Eugène et les toubibs du bagne
La lettre porte en en-tête l’adresse du décorateur-fabricant de meubles établi au 75 de la rue du Faubourg Saint Antoine dans le XIe arrondissement parisien. Elle est datée du 21 août 1930. Depuis son retour du Brésil en novembre 1927, Eugène Dieudonné mène une vie libre et tranquille dans son atelier. Bien sûr, il a participé à la campagne de libération de son camarade Paul Vial en 1928 et a joué son propre rôle dans la pièce de théâtre Au bagne de Maurice Prax et Henry Mas. Le spectacle tiré des écrits d’Albert Londres ne connait pas un franc succès. Comme le signale le dictionnaire Maitron des anarchistes, il s’est éloigné du mouvement libertaire et s’est attaché à la rédaction de ses souvenirs. La vie des forçats parait chez Gallimard peu de temps avant cette missive écrite pour le docteur Paul Moinet de Vichy. Ce dernier, remarque Franck Sénateur dans le livret Dieudonné des « Assiettes » aux « Durs » publié en 2015, est le beau-frère du célèbre reporter. L’homme envisagerait un livre sur les médecins au bagne et a adressé une demande de renseignements à Eugène Dieudonné qui s’est empressé répondre à ses neufs questions.
Nous ne les connaissons pas n’ayant à notre disposition que la plume de Dieudonné. Mais nous pouvons aisément les deviner au regard des écrits de l’ancien bagnard qui laisse alors un témoignage particulièrement instructif sur la pratique médicale et chirurgicale en milieu carcéral, et sur les rapports entre les forçats et ces militaires qui ont prêté le serment d’Hippocrate, le plus souvent peu dupes de la pratique du maquillage. Parmi les nombreux médecins mentionnés par l’ancien bagnard, il en est un qui retient notre attention. Nous avons mis en gras les passages où apparait le « Grand Docteur Rousseau ». Dieudonné renvoie le beau-frère d’Albert Londres à « l’oncle » d’Alexandre Jacob pour parfaire sa connaissance. C’est d’ailleurs cette année-là que Louis Rousseau fait paraître aux éditions Fleury son Médecin au bagne. Retenons alors que ce dernier, malgré un court temps passé aux îles du Salut, a réellement marqué par son action le monde des hommes punis de Guyane et qu’il en a gardé depuis des relations amicales avec certains d’entre eux.
Paris 21 août 30
Au Dr Paul Moinet
21 rue Lucas, Vichy
Cher Monsieur le Docteur
Je me fais un plaisir de répondre par courrier à votre intéressante lettre de ce matin.
Tout d’abord, soyez assez bon pour me rappeler au bon souvenir de Monsieur Albert Londres et lui souhaiter un prompt rétablissement aux suites de sa dernière évasion, pardon, je veux dire de sa dernière randonnée en Arabie dite heureuse.
Je me souviens en effet d’une campagne de presse sur un certain Léon, militaire médecin, tortionnaire payé par les familles de ses victimes, momentanément soldats. Je dois dire, toutefois, que ce numéro est plutôt assez rare si j’en crois mon expérience personnelle.
Au régiment 1905-06, 6e bataillon d’artillerie à pied, Toul, nous avions un major Gascon, plutôt bon type, que nous roulions naturellement comme une ganache. Peut-être aussi le voyait-il et s’en moquait. Nous étions quelques drôles, dénués d’aptitudes guerrières, qui, en attendant la classe, faisions de petits stages à l’infirmerie de la porte de Metz, à Toul.
A 20 ans, quand on est costaud, il n’y a guère qu’un moyen de tricher les majors, celui-ci :
L’infirmier nous préparait une sorte de crème jaunâtre que nous injections avant la visite dans le canal de l’urètre. Et voilà. Bons pour l’infirmerie, diagnostic : blennorragie. Ça nous coûtait un dîner à l’infirmier chez « Marius », coût avec le pourboire 1,10 francs.
Les héroïques pratiquaient l’entorse : du sable dans une manche de bourgeron faisait une masse avec quoi le simulateur se frappait la cheville jusqu’à grossissement, sans laisser de trace de coups.
