Le corps du bagnard
N°64, juillet-septembre 2014
Statistiques et bosse du crime
Le corps du bagnard
Naît-on délinquant ou le devient-on ? Le bagne offre aux savants et aux criminalistes du XIXe siècle un lieu d’observation privilégié.
Par Marc Renneville et Jean-Lucien Sanchez
Spécialiste de la criminalité et de la justice, Marc Renneville est directeur de recherches au CNRS. Directeur de Criminocorpus, il a notamment publié Le Langage des crânes. Une histoire de la phrénologie (Institut Édition Synthelabo, 2000).
Chargé d’études historiques à la direction de l’Administration pénitentiaire, Jean-Lucien Sanchez a notamment publié A perpétuité. Relégués au bagne de Guyane (Vendémiaire, 2013).
Le corps des justiciables est au XIXe siècle l’objet de l’attention des criminalistes et des savants. Des réformateurs d’abord, qui cherchent à améliorer les conditions de détention des prisonniers et en particulier l’hygiène. Mais pas seulement, comme l’illustre le débat sur le régime de détention et l’enfermement cellulaire – jugé bénéfique par ses défenseurs et délétère par ses détracteurs.
Partisans (après bien des hésitations) de l’isolement cellulaire pratiqué à Cherry-Hill (Philadelphie), Gustave Beaumont et Alexis de Tocqueville défendent la valeur expiatoire de la peine, susceptible de surcroît de permettre l’amendement du détenu. Louis- Augustin-Aimé Marquet-Vasselot et Charles Lucas affirment la priorité de l’amendement moral et militent contre l’extension de l’isolement cellulaire, lui préférant un système d’emprisonnement plus diversifié, où le bagne trouve sa place.
L’identification des personnes – et plus spécialement des récidivistes – devient après l’abolition de la marque (loi du 28 avril 1832) une préoccupation policière et judiciaire : comment reconnaître avec certitude des individus dont beaucoup cherchent à dissimuler leur véritable identité ? Il faut attendre 1882 pour qu’Alphonse Bertillon mette au point un dispositif anthropométrique permettant, avec 14 mensurations, de relever et de classer les singularités physiques de chaque personne et 1902 pour que les empreintes digitales soient utilisées dans les enquêtes en France.
Certes, cette recherche de signes « infaillibles » concerne l’ensemble de la population. Mais les bagnards sont, comme tous les condamnés, les objets privilégiés de la criminologie, cette science naissante (le terme apparaît en 1885) qui postule la possibilité de distinguer, chez les criminels, des signes physiques qui leur seraient communs : forme du crâne, « bosse du crime », signes de dégénérescence, traits « simiesques »… et des comportements, tatouages, utilisation d’un argot spécifique, attitudes « amorales ».
L’époque des bagnes portuaires est marquée par les premières tentatives de catégorisation savante des détenus. Le forçat voleur est, décrit par Adolphe Dauvin en 1841, « rusé, fanfaron, hypocrite, débauché, industrieux, criminel par habitude et par état, et toujours voleur». Il est distingué du forçat assassin : celui-ci est «ignorant, brutal, taciturne, vivant à l’écart, implacable, criminel par occasion, et s’il commet un nouveau crime, il ne vole pas, il tue » – un «forçat-tigre » ainsi que le qualifie Maurice Alhoy dans ces mêmes années[1].
LE MÉDECIN LÉON COLLIN TÉMOIGNE
Le médecin militaire Léon Collin a laissé un rare témoignage photographique du bagne de Guyane au début du XXe siècle. Cette image a été prise lors de l’examen médical de forçats malades au camp de Charvein. Ainsi en parlait-il dans ses écrits :« On apprend que le médecin précédent a été tué par un détenu. Du coup, le nouveau médecin ne veut voir les bagnards que s’ils sont nus. Comme ils sont très faibles, ils s’entraident et se déshabillent les uns les autres. On apprend aussi que l’un des trois hommes par terre est décédé. »
TARES PHYSIQUES ET MORALES
En 1841, le docteur Hubert Lauvergne publie une étude générale sur les forçats de Toulon « considérés sous le rapport physiologique, moral et intellectuel ». On y trouve mobilisées la théorie de la phrénologie, qui prétend reconnaître les aptitudes selon le relief du crâne, mais aussi la physiognomonie, qui compare volontiers les visages humains aux faces d’animaux. Les phrénologistes réalisent sur les bagnards – comme sur les détenus des prisons – des moulages de leur crâne.
Quant aux corps des forçats décédés, ils rejoignent, dans les villes de bagnes portuaires, les écoles de santé navales à des fins d’autopsie, pour y rechercher quelque caractéristique distinctive, notamment des anomalies du cerveau. Ailleurs, on livre les cadavres aux requins (îles du Salut) ou on les ensevelit dans des cimetières séparés (à Saint-Laurent).
