de 6 mois de prison pour avoir hébergé Mathie, fut acquitté en appel. Quant à Placide, la cour militaire de Bruxelles le condamna le 23 avril 1895 à 10 ans de réclusion pour vol qualifié et recel. Si son jugement fut annulé, faute de preuves suffisantes, il resta en détention pour purger sa peine antérieure.
Le 5 mai 1895, la police de Bruxelles arrêta Mathieu et Rémy Schouppe au moment où les deux cambrioleurs fracturaient un coffre-fort. Le produit du vol devait servir à financer l’évasion de Simon dit Biscuit, condamné au bagne lors du procès Ravachol. Ils furent condamnés à 10 ans de prison.
Placide ayant purgé sa peine à la prison de Louvain fut libéré le 30 novembre 1897. Il rentra en France et fut arrêté le 28 décembre 1897 dans un garni de Montmartre. Devant être transféré à l’Ile de Ré pour retour au bagne de Cayenne, son avocat intercéda en sa faveur et il fut expulsé vers l’Angleterre le 23 mars 1898.
A la même époque son frère Julien, selon le Gaulois du 28 décembre 1897, se serait évadé de Nouvelle-Calédonie.
Revenu en Belgique, Placide fut arrêté le 16 avril 1898, alors qu’il préparait le vol d’un hôtel.
On le retrouve à Nancy en 1900, condamné à 15 ans de travaux forcés et à la relégation perpétuelle par la cour d’assises pour association de malfaiteurs à l’occasion d’un vol de 120.000 francs à Rosières-aux-Salines, en compagnie d’autres anarchistes.
Reconduit à Cayenne, il s’évada de nouveau en 1905. Réfugié en Hollande, il fut expulsé et revint en Belgique en mars 1908. Il fut arrêté dans un tramway de Bruxelles le 22 mai 1908, transféré à Paris le 24 mai et écroué au dépôt avec retour probable à Cayenne.
Dominique Petit
Sources :
– Archives Nationales de l’Outre-Mer, H31011
– Archives Départementales de Meurthe et Moselle, 2 U 1557, 2 U 1558
– Archives Départementales de la Somme, 99M13/2 : suspects anarchistes (affaire Jacob)
– Archives Départementales de l’Hérault, 4M1318
– Claude Barousse, Paroles de forçat, Acte Sud, 1988
– Jean Grave, Quarante ans de propagande anarchistes, Flammarion, 1994
– Dictionnaire des Anarchistes, Editions de l’Atelier, 2014
[1] Marianne Enckell, article « Une révolte au bagne », dans Gavroche, n°50, mars-avril 1990.
[2] Ouvrage paru aux Presses Universitaires de Rennes.
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14 juillet 2016 à 10:38
Excellent article, pas facile de démêler le vrai du faux chez Bernard. Il est indéniable que par son lien familial avec Placide Schouppe, il avait une connaissance, sans doute assez superficielle du réseau d’amitiés de celui-ci chez les illégalistes anarchistes.
Comme il est douteux que Bernard fut lui-même un anarchiste mais un simple comparse, ses connaissances étaient lacunaires, sans doute par manque d’intérêt et aussi parce que Schouppe qui pratiquait le culte du secret devait lui en dire le moins possible. Tout cela fait de son récit, constitué de bribes, quelque chose de plutôt incohérent qui ne réussit même pas à convaincre la police et la justice.
Reste tout de même les faits : l’existence d’illégalistes anarchistes : Pini, Shouppe et d’autres moins connus, d’un receleur Marocco qui réussit à toujours passer entre les mailles du filet policier et sur lequel les informations sont lacunaires. Ce groupe informel finançait-il le mouvement anarchiste ? C’est fort probable : c’est la thèse développée par plusieurs rapports de police d’indicateurs basés à Londres qui mettent Malatesta au centre de ce dispositif. Ces rapports doivent être pris avec des pincettes et devraient être confirmés par d’autres sources pour être validés. Les biographies de Malatesta en français sont quasi inexistantes à ma connaissance et ne permettent pas de savoir si Malatesta avait un lien avec ces illégalistes.
14 juillet 2016 à 15:05
Et comme Bernard veut à tout prix éviter le camp de la Montagne d’Argent, il a tout intérêt à monter un scénar sensationnel, mais si gros que l’instruction, menée à Amiens par le juge Hatté, ne le prend effectivement pas au sérieux.