Jacob au bagne : un portrait
Les clichés de bagnards sont rares. C’est aussi ce qui donne son caractère exceptionnel à la publication des souvenirs écrits et photographiques du Dr Léon Collin visitant la Guyane et la Nouvelle Calédonie entre 1907 et 1913[1]. S’il y avait bien un passage devant le service anthropométrique au débarquement du forçat, nombre de portraits se sont abimés avec le temps et sous le climat équatorial. Quelques-uns, officiels, administratifs ou non, subsistent néanmoins aux Archives Nationales de l’Outre-Mer ou dans les collections privées. Jacob Law apparait ainsi en bagnard dans son livre en 1925 ; Roussenq est photographié par Détective en 1929, d’autres encore ont vu leur portrait tiré à l’occasion. Mais, pour la plupart des hommes punis, le visage de leur expiation demeure à jamais effacé. Nous ne connaissions jusqu’à présent aucune image révélant le matricule 34777, dit Barrabas, dans sa résidence guyanaise forcée. De temps à autres, les souvenirs remontent à la surface.
Le 7 septembre 1923, le Petit Parisien donne la parole à Maître Moro Giafferi, avocat à la Cour et député de la Corse, pour conclure la série de vingt-cinq articles écrits depuis la Guyane par Albert Londres. Loin de réclamer la suppression du bagne, l’ancien défenseur d’Eugène Dieudonné, ne réclame finalement qu’une simple réforme du jury des tribunaux d’assises qui irait dans le sens d’une réelle prise de conscience de la peine des travaux forcés. Cela permettrait pour lui une réduction de l’envoi dans les pénitenciers coloniaux. Même s’il accouche d’une souris, le retentissement du reportage, devenu un immense succès de librairie à la fin de l’année, est incontestable. Les papiers du journaliste, du 8 août au 5 septembre, ont suscité l’émoi de l’opinion publique et quelque peu ébranlé l’image de toute puissance de la machine bagne. Le style d’Albert Londres « portant la plume dans la plaie » fait ainsi mouche à chaque article ; mais le succès de ses papiers est aussi dû à la richesse iconographique des illustrations qui les accompagnent.
Préparé de longue date, le séjour du reporter ne laisse rien au hasard, chaque halte de Cayenne à Saint Laurent du Maroni donnant lieu à un article choc accompagné d’une image évocatrice (cliché ou dessin). Un photographe l’accompagne dans ses pérégrinations et il s’est adjoint les services d’un dessinateur local pour croquer quelques-unes des vedettes du bagne. Quinze illustrations paraissent montrant Hespel (12 août), Ullmo (14 août), Dieudonné (18 août), Bringues, Agostini, Lévêque, De La Braudière et Honorat Boucon (29 août), Andrieux et Ménard de Couvigny (1er septembre). Des scènes de la vie carcérale aussi : des forçats jouant à la marseillaise (10 août), une évasion (21 août), les lépreux de l’îlot Saint Louis (30 août), la commission disciplinaire (1er septembre) et des bagnards libérés sous le titre « la cour des miracles » (5 septembre). Le style du dessinateur est facilement identifiable : des têtes surdimensionnées tenant sur de petits corps boudinés grâce à des cous énormes et coniques. Les sujets sont placés dans un environnement minimaliste pour la plupart mais suffisamment évocateurs. L’homme est un inconnu, le Petit Parisien se contentant de signaler qu’il s’agit d’une « artiste bagnard ».
Signant parfois LK ou SX, il n’a pas usé ses crayons et fusains que pour le seul service du célèbre reporter. Sa production semble nettement plus riche. Quelques-unes de ses caricatures sont conservées au MUCEM à Marseille ; d’autres ont été récemment acquises par un collectionneur privé. Le tout forme un ensemble cohérent que l’on peut regrouper en trois séries : la vie des bagnes, la « bonne société » cayennaise et surtout les bagnards célèbres. Parmi eux, un petit nombre d’anarchistes : Dieudonné, Metge et Deboé, tous trois membre « rescapés » de la bande à Bonnot, et aussi le matricule 34777. Cela dénote entre autres l’importance remarquable de cette communauté somme toute au total assez réduite dans le temps. Alexandre Jacob apparait dans sa caricature vêtu de son uniforme de bagnard et d’un tablier ; il peint un mur à la chaux. Le dessin est surmonté d’une annotation : « Jacob, chef d’une bande de cambrioleurs anarchistes redoutable dont la spécialité était les églises dont les objet d’arts étaient vendus aux musées américains ».