Au temps des bagnes coloniaux, les médecins distinguent le transporté du relégué. Le premier est souvent décrit comme un « dur », un véritable « forçat ». Il est l’archétype du criminel par accident, celui qui a fauté une fois mais demeure susceptible de relèvement. Tout autre est le relégué, observé par le docteur Cazenove au pénitencier de Saint-Jean au début du XXe siècle, qui « par ses tares physiques et morales, par le manque d’équilibre de ses facultés psychiques, par son infériorité intellectuelle, par sa débilité mentale, […] diffère encore plus du forçat, robuste physiquement et psychiquement, le plus souvent intelligent, mais dont le sens moral est dévié dans la voie du crime ». Le relégué n’est pas un simple forçat, mais un « récidiviste », un « antisocial », un criminel d’habitude qui cumule toutes les tares. C’est la dernière catégorie du bagne, rejetée et honnie par le personnel administratif, médecins compris. En 1933 encore, le docteur Huchon, observateur attentif, décrit le relégué comme un être qui « paraît extraordinaire parce que toutes les valeurs morales et sociales auxquelles nous sommes habitués du fait de notre éducation, on les sent factices et flottantes en écoutant la conversation d’un relégué. […] Au rebours des transportés, [les relégués] bavardent très volontiers : ils sont gonflés de vanité et de satisfaction à la seule évocation de leurs exploits. […] On n’imagine pas que l’esprit humain puisse s’assouplir à ce point au mensonge et à la perversité. »
En pratique, et lorsqu’ils exercent sur les lieux de la peine, les médecins font aussi preuve de compassion
Le docteur Huchon repère aussi, au sein des bagnards, au moins « 60 % de fous ». Ce terme recouvre plusieurs réalités : certains présentent des troubles psychiatriques avant leur départ pour le bagne ; d’autres sombrent dans la « petite mort » à la suite de leur internement, notamment ceux soumis à la réclusion cellulaire. Tous sont alors internés à l’asile de nie Royale ou dans un pavillon de l’hôpital André Bouron à Saint-Laurent. Mais, pour les médecins, la folie s’interprète également comme la contagion exercée par le « milieu » du bagne : promiscuité, violences, homosexualité, alcoolisme.
Si le corps est autant étudié, c’est qu’il reste au cœur de l’exécution de la peine. Les bagnards éprouvent l’isolement, mais surtout la promiscuité et les rapports de force qui régissent chambrées et dortoirs. S’y ajoute le travail forcé. Dans les premières années, l’administration voulait croire à l’effet régénérateur de la transportation outre-mer. En mouillage aux îles du Salut à la tête du premier convoi de transportés, le 13 mai 1852, Sarda-Garriga, le gouverneur de la Guyane française, rend compte à son ministre avec enthousiasme qu’ils « ne sont plus les mêmes hommes que j’avais vus à Brest. Leur santé s’est fortifiée, ils ne demandent plus qu’à travailler »[2]. C’est dans les camps forestiers que le corps est mis à plus rude épreuve. Mais, dans tous les cas, les bagnards subissent le changement de climat, l’insalubrité des lieux, le manque d’hygiène, une alimentation carencée et, pour certains, une répression disciplinaire répétitive ou excessive. Ce qui entraîne nombre de maladies, la fièvre jaune, le paludisme, la tuberculose et la dysenterie : les deux premières sont dues à l’absence de moustiquaires jusqu’aux années 1930 et à la proximité des marécages et de la brousse ; la dysenterie se contracte par l’eau contaminée ; quant à la tuberculose, elle est favorisée par la promiscuité. Autant de maladies souvent aggravées par d’autres, comme l’ankylostomiase. En 1940, le chef de service de santé de Guyane estime à 76 % les bagnards infectés par ces parasites intestinaux qu’ils ont attrapés en marchant pieds nus et qui provoquent anémies et diarrhées[3].
L’incidence de ces maladies sur le taux de mortalité général des forçats est élevée : de 1888 à 1890 par exemple, 30 % du total des relégués, soit 662 individus en meurent, dont 167 de fièvre jaune, 117 de paludisme, 285 de dysenterie et 13 de tuberculose[4].
En outre, environ 50 forçats lépreux sont maintenus chaque année à l’écart sur l’îlot Saint-Louis, au milieu du Maroni. Mais l’hôpital pour les condamnés lépreux en quarantaine sert indistinctement pour des transportés, relégués et libérés atteints de simples dermatoses. En 1920, un détenu légalement « libre » mais retenu à la léproserie écrit au ministre des Colonies : « Depuis trois ans que je suis séquestré dans cet îlot, je n’ai jamais touché de couvertures pour me couvrir la nuit, nous sommes entourés d’eau et avec les brouillards de la nuit, j’ai extrêmement froid et je suis gelé. Depuis trois mois, nous n’avons pas vu de médecin, nous sommes abandonnés complètement par l’administration et le service de santé[5]. »
Les rapports officiels pointent parfois ces conditions d’existence. Elles sont surtout l’objet de plaintes des détenus, dans leurs journaux intimes ou leurs correspondances retenues. Si une certaine presse tente d’accréditer en métropole l’existence d’un bagne ensoleillé aux airs de vacances, la réalité en est bien loin.
