Un médecin au bagne chapitre 4


Le taux de mortalité au bagne oscille dès le départ autour de 10%. Il y a bien sûr des périodes de creux comme en 1911 (5%) et d’autres voyant les fagots tomber comme à Gravelotte. La grippe espagnole est ainsi fautive d’une véritable saignée en 1918. Si l’on excepte le petit nombre, relativement parlant, de morts violentes (rixe, suicide, meurtre, violence des surveillants de l’AP, accidents), la maladie occupe donc une part importante du décompte macabre. Et tout concourt, nous dit Louis Rousseau dans le chapitre IV de son livre, à faire de la Guyane un véritable charnier pour les hommes punis. L’espérance de vie à l’arrivée ne dépasse alors pas les cinq ans. La santé constitue un thème récurrent dans les préoccupations du condamné aux travaux forcés et du relégué, tous deux soumis à des maladies proprement tropicales. Elles sont aussi liées au manque d’hygiène, à la claustration, aux déficiences médicales mais encore et surtout aux carences alimentaires. L’Administration a toujours affamé les condamnés et abîmé leur santé par une nourriture insuffisante et malsaine, écrit-il  dans le chapitre 2 consacré au régime des condamnés. Les affections les plus bénignes deviennent fatalement mortelles et le médecin peut alors livrer dans ce quatrième chapitre un véritable inventaire de la pathologie carcérale dans les bagnes guyanais. Force est de constater, que Louis Rousseau, du fait de sa profession, maîtrise son sujet. Aux îles du Salut comme sur la Grande Terre, le bagnard malade est un être faible et les velléités de soins qu’affichent certains médecins se brisent fréquemment face à la mauvaise volonté de l’A.P. qui voit d’un très mauvais œil, et celui qui a prêté le serment d’Hippocrate, et le détenu malade, le plus souvent considéré comme un simulateur. Il y en eut peu en réalité.

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Louis Rousseau

Un médecin au bagne

Editions Armand Fleury, 1930

p.117-138

CHAPITRE IV Les Maladies et les Malades

En 1897, il fut décidé que la Guyane seule serait ré­servée à la transportation, qu’elle seule pouvait être la « terre d’expiation ». Son climat meurtrier ajouterait à l’exemplarité de la peine. La vindicte publique serait satisfaite et la sécurité de la société assurée. Sans effu­sion de sang la population pénale s’éclaircirait réguliè­rement. Peu de condamnés en reviendraient.

Les espérances de nos doux législateurs furent com­blées et la terre de Guyane ne faillit pas à sa vieille réputation. C’est le paludisme qui fait le plus grand nombre de victimes dans les rangs de la transportation.

A part quelques condamnés internés dès leur arrivée et toujours maintenus aux Iles du Salut, tous sont tôt ou tard infestés. Le travail sous un soleil torride ou sous la pluie diluvienne, le chagrin, la faim, les disposent à la fièvre qui revêt souvent chez eux la forme perni­cieuse. Pendant la décade de 1909 à 1919, cette seule maladie a causé 53.600 hospitalisations et 1.435 dé­cès.

Une autre cause de morbidité aussi importante que la fièvre paludéenne est l’infestation de l’intestin par les ankylostomes. Dans les pays équatoriaux les larves de ces parasites, favorisées par la température, pullu­lent dans tous les terrains habités et n’épargnent pres­que personne. Nos bagnards entassés sur des terrains contaminés, mal nourris, mal vêtus et pieds nus, sont infestés et réinfestés par ces vers qui font chez eux un grand nombre de victimes.

Allez à Cayenne, au Maroni, aux Iles du Salut, visi­tez les pénitenciers, les hôpitaux, allez surtout dans les villages et sur le territoire des communes, partout vous trouverez des figures de cire, des sujets amaigris ou bouffis selon que la cachexie les momifie ou les rend hydropiques. La plupart viennent mourir dans les hô­pitaux des pénitenciers. Leurs autopsies montrent invariablement une énorme rate, un foie gros et pâle, un pancréas dégénéré, soudé à un duodénum épaissi par les morsures de centaines et de milliers d’ankylostomes. Le plus souvent la tuberculose pulmonaire sera venue donner le coup de grâce à ces cadavres ambulants que se seront disputés jusqu’à la mort, l’hématozoaire du paludisme et le plus terrible des vers intestinaux.

