« Vous aurez ma graisse, pas ma peau », Clément Duval
« Donc camarades, si vous agissez, faîtes-vous tuer, couper la tête. Mais n’allez jamais au bagne »
Ainsi se concluent les mémoires de Clément Duval et cette phrase, lancée comme un avertissement, justifie à elle seule l’importance du témoignage de l’enfermé à ciel ouvert que fut cet anarchiste. Espérance de vie du transporté à l’arrivée en Guyane ? À peine cinq ans ! Duval y est resté presque quinze ! C’est dire combien résonne lourdement cette conclusion et combien elle illustre à merveille ce système éliminatoire, cette véritable extermination programmée depuis le décret-loi impérial du 30 mai 1854 et renforcée par la sinistre loi républicaine de 1885 instituant la relégation. Aux condamnés aux travaux forcés à temps ou à perpétuité viennent ainsi s’ajouter – époque hygiéniste et climat médiatique d’insécurité obligent – les multirécidivistes de la petite et moyenne délinquance que l’on expurge à plus de 7000 km de la métropole. Le robinet d’eau sale coule à flot et le bagne a vécu presque centenaire. De sa création jusqu’à l’arrêt de la transportation en 1938, ce furent près de 75000 « vaincus de guerre sociale », comme les appelait l’honnête bagnard Jacob en 1914, qui ont fini leur vie dans le ventre d’un requin ou bien enfouis anonymes dans les limbes de la tourbe amazonienne. Et, comme il est écrit sur la quatrième de couverture du livre que les éditions Nada viennent fort à propos de rééditer : « rares sont ceux qui ont survécu à l’enfer du bagne, plus rares encore ceux qui ont pu le raconter ».
Parfaitement mis en lumière par Marianne Enckell et superbement illustré, l’ouvrage présente alors un double intérêt. Condamné par la cour d’assises de la Seine pour avoir en 1886, au nom de Sa liberté, lardé de coups de couteau l’agent Rossignol venu l’interpeller au nom de La loi, l’ancien membre du groupe parisien de la Panthère des Batignolles devient l’acteur malgré lui d’une horreur carcérale qui ne dit pas son nom. Duval dit alors tout des mécanismes, des processus de formatage des camps de travail à la française. Il dit la faim et les maladies ; il dit les coups et les humiliations ; il dit aussi la délétère promiscuité et les trafics en tout genre. Il dit encore l’évidente et légale volonté de rabaisser l’individu. Le chouch (le surveillant militaire) est roi et son royaume se nomme Charvein, Les Hattes, La Montagne d’Argent, Saint-Laurent et Saint-Jean-du-Maroni ou encore Cayenne et les îles du Salut. Le chaouch a quasiment droit de vie et de mort sur le fagot son sujet. Dante n’avait vraiment rien vu, s’il nous est ici permis de paraphraser Albert Londres de manière anachronique. Le témoignage de Duval prend alors d’autant plus sa valeur historique qu’il peut très bien se vérifier dans les kilomètres de dossiers aux Archives Nationales de l’Outre Mer à Aix-en-Provence. L’Administration Pénitentiaire a la haute main sur la vie du fagot et consigne le moindre de ses faits et gestes. C’est le propre bureaucratique de toute institution totale.
C’est là que les écrits de Duval révèlent une autre perspective. Duval est un bagnard mais Duval s’enorgueillit de son anarchisme. Sa relation de la répression de la révolte de l’île Saint Joseph, les 21 et 22 octobre 1894, souligne combien la peur des attentats et de la propagande par le fait a pu se translater outre-atlantique. 16 morts dont une dizaine de compagnons. Parmi eux Simon tiré comme un lapin perché sur un cocotier ; ou encore Girier qu’on laisse crever de faim et de fatigue dans sa cellule de condamné alors qu’il était reconnu innocent. Être anarchiste au bagne peut vous raccourcir sensiblement la vie. Duval, qui a assisté au massacre, impuissant spectateur depuis l’île Royale, passe portant une quinzaine d’années sur l’archipel avant d’être transféré sur Saint-Laurent-du-Maroni. Être anarchiste peut vous rallonger singulièrement votre existence !
