Jacob le Libertaire
« Je fus donc initié à l’anarchie très jeune, entre treize et quatorze ans. Mais jusqu’à ma condamnation, rien ne prédisposait à l’illégalisme ». Alexandre Jacob ne devient pas anarchiste à une date précise comme il l’écrit à Jean Maitron en 1948 dans ses Souvenirs rassis d’un demi-siècle. C’est en effet à cette époque que, malade, il abandonne sa vocation maritime et finit d’être convaincu par le prosélytisme du fils d’un voisin des Jacob que la justice a placé entre les mains de Joseph, devenu boulanger après avoir lâché lui aussi la navigation. Nous sommes vers 1893, soit en pleine période des attentats qui frappent la France. L’effervescence politique qui en résulte a de quoi attirer, charmer, séduire un jeune garçon qui, fort de son expérience au long cours, peut ainsi concrétiser ses colères et théoriser ses observations : « J’allais aux soirées familiales, aux conférences avec l’âme d’un croyant » écrit-il encore à l’historien du mouvement libertaire. De public, Alexandre Jacob devient vite militant, fréquentant toutes sortes de réunions et intégrant le groupe de la Jeunesse Internationale à Marseille. Le Libertaire publie même les articles du jeune homme de 17 ans en 1896. Si, dans l’article « Engrenage autoritaire » paru dans le n°32 de la feuille parisienne, ce dernier narre son expérience de mousse, il élargit dans les trois papiers qui suivent son champ de démonstration et, à n’en point douter, développe une réelle disposition à la dialectique. La lutte des classes selon Alexandre Jacob a des relents individualistes. Le tsar de toutes les Russies, Flaissières le maire de toute la cité phocéenne et les syndicats du cru passent ainsi en 1896 à la moulinette. Un an plus tard, l’honnête gamin écrit encore avec ses camarades dans l’Agitateur, le journal que leur groupe vient de faire reparaître. Rien d’étonnant de la sorte à le voir repéré et manipulé cette même année par la police qui quatre ans après les vote des lois dites « scélérates » pratique encore la chasse aux anarchistes. Le 3 août 1897, Alexandre Jacob est arrêté pour fabrication d’explosifs.
Le Libertaire
N°47, du 3 au 9 octobre 1896
Marseille
Les journaux bourgeois ont vraiment l’air de prendre leurs lecteurs pour des « poires », car à en croire l’on d’eux, le Petit Provençal, organe socialiste, qui voudrait nous faire passer des vessies pour des lanternes en nous racontant que les Russes étaient traités ou ne peut mieux par le tsar Alexandre II, bombifié. D’ailleurs voici le canard tout rôti qu’il publie dans son numéro du 22 septembre.
Un banquet de 200.000 couverts – Paris 21 septembre – « Malgré l’éclat des fêtes qui ont accompagné le couronnement de l’empereur Nicolas, les vieux Russes se rappellent avec enthousiasme le banquet que donna, le 20 septembre 1856, dans les plaines de Petrowsky, le grand-père du tsar actuel. Ce jour-là, sur une étendue de 8 kilomètres en circonférence, Alexandre II avait invité deux cent mille hommes à dîner. Sur des tables longues d’une lieue, on avait étalé des victuailles pantagruéliques : 1.500 bœufs rôtis, 4.000 moutons, 4.000 jambons, 100.000 poulets, 100.000 canards, 4000 jambonneaux, 100.000 gâteaux à la crème. Sans compter des arbres garnis de saucissons et de viande fumée, des fontaines d’eau-de-vie et de vin qui coulèrent à pleins bords, et quand l’heure du départ arriva, des ballons qui s’élevèrent dans tes airs et qui firent pleuvoir sur les convives des friandises de toutes sorte. »
De tout cela, il y a surtout une chose qui parait être vraie : c‘est le départ des ballons, car le Petit Provençal doit en avoir recueilli un. et c’est celui-là même qu’il nous sert.
C’est épatant ! avec une telle statistique, il n’est pas étonnant que presque tous les Russes meurent … d’indigestion.
Alexandre Jacob
Le Libertaire
N°49, du 17 au 23 octobre 1896
Marseille
Jeudi 1er octobre ont eu lieu les obsèques du compagnon Raphaël. Plus de cent cinquante camarades ont accompagné son corps au champ du repos.
Jusqu’au dernier moment, le camarade Raphaël resta le lutteur énergique, le profond penseur, le philosophe matérialiste que beaucoup ont connu.
***
Méfiances entre prolétaires – Le 6 du mois courant, la corporation des fondeurs en fonte s’est mise en grève générale, réclamant une augmentation de 25 centimes pour tout homme et par jour, et suppression de la retenue de salaire pour les assurances.
Ayant organisé, le 8 du même mois, une réunion à la Bourse du Travail, pour discuter les moyens à prendre pour soutenir une lutte énergique contre la gent patronale, je m’y rendis avec deux camarades pour distribuer des journaux, mais grande fut notre stupéfaction lorsqu’un camarade syndiqué vint nous prévenir que mieux vaudrait pour nous de nous retirer, que les vieux principalement se récrieraient, que des individus étrangers à la corporation assistent à la réunion, et surtout non syndiqués.