Bien d’autres maladies frappent la population pé­nale : la lèpre introduite il y a deux ou trois cents ans par les esclaves venus de la côte d’Afrique s’implanta dans le pays pour ne plus le quitter. Comme le milieu pénal est assez fermé, la lèpre n’y apparut qu’assez tard, mais quand elle s’y installa, elle ne fit que s’éten­dre. Les deux premiers condamnés lépreux furent si­gnalés en 1883. En 1915 il y en a soixante-treize, et depuis, malgré les morts et les évasions, ce nombre se maintient[1] si bien qu’un médecin a pu dire avec raison que la France avait réalisé par la transportation de ses condamnés la plus vaste et la plus irréprochable des expériences sur la contagiosité de la lèpre. Les condamnés lépreux sont isolés dans un îlot du Maroni. Comme ils n’y sont ni traités ni surveillés, et qu’ils y ont mille commodités pour s’évader, ils partent pour ne plus revenir. Seuls, ceux qui ont des mutilations trop apparentes ou le faciès trop léonin restent dans l’île.

La conférence américaine de la Lèpre tenue en oc­tobre 1922 à Rio de Janeiro fut marquée par de vives critiques du professeur Alberastur, délégué de la Ré­publique Argentine. Il déclara que l’on s’étonnait en Amérique que les vieux pays d’Europe et en particu­lier la France – dont le passé, la gloire, la science etc… – eussent dans les Guyanes une organisation sa­nitaire si arriérée, et demanda que ses paroles fussent inscrites au procès-verbal de la séance. Cet orateur, qui cachait mal son panaméricanisme fervent, s’en prit au foyer guyanais français, moins important que beaucoup d’autres. Il faut cependant reconnaître que notre trans­portation a fabriqué plus de lépreux que notre récente organisation sanitaire, pourtant active aujourd’hui, n’a encore empêché de petits guyanais de le devenir.

Les condamnés des chantiers forestiers payent aussi un lourd tribut à une maladie de peau que les créoles ont appelée le pian-bois en raison de son origine syl­vestre et de sa ressemblance avec le pian de l’Ancien monde.

Au reste si l’on excepte l’éléphantiasis très fréquent en Guyane et qui, je ne sais d’ailleurs pourquoi, épar­gne les condamnés, la population pénale est un réactif très sensible à toutes les maladies endémiques régnan­tes. Les dysenteries produites par les amibes et les anguillules sont courantes et il est bien peu de condam­nés dont l’intestin soit exempt de l’un et l’autre de ces deux parasites.

Bien que les épidémies de fièvre jaune qui déci­maient autrefois périodiquement la population pénale se fassent aujourd’hui plus rares,[2] la Guyane reste encore un pays très malsain. Elle n’est insalubre, di­sent volontiers les hygiénistes officiels, que pour ceux qui ne veulent pas se soumettre aux règles indispensables de l’hygiène coloniale. A cela, il est raisonnable de répondre qu’il ne suffit pas de vouloir, qu’il faut aussi pouvoir suivre ces règles indispensables, c’est-à-dire habiter une petite villa bien située, coucher sous moustiquaire et bien manger. Tout ceci n’est pas à la portée des condamnés, pas plus d’ailleurs qu’à celles des gens libres sans ressources qui forment une bonne partie de la population guyanaise et dont l’état sani­taire est assez médiocre. Les innombrables règlements d’hygiène édictés n’ont pas servi à grand’chose, et la Guyane où vit une population faible et pauvre, répar­tie en petits îlots clairsemés dans une brousse luxu­riante, est un pays qui se prête difficilement aux en­treprises d’assainissement.

Quand on veut supprimer dans un pays les maladies transmissibles, il faut éviter d’y introduire des gens ex­posés à toutes les contaminations en raison de leur mi­sère. Or, que se passe-t-il en Guyane ? Non seulement les communes ne possèdent actuellement aucun homme susceptible d’entreprendre la grande tâche d’assistance et de prophylaxie, mais l’administration pénitentiaire libère tous les ans quatre cents individus astreints à la résidence, qui ne trouvent dans les communes aucun travail rémunérateur et viennent grossir le nombre des malades. Tous les villages de la côte donnent asile à un nombre de libérés qui atteint quelquefois le dixième de leur population. Ce sont tous des porteurs de ger­mes nuisibles à la population indigène. Le plus grand service que la France pourrait rendre à la Guyane se­rait de supprimer la transportation qui est une mons­trueuse faute d’hygiène. La plupart des Guyanais pa­raissent ne pas voir ce danger. Peut-être l’appât des quelques emplois et des gains que leur procure l’admi­nistration pénitentiaire les empêche-t-il de voir clair.