Il est vrai que les lois dites « scélérates » de 1893-94 ont fourni un petit lot de libertaires. Guère plus de cent. Considéré comme un droit commun, l’anarchiste n’est pourtant pas traité comme tel. L’A.P. et ses fidèles employés se méfient de lui. L’internement aux îles du Salut pour la plus grande partie d’entre eux renforce de facto la cohésion d’un groupe se démarquant du reste des bagnards par une attitude multiforme de rejet des normes carcérales. De là le grand nombre de punitions subies pour refus de travail, bavardage et autres infractions au sacro-saint règlement. Roussenq, à sa libération en 1929, cumule plus de 4000 jours de cachots pour une vingtaine d’années de bagne ! L’opposition s’illustre aussi par les nombreuses plaintes adressées aux hautes sphères de l’A,P, car l’anarchiste sait lire et écrire. Il sait aussi fort bien le devenir de ses doléances : « réclamation non fondée », « dénonciation calomnieuse », etc. Et punition à la clé pour avoir exigé plus de justice. L’anarchiste se distingue ensuite par son comportement : rarement tatoué comme ceux venant des bat’ d’Af’, il réprouve les pratiques homosexuelles, le jeu et la boisson, préférant de loin l’étude et la lecture quand il le peut. S’il camelote comme les autres, son trafic ne se fait que rarement sur le dos de ses détenus. Le refus est enfin une attitude de la survie comme le montre les souvenirs de Duval, peu avare de détails sur tous les aspects abordés. Survie par les réseaux à l’intérieur et à l’extérieur, la communication peut sauver son homme. Survie encore par la solidarité. Duval n’évoque-t-il pas une « soupe anarchiste » dans la case où il est enfermé après le labeur obligatoire ?
Mais le refus de la norme carcérale, la volonté de vivre, s’inscrivent d’abord et surtout par l’espoir obsessionnel d’embrasser un jour la Belle. C’est ce qu’entreprend Duval dix-huit fois … en vain. On ne s’évade pas des îles du Salut. Courant trop forts et trop contraires. Requins trop nombreux et trop bien nourris. La dix-neuvième tenttative, en 1901, est néanmoins la bonne après tant et tant d’années à subir l’horreur et surtout après avoir obtenu son transfert sur le continent.
Répétons-le peu d’hommes punis sont revenus de l’enfer guyanais ; peu ont témoigné et, parmi ceux-là, beaucoup furent anarchistes. C’est pourquoi il faut lire Jacob Law, Auguste Liard-Courtois, Eugène Dieudonné, Paul Roussenq ou encore Alexandre Jacob. C’est pourquoi la réédition de Moi Clément Duval anarchiste et bagnard constitue un événement majeur dans l’historiographie sur le sujet des pénitenciers coloniaux, en attendant celle du Médecin au bagne du Dr Louis Rousseau par les mêmes éditions Nada.
Moi Clément Duval anarchiste et bagnard
Édition établie par Marianne Enckell
Éditions Nada, octobre 2019
288 pages, 19€
Tags: anarchisme, anarchistes Guyane, ANOM, bagne, Clément Duval, Dieudonné, évasion, île Royale, île Saint Joseph, îles de Salut, Jacob, Marianne Enckell, Nada, Roussenq
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27 novembre 2019 à 12:29
Excellent article. Bonne initiative que la réédition de Clément Duval en espérant un jour l’édition et traduction complète des mémoire de notre compagnon parut en Italie(Clément Duval
IL Fuggiasco della Guyana -Memorie autobiografiche-814 pages/Kaos edizioni)
27 novembre 2019 à 13:05
Et bientôt le Dr Rousseau !
27 novembre 2019 à 21:32
Retraduire de l’italien, ça n’a pas de sens ! Je crois avoir dit clairement dans l’introduction qu’une partie du manuscrit n’a pas été retrouvée, que le traducteur a fortement rallongé le texte original et que beaucoup de noms sont erronés. Enfin, l’entier de la transcription des feuillets manuscrits, avec nombre de documents complémentaires, est consultable au CIRA de Lausanne. À bon entendeur !
29 novembre 2019 à 20:39
Marianne, le livre vient tout juste de sortir et tout le monde n’a pas donc eu le loisir de l’ouvrir même s’il s’agit d’une réédition. Cela dit, on ne pourrait pas mettre l’entier de la transcription en ligne ?
1 décembre 2019 à 19:32
Pour répondre a Marianne je trouve au contraire que l’intégrale des mémoires serais souhaitable. Pour des compagnons(es) Italiens l’ayant lu celui ci se trouve grandement apprécié et figure dans leurs tables de presse et bibliothèques.