Si l’écho de leur voix faiblit…
Matricules
coordination : Philippe Collin
préface : Jean-Marc Delpech
Participants : Alain Denizet et Alexandre Dupuy
Orphie, septembre 2020, 296 p., 18€
Les systèmes totalitaires ont par essence une logique comptable. Il en va ainsi pour n’importe quelle administration dans quelque régime que ce soit. Le classement de l’information réduit l’homme à un simple numéro et il ne constitue alors plus qu’un rouage interchangeable autorisant le fonctionnement de la matrice. L’homme n’existe plus. Sa vie, sa personnalité, importent peu ou plutôt doivent être niés, détruites, éliminées pour que le principe puisse être efficient et pérenne. Elles sont appelées à sombrer dans les limbes d’un oubli bureaucratique tout kafkaïen. Cela est particulièrement vrai lorsqu’il s’agit du traitement de la question pénale en milieu concentrationnaire.
Si l’histoire des camps nazis et staliniens est désormais bien connue, celle des bagnes coloniaux français ne semble pas avoir suivi le même chemin de la perception historique. Procèdent-ils d’une fonctionnalité comparable ? Bien sûr, les victimes ne furent pas les mêmes. Peut-on d’ailleurs qualifier le bagnard de victime au regard de ce qui l’a amené à revêtir sa livrée d’infamie ? De 1852 à 1953, la France, du Second Empire à la IVe République en passant par la IIIe et le Régime de Vichy, ont exporté plus d’une centaine de milliers d’hommes punis. Peu sont revenus des terres d’empire et d’expiation. Quelques-uns ont témoigné. Mais que sont-ils au regard des millions exterminés par les folies allemandes et soviétiques ? Ont-ils mérité qu’on les sorte de l’amnésie historique nationale ?
L’élimination à la française commence par l’éloignement : la Guyane à 7000 kilomètres, la Nouvelle Calédonie à 12000. Il se conclut le plus fréquemment par une mort assurée. Est-ce comparable ? Peut-on affirmer qu’un régime démocratique, pays des droits de l’homme qui plus est, de la glorieuse révolution et de l’abolition de l’esclavage de surcroit, ait pu sciemment chercher à éradiquer la plaie sociale et délinquante en ouvrant le robinet d’eau sale sur les terres lointaines de son vaste empire ? Le docteur Louis Rousseau écrit en 1937 dans la préface de Bagne, le livre de l’avocate Mireille Maroger, que l’espérance de vie du fagot[2] à son arrivée en Guyane ne dépasse gère les cinq années. L’homme maitrise son sujet ; il a prodigué sa médecine aux îles du Salut de 1920 à 1922. Il a vu, impuissant, l’horreur réduisant l’être humain à sa plus vile expression.
Il y a peu, le 24 novembre 2017, l’ancien Garde des Sceaux, Robert Badinter, publiait une tribune ouverte dans le journal Le Monde qualifiant la gestion des bagnes de Guyane de 1940 à 1942 de « crime contre l’humanité ». Le vieil homme, à qui l’on doit l’abolition de la peine de mort en France en 1981, aurait pu élargir sa chronologie sur l’ensemble de la période du bagne. Car de 1940 à 1942, ce sont les mêmes causes qui ont fait mourir la cohorte criminelle et délinquante condamnée par les cours d’assises et les tribunaux correctionnels de France et de Navarre. Les mêmes causes. Les mêmes effets. Les mêmes numéros de matricules. Les bagnes ont été des mouroirs concentrationnaires depuis le début. Les bagnards ? Des vaincus de guerre sociale.
Léon Collin, autre médecin de la Coloniale, a œuvré de 1907 à 1910 sur La Loire, le bâtiment qui emmenait transportés, relégués et déportés de Saint Martin de Ré au-delà de l’imaginable après avoir traversé le Styx atlantique. Puis de 1910 à 1913, il participe à des campagnes de vaccination en Nouvelle Calédonie. L’appareil photographique n’était jamais loin et il accompagnait ses clichés de commentaires consignés dans ses carnets de voyages. Nous avons participé Philippe – son petit-fils – et moi à l’élaboration de Des hommes et des bagnes, sorti en 2015 chez Libertalia. L’ouvrage fait aujourd’hui référence. Ce n’était pour Philippe comme pour moi qu’un début, qu’une continuité dans notre volonté de connaissance de l’ogre bagne. L’histoire, ce sont des hommes et, de 1907 à 1913, Léon Collin nous a permis d’entrevoir une foultitude de vies brisées, d’apercevoir des corps anémiés et meurtris, d’envisager des forces de caractères, des énergies se fracassant sur l’appareil coercitif et disparaissant à tout jamais dans le ventre d’un requin ou aux « bambous »[3] de Saint Laurent du Maroni.
Ces hommes punis furent autre chose que de simples numéros de matricules. Quoi qu’ils aient pu faire. Quelque horrible fut le crime commis. Et si ces simples numéros de matricule racontaient autre chose qu’une longue expiation ? Certains, peu, très peu, se sont régénérés à force de souffrances. Bien sûr, on ne peut embrasser toutes les vies atrophiées et matriculées. Le choix à faire est difficile. Il s’oriente bien évidemment sur de fortes personnalités représentant les trois catégories de bagnards, mais permet aussi d’entrevoir un fonctionnement quasi autarcique et industriel. Le bagne est une institution totale. Philippe a alors fouillé une nouvelle fois les souvenirs de son grand-père, a épluché aux ANOM[4] les dossiers de huit condamnés et fait appel à nombre de soutien pour faire revivre huit vies.
Le choix de ces huit existences permet encore de percevoir une société dans une époque qui ne fut pas si belle. De Jacob Law l’anarchiste (matricule 37051) à Bérézowski l’oublié volontaire (matricule 1307), vous allez aussi vivre les affaires qui ont fait les grandes heures des cours d’assises françaises. L’apache Manda (matricule 32777), comme le traître Ullmo (matricule 2) ou encore le probable « innocent » Brière (matricule 32023), comme les poètes Lespes (matricule 21851) et Sanary (matricule 12956), comme Vere Goold l’assassin tennisman (matricule 36991), tous sont des témoins d’une administration pénitentiaire implacable et cherchant à annihiler leur histoire personnelle. Tous ont en commun d’avoir subi ces pratiques carcérales que l’ancien bagnard Alexandre Jacob estimait, en 1954 dans sa lettre ouverte à Georges Arnaud correspondre « plutôt à une vieille barbarie qu’à une civilisation »[5].
Les bagnes ont fermé définitivement leurs portes un an plus tôt ; l’agonie fut lente depuis l’arrêt de la transportation en 1938. L’oubli s’est installé depuis. On nous a dit en Guyane que le bagne n’était pas l’histoire des Guyanais. On nous a dit aussi ailleurs que ce n’était pas un sujet à la mode pour faire un livre. Pourtant, les bagnes ont une histoire et celle des huit matricules que Philippe retrace ici montre – s’il nous est permis de paraphraser Primo Levi – à quel point ils furent aussi des hommes. Leur mémoire mérite qu’on s’y arrête un peu pour que ne faiblisse pas l’écho de leur voix. Leur mémoire permet d’entrevoir une logique carcérale et comptable, un système totalitaire.
Bienvenue chez les hommes punis. Bienvenue dans Matricules.
[2] Le bagnard.
[3] Le terme désigne la fosse commune où sont jetés les corps anonymes des forçats trépassés.
[4] Archives Nationales de l’Outre-Mer à Aix en Provence.
[5] Alexandre Jacob, article « Lettre ouverte à Georges Arnaud », Défense de l’Homme, n°66, avril 1954.
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