Les quelques milliers de Français qui, en 1764, trou­vèrent la mort à Kourou, où Choiseul les avait expé­diés pour y fonder une colonie, et plus tard les pros­crits du 18 Fructidor qui, presque tous, périrent au bout d’un court séjour, ont fait à la Guyane la réputa­tion qui en détermina le choix comme colonie péniten­tiaire. Depuis 1852 tous les établissements agricoles ou forestiers, fondés, abandonnés, et repris tour à tour, puis définitivement abandonnés, l’Oyapoc, l’Approuague, la Comté, l’Orapu, Mont-Sinéry, Kourou, sont de­venus les cimetières de milliers d’individus morts sans aucun profit pour la colonie. Les quelques kilomètres de route automobilisable qui sillonnent l’île de Cayenne sont bien antérieurs à la transportation. La main-d’œu­vre pénale s’est bornée à entretenir le réseau, et ne l’a accru que dans de faibles proportions. Il y avait encore de mon temps quelques vieux bagnards qui se souve­naient de la tranchée de Stoupan qui relie les routes de Cayenne à la rivière Mahury et où tant des leurs trouvèrent la mort.

La route de Saint-Laurent à Charvein tour à tour abandonnée et reprise se fit au prix d’un nombre ini­maginable de vies humaines.

En 1913, le creusement du canal Roy à Kourou fut amorcé puis abandonné au quatrième kilomètre, à cause de l’état sanitaire déplorable des travailleurs. Il devait drainer l’eau qui s’éternise dans les savanes de Pariacabo, après chaque grande marée et les rend in­fertiles.

Enfin, la route coloniale dite « numéro un » desti­née à relier Cayenne à Saint-Laurent, commencée en 1906, célèbre dans le monde pénal par le chantier ci­metière du kilomètre 29, abandonnée avant la guerre et reprise en 1923 fut terminée en 1926 grâce à l’acti­vité du gouverneur de la Colonie et de ses collabora­teurs des Travaux publics qui mirent en œuvre le maté­riel technique approprié. Mais à quel prix ! En 1924, le Service de Santé demanda que les Européens n’y fussent plus employés. Aucun n’y résistait plus de trois mois. En fait les travaux de cette route furent réservés aux asiatiques, aux africains et à quelques européens des Iles.

A côté des maladies imputables au climat, d’autres et en première ligne le scorbut, produites par la fa­mine et la claustration sont imputables à la vie pénale telle que la fait l’administration pénitentiaire. C’était au cachot, c’était et c’est toujours en cellule, au cours des longues détentions préventives, et à la réclusion cellulaire à l’île de Saint-Joseph, que le forçat devient

scorbutique. Tous les réclusionnaires de Saint-Joseph sont sûrs, du fait du régime cellulaire strictement ap­pliqué, d’être frappés par le scorbut, tôt ou tard sui­vant la résistance de chacun. Si la plupart y échappent, c’est grâce à des entrées à l’hôpital systématiques, à la dose moyenne de deux ou trois entrées de quinze jours par an par exemple. Encore, malgré ces hospitalisa­tions préventives, ne peut-on arriver à les préserver tous, car ils ne sont visités qu’une fois par semaine et en huit jours il peut se passer bien des choses. Les inter­ruptions trimestrielles introduites dans le régime cel­lulaire strict par le décret de 1925 ne suffiront jamais à triompher du scorbut. Quoiqu’on fasse, il en entrera toujours quelques-uns à l’hôpital pour scorbut confirmé. Les délivrances larges de citrons et de pourpier, les augmentations de la durée de sortie au préau, sont les moyens de lutter contre cette maladie qui est la condamnation la plus démonstrative de l’abominable régime des réclusionnaires. Encore faut-il, pour que toutes ces mesures soient prises, le concours du com­mandant du pénitencier, du médecin et du surveillant chargé de la réclusion. Malheureusement, beaucoup de surveillants prennent à la lettre le règlement sur le ré­gime des réclusionnaires et croiraient faillir à leur mandat en adoucissant les règlements homicides. Ils consomment les citrons que produit en abondance l’île de Saint-Joseph, indispensables à la confection de leurs « punchs ». En laissant pourrir ceux qu’ils ne consom­ment pas et n’en délivrant aux réclusionnaires que sur prescription d’un médecin ou sur l’ordre d’un com­mandant avisé, et encore chichement, ils croient faire leur devoir. Quatre-vingt-dix réclusionnaires sur cent sont à la réclusion pour le crime d’évasion et les fonctionnaires du bagne ne leur pardonnent pas d’avoir osé prétendre à la liberté.