Mais j’arrive à votre questionnaire :
1° Les médecins de l’infanterie coloniale soignent les forçats, les administrateurs et agents de la pénitentiaire
2° ils ont les mêmes droits qu’au régiment et, par conséquent, peuvent exempter de travail les malades. En général, ils le font volontiers, sauf aux carottiers habituels.
3° Difficile à répondre pour un profane comme moi il y a des ganaches, il y a des consciencieux, enfin des chercheurs dévoués et humains. Le genre Léon sévissait plutôt avant les campagnes de presse d’A. Londres, dans une proportion d’un sur 3 ou 4. Il faut dire qu’ils ont besoin des forçats, lesquels sont leurs cuisiniers, domestiques, jardiniers, infirmiers, préparateurs en pharmacie, etc., et ont intérêt à les ménager.
Exempte : Un pharmacien-major a son enfant malade. C’était aux îles du salut. Il lui faut des carottes comme régime. Le major demande à la Pénitentiaire, qui lui fait un bon de carottes pour le surveillant-jardinier. Pas de carottes. Furieux le major hurle qu’on veut lui tuer son enfant, enguirlande tout te monde, se démène comme un diable. En vain. Pas de carottes. Son cuisinier forçat, un nommé Bouliche, entendant ta scène dit au major : « Donnez-moi 40 sous et je vous ramène des carottes ». Sceptique le major donne 40 sous. Bouliche sort avec un panier et dix minutes après, revient avec une énorme botte de carottes. Joie du Major et colère aussi :
« Ou les as-tu eues, drôle ? »
– Mais chez Pied de choux le surveillant-jardinier !
– Hein ? Tu vas m’expliquer.
– Soit, mais vous le gardez pour vous.
Les carottes étant rares, Pied de choux les donne à son garçon de famille, lequel les vend aux autres garçons de famille ou cuisiniers. Moitié-moitié avec Pied de choux, c’est sa débrouille,
Et voilà. Il en est pour tout ainsi. Un major rosse se « mettra la ceinture », un bon aura tout à gogo. Les forçats, débrouillards nés, se vengent ainsi, car eux seuls travaillent et connaissent des « combines » à désarmer Sherlock Holmes.
Il y eut des majors comme Brémont, qui a découvert l’enkylostomiase et est mort des suites de ses recherches.
Il y eut Le Dantec, parent du biologiste-philosophe, qui lutta des années contre la pénitentiaire. Tout cela est déjà loin, 20 ans environ.
Plus proche dans ma mémoire, il y eut le Grand Docteur Rousseau, un apôtre-médecin, qui a laissé dans le cœur de tous les forçats le souvenir d’un saint laïque, d’un Vincent de Paul médecin. Ses successeurs tentèrent de l’imiter, tant est grande l’influence d’un homme vraiment bon. Les docteurs Morel, Clément, Caro, j’en oublie, comme vous pouvez penser, marchèrent sur ses traces. Ils firent beaucoup de bien, guérirent souvent, un profane peut donc dire qu’ils étaient capables.
Il y eut un médecin fou : Docteur Savouret qui fit des ravages sans en être responsable.
Il y eut des majors-gazés, vous jugez de l’effet de leurs ordonnances contradictoires.
Pour résumé, les médecins-majors coloniaux m’ont semblé dans l’ensemble, assez aptes à soigner les maladies coloniales dont ils ont l’expérience, Beaucoup ne peuvent pas soigner à leur gré les malades, parce qu’ils manquent souvent de médicaments. Ils sont souvent en lutte avec la pénitentiaire, et les forçats en profitent. Enfin, les forçats sont habitués à la « dure », et les soins consistent souvent en repos, bonne nourriture, fortifiants, que les majors donnent quand ils peuvent, je veux dire quand les magasins n’ont pas été pillés par les chargés de cambuse qui mettent, le plus souvent, les plus élémentaires scrupules sous la semelle de leurs souliers.
4° Bons chirurgiens? Humm, ça dépend.
Des novices trouvent parmi les forçats un champ d’expérience facile. Un mort de plus ou de moins, ça n’a pas d’importance. La pauvreté des salles d’opération ne permet pas non plus de travailler en conscience. Pour ma part, j’ai refusé de me laisser opérer d’une hydrocèle. J’ai traîné ça tout le temps de mon évasion et me suis fait opérer à Paris, 2 ans après. Le docteur Rousseau a opéré beaucoup de malades avec succès. Il était parti quand j’ai eu cette hydrocèle. Je me serais laissé faire par lui.