Fin 1937, alors que la suppression du bagne est en discussion, Le Figaro publie une série d’articles d’Odette Arnaud décrivant celui de Guyane comme le lieu de la « maladie forcée » : « Je remarque, sous le large bord du chapeau de latanier, le même faciès commun à tous les forçats : un visage livide et creux de noyé. […] Aussi les grands malades, les épileptiques, les idiots, les cancéreux, que l’on relègue au Nouveau Camp, rappellent-ils parleurs misères gémissantes les malheureux que l’on jetait dans les oubliettes du Moyen Age. »
Le corps des détenus en général fait l’objet de l’attention des médecins hygiénistes, soit par intervention directe dans les établissements pénitentiaires (mais, souvent payés à la vacation, les médecins ne sont ni nombreux ni très présents sur les lieux de détention), soit par des études plus générales sur la condition physique des détenus. Un intérêt ancien puisque le premier numéro des Annales d’hygiène publique et de médecine légale, en 1829, débute par une monographie de Louis-René Villermé sur la mortalité dans les prisons. Or le médecin y constate que si, partout, le passage en détention diminue l’espérance de vie des condamnés, au bagne militaire de Lorient les forçats gagneraient en moyenne dix-huit mois « de chance » de vie : le climat est salubre, explique- t-il, ils sont mieux nourris et mieux logés que la plupart des hommes libres. Pour Villermé, qui s’est attaché à étudier les conditions de vie des ouvriers et des enfants martyrs de la révolution industrielle, « la mort d’un forçat est bien moins à regretter que celle de tout autre individu »[6]. Mais en pratique et lorsqu’ils exercent sur les lieux de la peine, les médecins font aussi preuve de compassion. En Guyane, beaucoup d’entre eux tentent de soulager la détresse des forçats au point que les agents de la « Tentiaire » leur reprochent leur « sensiblerie » et voient dans les visites médicales surtout l’opportunité pour les condamnés d’échapper au labeur quotidien.
Le tatouage est extrêmement fréquent. La plupart des détenus mettent en scène des motifs qui déterminent des attitudes, armes, croix, tatouages-rébus, visage ou corps de femmes désirées, déclaration à l’aimée, signe relatif à un événement de leur vie (« souvenir de… »). Ils arborent dessins et positions érotiques, visages d’actrices célèbres. Sur leur front, des messages comme « Fatalitas ! » ou « Pas de chance ! ». C’est ainsi qu’ils expriment leur frustration sexuelle en même temps qu’ils revendiquent désespérément leur appartenance au bagne
En 1930, le médecin Louis Rousseau se déclare « profondément dégoûté » du bagne, « n’ayant pu assister à cette œuvre de mort sans me demander à quelle louche besogne j’avais été convié […]. Je n’ai pu qu’observer; absolument impuissant ». Le médecin accuse l’administration pénitentiaire de « détester » les bagnards qui lui sont confiés. Un transporté s’est ainsi adressé à lui : « M. le Médecin Chef je porte tous mes espoirs en vous, regardez-moi et jugez : arrivé ici en 1935 pesant 74 kg, en suis arrivé à peser 54 ou 55, n’ai plus aucune force pour certains gros travaux […]. J’ose espérer, M. le Médecin Chef que vous comprendrez et prendrez en considération ceci et nous aiderez s’il est possible; et que vous voudrez bien me voir; mon état général[7]. » Bien que rare, une véritable relation entre médecin des corps et forçat malade n’est pas impossible. Le capitaine Marcel Fitoussi, médecin-chef des hôpitaux des îles du Salut, fut certainement touché de recevoir, pour la nouvelle année 1936, un message de vœux rédigé sur un papier dentelé aux ciseaux et signé de quinze transportés réclusionnaires placés en soin. Ce témoignage spontané de « vœux les plus fervents » est aujourd’hui encore conservé précieusement par sa famille.
[1] A. Dauvin, Les Français peints par eux-mêmes. Encyclopédie morale du XIXe siècle, p. 93 ; P. Henwood, op. cit, pp. 71-73.
[2] Lettre du 13 mai 1852, P. Henwood, op. cit, p. 201.
[3] Guyane française, Administration pénitentiaire, rapport médical, 1939, partie médicale, Institut de médecine tropicale du service de santé des armées.
[4] Ministère des Colonies, Rapport sur la marche générale de la relégation pendant les années 1888, 1889 et 1890, Melun, Imprimerie nationale, 1895, p. 82.
[5] Lettre du 25 mars 1920 reproduite dans I. Dion et H. Taillemitte, Lettres du bagne, ANOM, 2007, p. 65.
[6] Note sur la mortalité parmi les forçats du bagne de Rochefort, AHPML, 1831, t. 6, p. 121.
[7] Lettre du transporté F. Robert, citée dans C. Jacquelin, Aux bagnes de Guyane. Forçats et médecins, Maisonneuve et Larose, 2002, p. 98.
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