Il est regrettable que certains médecins se laissent influencer au point de partager cette haine du réclusionnaire. Un soir du mois de mai 191.., le comman­dant du pénitencier des îles fumait sa cigarette sur un banc de la « Pointe aux blagueurs », en compagnie du médecin du pénitencier. Tous deux s’entretenaient du service :

–          Croyez-en ma vieille expérience, docteur ! disait le commandant. En hospitalisant par principe à tour de rôle les réclusionnaires, vos prédécesseurs ont créé un fâcheux précédent. Non seulement tous ces condam­nés ne sont pas malades, je veux dire malades au point d’entrer à l’hôpital, mais encore cette pratique qui va à l’encontre des mesures judiciaires, a l’inconvénient grave d’énerver la répression. Les condamnés tablent tous sur un ou plusieurs séjours à l’hôpital pour esqui­ver les duretés du régime disciplinaire afférent à cette peine qui, quoiqu’on en dise, est encore trop douce. Ces gens-là, voyez-vous, n’obéissent qu’à la peur, et cette peine de la réclusion cellulaire ne sera vraiment effi­cace que quand elle apparaîtra comme mortelle. Sai­sissez-vous ?

Le jeune médecin fit de timides objections. Les faits qui suivirent permettent de supposer qu’il partagea les vues du commandant. Deux mois après, en cin­quante jours, sur un effectif de six-cent-cinquante hommes et de soixante réclusionnaires, trente et un condamnés dont quinze réclusionnaires moururent aux Iles du Salut. Ce sont là des mortalités évitables.

Quelques statistiques annuelles ne mentionnent pas de cas de scorbut. Il ne faut pas en conclure que les condamnés en aient été exempts ces années-là. Cer­tains commandants de pénitencier, moins cyniques que notre théoricien de la « Pointe aux blagueurs », ont jugé avec raison que le scorbut, pour peu qu’il se gé­néralise dans une prison, était la condamnation du ré­gime de cette prison, et particulièrement une preuve de l’insuffisance de la ration. Parmi ceux-là les uns ont aidé les médecins à lutter contre le mal en amélio­rant les conditions d’existence des réclusionnaires et ils ont vu leurs efforts réussir. D’autres ont trouvé un moyen très élégant de supprimer le scorbut. Au lieu de donner des salades aux réclusionnaires, ils les donnent au médecin avec des légumes, des mangues, des ananas, des cocos, des poissons et les meilleurs morceaux de bœuf aux jours d’abatage. Après s’être acquis par ces offrandes la clémence médicale, tout en causant un jour de choses et autres avec le dieu médecin, ils lui glis­sent la prière que voici :

–          Dites donc, docteur, vous seriez bien aimable, si cela ne vous dérange pas, de remplacer dans vos rap­ports les diagnostics de scorbut par d’autres diagnostics. Vous comprenez que c’est très ennuyeux pour nous qui faisons tout ce que nous pouvons et ne pouvons faire davantage, de dire au gouverneur et au ministre que le scorbut règne dans nos établissements.[3]