Nous fîmes quelques objections, mais on se hâta de nous dire que cette mesure était prise par pure méfiance, que de ce qui avait été dit dans la réunion précédente leurs patrons en savaient tout aussi long qu’eux, et que pour conclusion, tout individu n’étant pas de la corporation et non syndiqué serait expulsé de la salle.
Ah oui ! Messieurs les ouvriers, de vos réunions vous en faites des parlottes politiques, et les individus de votre corporation seule ont le privilège d’y pouvoir entrer librement, ce que le Congrès de Londres a fait en gros, vous nous le faites en détail.
Ah oui ! Triples idiots, vous avez la frousse que des anarchistes vous débinent, mais vous avez pleinement confiance, en la personne du raseur Flaissières, que vous avez pris pour arbitre, ou pour mieux dire, vous lui avez donné une arme pour vous tuer.
Est-il encore loin le jour où vous comprendrez que lorsque vous mêlerez à vos intérêts la politique et ses partisans, vous serez toujours roulés comme le sont les fûts sur les quais ?
Et dire, qu’il y aura des imbéciles, qui en lisant ces quelques lignes se récrieront : Quoi ! diront-ils, Flaissières, un raseur, mais c’est celui qui nous le dit qui en est un, la preuve c’est que Flassières n’a jamais manifesté le désir d’être député.
Mais, espèces de tourtes, si le fameux Flaissières ne s’est jamais fait porter candidat député, c’est qu’il a intérêt à rester maire de Marseille.
Etant député, il toucherait 1.200 francs par an, tandis qu’en restant le premier magistrat de la ville de Marseille il touche 15.000 francs.
Enfin pour en finir, vous feriez beaucoup mieux dorénavant de vous occuper à chercher vos intérêts dans vous-mêmes, d’avoir confiance en vous, sans aller prendre pour arbitre l’Autorité.
L’Arbitrage ? Il est dans notre volonté, dans notre force commune, en un mot, dans nous-mêmes.
Pour peu que vous vous écartiez de cette devise, au ieu de vous émanciper, vous irez à reculons.
Rappelez-vous ce vieux proverbe : « Lorsque le chien tient l’os il est très difficile de le lui faire lâcher »
A.J.
Le Libertaire
N°50, du 24 au 30 octobre 1896
Marseille
Exemple sur l’arbitrage – Le 9 octobre passé a eu lieu à la raffinerie Saint-Charles une bagarre entre quatre ouvriers et un contre-coup. Voici dans quelles circonstances :
Le nommé Sartu-Maggi étant passé depuis peu chef d’équipe, pour en remercier ses patrons, et en même temps pour que ces derniers, tenant compte du service rendu, le fassent passer contre-coup en chef, imagina ceci : les équipes étant composées de 13 hommes, son projet était d’en supprimer trois par équipe ; il en parla à un bon bougre du nom de Ramona. Ce dernier, tout surpris, lui dit : « Mais quels sont les motifs qui te poussent à faire cet acte, car tu vas mettre quelques familles dans la misère, et quels sont les hommes que tu comptes faire mettre à la porte ? »
Alors le contre-coup lui expliqua ce qu’il espérait récolter de sa semence. Quant au choix des hommes, dit-il, eh bien ! ce sera n’importe lesquels.
A peine avait-il achevé ces derniers mots qu’il reçut, on ne sait de qui, une brique sur la gueule et un coup dans la poitrine.
Deux ouvriers, Ramona et Sébastiano, ont été arrêtés.
Eh bien ! camarades, si au lieu d’avoir agi ainsi, ces prolétaires s’étaient mis en grève, que s’en serait-il suivi ? Il en résulterait que les grévistes cédant plus ou moins à l’impulsion d’un meneur, ce dernier, au nom de tous, aurait fait appel aux corps élus, aurait pris comme arbitre un raseur politicard et, peu de temps après, ils auraient recommencé à travailler aux mêmes conditions qu’auparavant.
Donc, camarades, ces quelques bons bougres, l’arbitrage où l’ont-ils pris, si ce n’est en eux-mêmes ? ils ont songé que plusieurs de leurs frères de misère allaient être renvoyés de l’usine et, s’ils ont frappé, ce n’est pas seulement dans leurs seuls intérêts, mais dans l’intérêt du prolétariat.
Et il reste peu de doute que si tous les prolétaires en faisaient autant, lorsque un cas analogue se présente, tous les contre-coups, les échines serviles, les lipes-culs, en un mot tout ce tas de fumier qui a pour qualificatif « les vaches », mettraient moins d’obstination à soutenir la cause patronale.
Alexandre Jacob
Tags: Alexandre Jacob, anarchiste, Flaissières, individualisme, Jeunesse Internationale, Le Libertaire, marin, Marseille, Paris, police, syndicat, Tsar
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3 septembre 2018 à 23:43
Trop bon , impressionnant cette philo portée au coeur des gens ,avec quelques risques . Quelle vie mutilée par des connards .
4 septembre 2018 à 6:53
Le but de cet article présentant des textes inédits de l’honnête cambrioleur est aussi de montrer que le jeune homme dispose et cultive une rhétorique individualiste bien avant de s’adonner à l’illégalisme et cela réduit à néant l’idée d’un anarchisme qui serait une excuse a fortiori pour justifier les pratiques délictueuses.
On ne saisit pas en revanche le sens de votre dernière phrase. Qui sont les « connards » ?