5° Très long à répondre. Lisez « La vie des forçats », chapitre « les îles du salut », ma relation des maquillages, assez complète. Elle est en tout cas très exacte.
6° Même réponse que la 5e question.
7° Il y a une trentaine de lépreux. On n’en a jamais guéri.
8° Les pédérastes au bagne le deviennent plutôt par nécessité que par vice. Pas de femmes, donc… Je n’ai donc pu remarquer les signes caractéristiques que vous signalez, attendu que les 3/4 des hommes s’adonnent à ce sport. Dans ces 3/4 il y a certainement des types très divers, lèvres minces ou lignes, yeux bridés ou saillants. Pour cette question, Monsieur André Gide, qui osa le premier dire JE, pourrait vous renseigner exactement.
8° Oui on donnait de la quinine à la demande.
9° Il y a en Guyane la plupart des serpents venimeux du Brésil. Malgré plusieurs mois d’évasion en brousse, je n’en ai jamais vu. Par ouï-dire, je connais Ce serpent-grage, le serpent-minute, le serpent-liane, Ce crotale. Encore une fois, je n’en ai jamais vu. Mais pire que le serpent, il y a l’homme, le chasseur d’homme, le forçat-mouchard, toutes bêtes plus dangereuses que n’importe quelles bêtes féroces. Pour ces dernières espèces, on ne connaît guère de remède. Les hommes se sont toujours entendus à martyriser l’homme. Mais pour les morsures de serpents, les noirs ont des drogues végétales qui paraissent efficaces, je les ignore.
Voilà hâtivement écrites les réponses que je peux faire de mémoire. Je manque de documents précis, datés, qui pourraient vous renseigner de façon certaine. Le Docteur Rousseau est si aimable, qu’il se fera un réel plaisir, j’en suis sûr, de vous documenter. Il habite à Rouen où il exerce; N’ayant pas voulu devenir inspecteur militaire, il est donc devenu médecin civil. Je n’ai pas son adresse. Je vais ce soir même la demander à mon ami Gruault à « Détective » et la joindrai à ma lettre.
Quant à la« trempe » qu’on vous a donnée commentant la mienne, Mon Dieu ! C’est exagéré. Je suis un homme comme un autre, mais il m’a bien fallu me défendre pour ne pas laisser mes os dans les geôles ou les forêts tropicales. J’ai eu la chance de m’en sortir. C’est tout.
Usez de moi comme et quand vous voulez :
Je pars demain soir avec la pièce d’Albert Londres, c’est pourquoi je vous demande d’excuser ma réponse hâtive.
Croyez, je vous prie à mes meilleurs sentiments et à mes vœux pour votre livre prochain.
Vous pouvez m’écrire à mon adresse ; on me fait suivre.
Eugène Dieudonné
Au moment de clore ma lettre, je me rappelle ceci, à propos de guérisseurs :
Un forçat est atteint d’un coup de soleil : un rayon a traversé la toiture et s’est posé sur la tête du forçat faisant la sieste. Le pauvre est écarlate, il souffre. Un vieux forçat, Bâtis, prend un verre d’eau, y jette un louis d’or, renverse le verre sur ta tête du malade sans faire verser l’eau, et cherche, en promenant le verre sur la tête, l’endroit précis du coup de soleil. Arrivé à cet endroit, l’eau du verre se met peu à peu à bouillir, le Louis d’or danse dans le verre et le patient se sent de mieux en mieux et finalement complètement bien. C’est un remède créole. On ne l’explique pas, on le constate. Je l’ai vu de mes yeux.
Une autre maladie, le pion ou péon, sorte de bobos coûteux qui voyagent d’une place à l’autre sur le corps, produit par le frôlement d’une herbe ou liane en brousse, se guérit ainsi : mettre sur les plaies des feuilles de nénuphar que l’on trouve sur les flaques d’eau des savanes. La guérison, partit-il est certaine.
Le Docteur Rousseau doit connaître ce remède, que la science ignore et n’explique pas.
E.D.
Adresse Dr Rousseau
20C laboratoire d’hygiène
Boulevard des Belges
Rouen
Actuellement en vacances, ses lettres suivent sans doute.
E.D.
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