Il existe au bagne de Cayenne une autre maladie moins grave que le scorbut, comme lui en rapport étroit avec la vie pénale : dès que le soleil se couche, avant même que soit terminé le court crépuscule équa­torial, un homme qui voyait bien jusque là se trouve brusquement plongé dans le noir absolu. Il reste cloué sur place et s’il veut regagner son lit de camp ou aller aux cabinets, il doit demander à un voisin de l’y con­duire. Le lendemain matin la vue revient aussi brus­quement qu’elle est partie pour disparaître encore la nuit suivante et ainsi de suite. Ces aveugles de nuit peuvent le plus souvent distinguer la lueur de la lampe de leur case ou celle de la lune quand le ciel est clair. Ces lumières leur apparaissent comme des ha­los autour desquels règne une nuit complète. Cette af­fection que les forçats appellent le « coup de lune » se produit dans toutes les catégories pénales, mais surtout chez les condamnés qui ont subi l’action débilitante du cachot, du camp disciplinaire, ou des évasions. Cette fragilité rétinienne est un curieux effet de la ca­rence alimentaire. Le pronostic n’est pas grave. Il suf­fit d’absorber cinquante grammes de foie cru, foie de bœuf, foie de poisson. Tous les foies sont bons. Une ou deux cuillerées d’huile de foie de morue font presque aussi bien. L’effet est immédiat. La vue nocturne re­vient tout d’un coup de cinq à dix heures après l’ab­sorption du foie cru, de deux ou trois jours après celle d’huile de foie de morue. Les détenus désirent vive­ment guérir de cette infirmité. N’y pas voir la nuit, c’est être sans défense. Il peut se trouver en case un mauvais voisin qui profite de l’infirmité de l’aveugle pour lui soustraire ce qu’il possède. Les médecins ont tous noté ces cas fréquents de cécité nocturne et pres­que tous ont délivré le foie nécessaire à la guérison. Comme le symptôme est subjectif et que le fond d’œil ne présente rien d’anormal, certains médecins qui voient partout des carottiers ont systématiquement éconduit les condamnés qui venaient leur demander à revoir, jusqu’à ce qu’il ne s’en présente plus. Ceux-ci se sont alors rabattus sur des foies de poisson, de chat, de crapaud et en sont aussi très bien trouvés. Quand les animaux sont petits, il faut plusieurs glandes pour arriver seulement au résultat.

A toutes ces maladies causées par le climat et le régime s’ajoutent la syphilis et la tuberculose qui non seulement ne peuvent être suffisamment combattues, mais sont entretenues par la misère et par la faim. De toutes ces mauvaises conditions d’existence résulte une effroyable mortalité. Un médecin estimait en 1902, que la moyenne de la vie pénale en Guyane n’atteignait pas cinq ans, la durée de la plus courte peine que l’on puisse y subir. La situation ne s’est pas améliorée de­puis comme elle aurait dû le faire, car si on sait beau­coup mieux qu’il y a vingt ans comment venir à bout des maladies qui déciment le bagne, le régime pénal, considéré comme intangible par l’administration péni­tentiaire, s’oppose à l’exercice de toute prophylaxie large et raisonnable.

L’administration pénitentiaire s’acharne sur les vic­times du régime pénal. Tout forçat exempté de travail pour raison de santé est mis pour la journée dans un local spécial qu’on appelle « case des malades ». J’ad­mets que l’administration prenne toutes les mesures d’ordre intérieur qu’elle juge convenables. Encore fau­drait-il que les malades soient placés dans une case au moins aussi confortable que leur case habituelle. Aux Iles du Salut ils sont parqués dans un réduit sans fenêtre où le jour ne pénètre que par une porte grillagée. Huit, dix, quelquefois douze hommes sont entassés dans ce local de quatre mètres sur huit où toute la place est prise par le bat-flanc sur lequel ils s’allongent, Enfermés à clef, ils sont groupés autour d’une baille en bois sans couvercle. Plusieurs ont pris une purgation. La ti­nette empeste l’air de cette case des malades qui n’est, en réalité qu’un infect local disciplinaire. J’ai pu obte­nir non sans peine que les condamnés des deux pre­mières classes exemptés de travail soient dispensés de cet emprisonnement dans la case des malades. Ces hom­mes qui, bien portants, couchaient sur un hamac étaient condamnés au lit de camp en bois dur, juste le jour où étant exemptés du travail, pour un lumbago par exem­ple, le hamac leur était plus que jamais indispensable. J’ai su que cette mesure avait été rapportée aussitôt après mon départ. Voilà les sévices que l’administration pénitentiaire déguise du nom de mesures d’ordre inté­rieur.

Les condamnés qui cessent d’être aptes à tous les tra­vaux sont classés par le médecin dans la catégorie des « travaux légers » ou des « impotents » pour un temps déterminé, mais il arrive aux surveillants de les dési­gner pour des travaux plus durs.