Comme ses congénères d’infortune croqués par le caricaturiste anonyme, l’honnête cambrioleur semble mener une vie facile aux îles du Salut. L’auteur veut-il nous faire croire à des « planqués » ? Ullmo fume tranquillement une cigarette tout en péchant, Dieudonné, lui aussi un mégot à la main, traîne une pioche nonchalamment, De Boé s’amuse à jouer au golf avec les œufs du poulailler d’Ullmo dont il a la charge, Jadot profite de son incarcération pour user de ses charmes et les vendre à qui parmi les fagots le veut bien, etc. Moins gras est en revanche « le forçat libéré en rupture de ban et amené au violon », décharné, pieds, nus. Pathétique, le vieux transporté malade qui attend avec résignation sa place à l’amphithéâtre, la morgue des bagnes.
La comparaison est frappante ; l’auteur souffre-t-il d’un manque de considération au point d’en vouloir de toute évidence à toutes ces vedettes que l’A.P. manierait avec force de précautions de manière à éviter le scandale que produirait la connaissance de leur triste existence dans les divers médias nationaux et auprès de l’opinion métropolitaine ? Pouvons-nous en déduire que l’auteur « artiste bagnard » est un forçat libéré à Cayenne au début des années 1920 lorsqu’il œuvre pour Albert Londres ? Cela expliquerait aussi la série qu’il croque sur les personnalités de la ville de Guyane, petite bourgeoisie locale se dandinant place des Palmistes alors que lui trime dur pour ne pas crever de faim.
Albert Londres a écrit que « le bagne commence à la libération » ; le journaliste critique ici vertement l’institution du doublage de la peine qui interdit au transporté libéré tout retour en métropole. De fait, l’ancien fagot, le popote, doit par ses moyens trouver de quoi vivre et se loger. De quoi survivre en réalité tant il peine à s’employer. Londres a vu « la cour des miracles » à Cayenne, à Saint Laurent et Saint Jean du Maroni. L’auteur des caricatures en fait-il partie ? Cela est probable et cette situation influerait de fait sur sa façon de dessiner. A cette époque, Jacob vient d’accéder à la première classe. Il est donc astreint à des travaux moins pénibles ; il est garçon de famille pour le compte entre autres du gestionnaire Alric chez qui il fait de menus travaux … comme repeindre un mur à la chaux par exemple. Nous aurions ainsi trois bagnes : celui du commun crevant de faim, de fièvres ou encore sous les coups du vil chaouch, celui des libérés mourant de faim dans les rues de Cayenne, celui d’une « aristocratie du bagne » constituée des vedettes de cour d’assises et menant un train de vie carcérale favorable à leur longévité.
Ces dessins, cette caricature de Jacob, véhiculent en fin de compte un stéréotype usité du bagne. Jean Plumes dessinait déjà en 1907, en une du numéro 340 de l’Assiette au beurre[2], le bagne comme un camp de vacances : un bagnard bien gras assis sur un rocking-chair buvait un verre de rhum ou de pernod pendant qu’un home noir, menu, agitait une feuille de palmier au-dessus de sa tête pour lui faire du vent. Un stéréotype usité mais contraire à la réalité mortifères des pénitenciers coloniaux. Rappelons que l’espérance de vie du forçat ne dépasse guère les cinq années à son arrivée en Guyane. L’auteur de ces caricatures n’a de toute évidence pas les réseaux ni la force de résistance d’un Dieudonné, d’un De Boé ou encore celle du matricule 34777 mais il nous laisse un témoignage unique et précieux sur le quotidien de toutes ces vies enfermées et pour certaines libérées.
[1] Des hommes et des bagnes, Libertalia, 2015.
[2] 5 octobre 1907.
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