Aux Iles du Salut les impotents et les convalescents sont rassemblés à Saint-Joseph. Ils y sont enfermés dans une case spéciale vingt-quatre heures sur vingt-quatre et ne peuvent jamais prendre l’air, pas même une heure par jour. Cette odieuse mesure de répression a pour but de diminuer le nombre des malades. Elle ne fait qu’aug­menter le nombre des journées d’hôpital. Les hommes effrayés par une convalescence qui n’est qu’un dur in­ternement, demandent à rester quelques jours de plus à l’hôpital pour reprendre le travail tout de suite en sor­tant. Mais tous les impotents dont la plupart sont des vieillards ayant dépassé la soixantaine, et comme tels classés impotents de droit, subissent les rigueurs de l’in­carcération.

La plupart des fonctionnaires du bagne pensent que quand un médecin met un condamné à l’hôpital, il ne saurait s’agir d’un acte médical qui a pour fin le traite­ment d’un malade, mais bien d’un acte antiadministra­tif qui soustrait à la corvée un mauvais condamné, pour le faire bénéficier d’un matelas et quelquefois d’un quart de vin, et qui diminue l’autorité des représentants de l’ordre et de la loi, qui énerve la répression – c’est le mot consacré.

Le mépris du condamné malade est la règle de tous les pénitenciers. Avant 1925 existait à Saint-Laurent une salle des malades consignés qui comprenait les préventionnaires, les punis de cachot, les incorrigibles du camp de Charvein et les internés aux Iles qui pour une raison ou pour une autre n’avaient pas encore rejoint leur destination, ou avaient quitté temporairement leur résidence habituelle. Ces malades étaient mis aux fers tous les soirs et déferrés tous les matins à six heures. Si un homme puni de trente jours de cachot entrait à l’hôpital au dixième jour de sa punition pour faire une grave maladie de trois mois, il était pendant trois mois mis aux fers, et comme le séjour à l’hôpital ne comptait pas comme séjour au cachot, il faisait à sa sortie de l’hôpital une convalescence de vingt jours de cachot. Il avait été mis aux fers quatre mois de rang. Les surveil­lants de l’Hôpital sont et restent surveillants. Ils ne sau­raient remplir le rôle d’infirmier. Il y a incompatibilité entre les deux fonctions ; on ne saurait nuire et soulager à la fois. Aussi, en bons surveillants qu’ils sont, n’enle­vaient-ils jamais la boucle, si ce n’est « in extremis », les meilleurs un peu plus tôt, les plus mauvais au dernier moment et quelquefois pas du tout. Il est arrivé fréquem­ment que des malheureux soient morts aux fers. La der­nière mort dans ces conditions date du 25 septem­bre 1925.

La suppression des fers nous préserve désormais de ces ignobles sévices. Cependant ces faits sont trop récents pour être tout de suite oubliés. Ils doivent être signalés car ils caractérisent l’esprit de notre administration péni­tentiaire.

Il existe aux environs de Saint-Laurent-du-Maroni un camp appelé Nouveau-camp affecté aux impotents et aux tuberculeux. En 1921, c’était un véritable cloaque. Des hangars en planches dépourvus de toute installation de couchage abritaient sous leurs toitures en feuillage les impotents et les tuberculeux parqués pêle-mêle. Seuls les tuberculeux très malades étaient mis à l’écart dans un local spécial. Par n’importe quel temps, sous le grand soleil aussi bien que sous la pluie battante, ces hommes travaillaient à l’abatis ou faisaient le dur travail du hâlage. Plus d’un tuberculeux quitta la bricole pour cracher le sang à pleine bouche. On disait aux impotents : « vous ne produisez pas, donc vous ne devez toucher ni effets, ni chaussures ». Ils étaient tous en haillons. La nuit ils étaient torturés par les puces, les poux et les moustiques. Les puces chiques s’attaquaient à leurs pieds ulcérés. Comme l’infirmerie était dépourvue de matériel, au ris­que d’être punis, ils déchiraient chemise et vareuse pour envelopper leurs pieds sanglants de chiffons bientôt souillés par la boue. Une dizaine d’aveugles et de para­lytiques, qui ne pouvaient faire les quatre cents mètres qui séparent le camp de la crique, vendaient leur pain pour pouvoir faire laver leur linge. Le pétrole destiné à l’éclairage des cases était détourné par les surveillants. Il ne restait en tout que quatre centilitres par case et par nuit, ce qui donnait un éclairage en veilleuse incapable de préserver les condamnés des attaques des vampires, et la crainte d’être saigné la nuit par cet animal répugnant venait encore s’ajouter aux mille supplices du sanatorium pénal. Un médecin put obtenir la séparation des tubercu­leux et des impotents, la suppression des travaux de force pour les tuberculeux hémoptysiques et fiévreux, et la construction de lits de camp pour les impotents. De plus, l’administration accepta le principe du hamac individuel pour les tuberculeux et promit la création d’une buande­rie, mais ces progrès indispensables devaient-ils être ja­mais réalisés ? Sept ans après ils ne le sont pas encore.

Chaque fois qu’arrive un médecin nouveau qui n’a encore jamais servi dans les pénitenciers, les fonctionnaires du bagne s’emploient à le circonvenir. Les surveillants lui représentent les forçats malades comme de mauvais su­jets, paresseux, simulateurs, dangereux et même capables de tout. On lui raconte dix fois le meurtre du docteur Aquarone. En 1898, le docteur Aquarone fut tué par le condamné Habémont. Armé d’un méchant couteau du modèle de ceux que délivre aux détenus la cantine du dépôt de Saint-Martin-du-Ré, ce déséquilibré trancha la carotide du médecin au moment où celui-ci s’apprêtait à l’examiner. Depuis lors deux surveillants assistent tou­jours aux visites médicales et, quand le médecin paraît, les forçats sont nus. Quelques surveillants brutaux font bien déshabiller une demi-heure à l’avance des condam­nés fiévreux, mais cette mesure prise convenablement est tellement avantageuse pour l’examen médical que le mé­decin s’en trouve fort bien. Quant à la présence de deux surveillants à la visite, elle offre beaucoup plus d’incon­vénients que d’avantages. S’ils n’étaient là que pour em­pêcher le médecin d’être assassiné, ce qui est arrivé une fois en soixante-dix ans, ce serait très bien. Mais ils sont là pour écouter ce que le malade dit au médecin et le médecin au malade, et le rapporter avec des déformations fantaisistes au chef du pénitencier, toujours dans le but de nuire au forçat malade.

Les médecins à qui il arrive fréquemment de ne pas reconnaître un condamné malade sont très appréciés de l’administration. Tout forçat qui obtient à la visite médicale la mention « non malade » passe à la commission disciplinaire. Beaucoup de commandants de pénitencier infligent trente jours de cellule ; d’autres ont des tarifs moins sévères. Quelques-uns même sont très réservés dans leurs sanctions, ayant eu l’occasion de s’apercevoir qu’entre le jour de la visite et celui de la comparution à la commission, l’homme a souvent eu le temps d’entrer à l’hôpital et même quelquefois d’y mourir.

Dans mes deux années de pratique pénale j’ai peut-être vu deux condamnés à qui la mention « non malade » aurait pu être justement décernée. Un de ces simulateurs était un réclusionnaire qui simulait l’accès de fièvre. Il jouait très bien la période de frisson, claquait des dents, tremblait de tous ses membres et faisait monter le ther­momètre sous l’aisselle. Malheureusement il le faisait monter à une hauteur qui n’a pas encore été enregistrée dans la science et si on mettait ensuite le thermomètre dans l’anus il y avait entre les deux températures une discordance qui déjouait le comédien.

S’il est rare de voir un homme venir à la visite médi­cale chercher une exemption sans le moindre symptôme de maladie, il est plus fréquent de voir des porteurs de maladies provoquées, de « maquillages ». C’est chez les condamnés à de longues périodes de cachot, à l’empri­sonnement et surtout à la réclusion cellulaire que le ma­quillage se pratique. J’ai vu quelques phlegmons provo­qués par des inclusions intradermiques de petits mor­ceaux de graines de ricin et quelques conjonctivites produites sans effraction de la muqueuse par la simple intro­duction de petits morceaux de la même graine dans les culs-de-sac conjonctivaux. Autrefois le régime de l’hôpi­tal était beaucoup plus engageant qu’aujourd’hui et quelques réclusionnaires se maquillaient pour entrer à l’hôpital. Une fois entrés, ils s’y cramponnaient. Je n’ai jamais connu ces « pots à tisane » dont le but était, une fois rendus à l’hôpital d’y vendre une partie de leurs aliments et leur vin tonique. Ils ramassaient ainsi quel­que argent et pouvaient fumer le restant de leur peine. Le régime alimentaire de l’hôpital diffère aujourd’hui si peu du régime ordinaire que les fumeurs passionnés ont dû se tourner sans doute d’un autre côté.

Les maladies provoquées sont bien moins fréquentes que ne le pensent les agents de l’administration, toujours portés à voir des infractions qu’il faut punir, là où il n’y a rien que de naturel. Au reste doit-on punir les mutilés volontaires ? J’ai toujours trouvé condamnable de punir un homme qui se mutilait, quand cette mutilation avait pour but de se soustraire, comme c’est ici presque tou­jours le cas, à des conditions de vie intolérables. Il m’a paru très net que la pratique du maquillage marchait de pair avec la rigueur du régime et que de nouvelles répressions augmenteraient cette rigueur et manqueraient leur but. Quand le maquillage provoque une infection, un phlegmon par exemple, il faut intervenir au plus vite. Le temps d’hospitalisation sera d’ailleurs d’autant plus court que le malade sera traité plus tôt. Le médecin qui dit au mutilé : « c’est toi qui l’as voulu, débrouille-toi ! » agit en insensé. Il ne pourra d’ailleurs pas maintenir cette attitude jusqu’à la mort, et devra intervenir dans des conditions d’autant plus mauvaise qu’il aura davantage tardé. Au contraire, en traitant les maladies provoquées comme les autres, il s’attirera la reconnaissance des malheureux. Ceux-ci réfléchiront au danger qu’ils ont couru par leur faute et ne recommenceront pas. Plus le médecin est impitoyable, plus les désespérés se mutilent pour fléchir son insensibilité et forcer sa compassion. La psychologie du désespoir est étrange.

Dans le milieu pénitentiaire on croit communément que le médecin se sert des condamnés pour faire des ex­périences, tenter des opérations difficiles, voire inutiles, uniquement dans le but de se faire la main. On trouve cela très naturel et très bien. Cette croyance n’est pas fondée. A l’encontre du petit public pénitentiaire qui considère le forçat comme n’appartenant plus à la famille humaine, le médecin – le plus souvent – consi­dère le condamné comme un homme et, le considérant comme tel, n’a aucune raison d’agir avec lui autrement qu’avec un homme libre. Quelques faits cependant s’ac­cordent avec cette croyance répandue chez les fonction­naires du bagne que le médecin en use avec les con­damnés tout autrement qu’avec les autres malades. Je sais un médecin qui eut l’intervention chirurgicale un peu trop facile. Il y a de cela quelques années, on faisait aux îles du Salut, trois au moins, quelquefois quatre et cinq trépanations de la mastoïde par mois, et cela dura près de deux ans. Les quatre-vingt-dix ou cent réclusionnaires fournirent les sujets. Ils trouvaient à cela l’avan­tage de sortir de leur tombeau, et le médecin, celui de faire une opération dont il voulait, il faut croire, possé­der la pratique à fond. Presque tous défilèrent à l’hô­pital. Jamais il n’y eut tant d’otites. Il y en eut des moyennes, des internes, des suppurées, des scléreuses, des labyrinthiques. Dans le nombre il est certain que quelques détenus étaient atteints d’otite, mais le plus grand nombre avaient l’oreille saine, le savaient du reste, mais étaient les premiers à demander l’opération. Il faut qu’il y ait réellement beaucoup d’amertume dans la vie de ces reclus pour que de gaîté de cœur un si grand nombre soient allés se faire tarauder la mastoïde !


[1] En 1927 le chiffre officiel est de 70.

[2] Il serait imprudent de croire tout danger amaryl écarté. L’épidémie qui sévit en Afrique occidentale en 1927-28 donne à réfléchir.

[3] Les documents officiels du Service de Santé portent cependant quelques cas de scorbut.

En 1924, il y eut 64 entrées aux hôpitaux pour le scorbut avec 4 décès.

1925, 67-3

1926, 72-0

1927,71-3

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