Un jury indulgent ?
22 mars 1905 à Amiens. Grande effervescence. La fatigue se lit sur les visages. L’angoisse aussi certainement après 15 jours d’un procès à haute tension et émaillé de nombreux rebondissements. Des cambriolages à foison ; un agent de police passé de vie à trépas. Un dossier d’instruction épais et des témoins en nombre. La ville est gardée par plusieurs milliers de militaires et de policiers. Les principaux prévenus, Alexandre Jacob en tête, ont été expulsés lors de la sixième audience. Force doit rester à la justice. Les douze jurés entrent dans la salle des délibérations à 10 heures et 30 minutes précises. Pendant dix heures et quarante minutes, le jury, dont la constitution fut des plus aléatoires, s’attelle à répondre aux 676 questions posées par le procès. Ce grand nombre justifie bien sûr la durée des délibérations et fait suggérer à Albert Libertad, dans un court article de son journal l’anarchie en date du 20 avril 1905, l’ironique mise en place « distributeurs automatiques de oui et de non » : « Les réponses ne seraient pas plus extravagantes. (…) et de plus les automatiques ne foireraient pas dans leur culotte comme certains de ces messieurs lors du procès Jacob. Ça ferait plus propre et plus régulier car, lorsqu’on confie la tête de son prochain au hasard, on ne saurait jamais trop bien faire ». Dans le style lapidaire qui lui est si singulier, le béquillard insinue un verdict largement sous influence.
A vrai dire, il apparaît bien délicat d’infirmer l’idée d’un jugement orienté par la peur des anarchistes et de l’insécurité, ou bien encore par la composition sociale même du jury dont le numéro 10 de Germinal, le journal anarchiste amiénois, s’amuse à faire une typologie :
« Honnêtes gens
– 13 commerçants et négociants : Proudhon a montré péremptoirement que le commerce était le vol organisé.
– 2 employés principaux qui ne gagnent que 20 ou 30000 francs par an. A quoi faire ?
– 1 officier en retraite : l’officier ne fait toute sa vie qu’enseigner la manière d’assassiner le plus d’hommes possible.
– 1 ancien magistrat
– 13 propriétaires et rentiers : « La propriété c’est le vol » Proudhon ; conclusion : les propriétaires sont des voleurs.
– 2 notaires : profession fournissant le plus de clients aux cours d’assises.
– 1 médecin : profession qui s’intéresse à la bourse du malade avant de s’occuper de maladie.
Devinette : Quel est celui de nos lecteurs qui pourra établir la différence entre les jugeurs et les jugés ? »[1]
La liste des jurés disponibles correspond à la description faite par les libertaires amiénois qui n’auront de cesse au soir du 22 mars de dénoncer une justice de classe à la solde des possédants. Toujours est-il que les douze jurés picards retenus ont eu à subir deux semaines de débats parfois houleux. Certes, ils ont reçu des lettres de menaces, le 13 et le 15 mars, mais nous avons vu combien les mesures de sécurité avaient de quoi impressionner. Ils peuvent ainsi délibérer en toute confiance et en toute sérénité. De leurs réponses dépend le sort des accusés. Le verdict est ainsi affirmatif pour un grand nombre de questions mais la cour prononce tout de même l’acquittement d’Alcide Ader, de Georges Apport, d’Emile Augain, de François Westermann, d’Emile Limonier, de Louis Chalus et de Léontine Tissandier au regard des réponses négatives. Diverses condamnations frappent les accusés restants :
– Alexandre Jacob : travaux forcés à perpétuité,
– Félix Bour : travaux forcés à perpétuité,
– Joseph Ferrand : 20 ans de travaux forcés,
– Léon Pélissard : 8 ans de travaux forcés,
– Honoré Bonnefoy : 8 ans de travaux forcés,
– Jules Clarenson : 5 ans de travaux forcés,
– Jacques Sautarel : 5 ans de travaux forcés,
– Léon Ferré : 10 ans de réclusion,
– Marius Baudy : 10 ans de réclusion,
– François Vaillant : 10 ans de réclusion,
– Siméon Charles : 5 ans de réclusion,
– François Brunus : 5 ans de réclusion,
– Noël Blondel : 5 ans de réclusion,
– Lazarine Roux : 5 ans de réclusion,
– Marie Jacob : 5 ans de prison,
– Angèle ferré : 5 ans de prison.
Les peines de relégation visent en outre Ferrand, Vaillant et Baudy. Aucune condamnation à mort n’a été prononcée. Faut-il pour autant conclure à la clémence d’un verdict qui, de prime abord ne suit pas les recommandations du ministère public ? Sachant l’espérance de vie des forçats à environ cinq ans au moment de l’arrivée au bagne, l’existence d’Alexandre Jacob et de ceux qui se voient condamnés aux travaux forcés (ou frappés de la relégation) paraît des plus compromises. Le jury et le tribunal ne peuvent en outre ignorer le principe du doublage qui veut qu’un condamné effectue en Guyane un temps similaire à celui de sa peine avant de pouvoir rentrer en métropole (article 6 de la loi sur l’exécution de la peine des travaux forcés du 30 mai 1854). Lorsque la peine est supérieure à sept ans, la résidence dans « l’enfer » amazonien devient perpétuelle.
Les circonstances atténuantes ont certes été reconnues pour beaucoup des inculpés mais les peines de prison et de réclusion demeurent relativement élevées si l’on ne tient pas compte des sursis demandés par les avocats et au regards des charges retenues à partir de témoignages dont le procès (et surtout la défense) a révélé les multiples contradictions.
Alain Sergent dans sa biographie ne fait que constater le verdict en rappelant la condamnation de 16 des 23 Travailleurs de la nuit[2]. Bernard Thomas, quant à lui, note que « les peines étaient lourdes »[3] avant de les énumérer dans son roman à prétention historique. William Caruchet, avocat de son état, analyse plus longuement et d’une manière critique le verdict d’Amiens « qui ne déçoit pas les partisans d’une répression impitoyable » mais qui « du point de vue de la justice, est difficile à défendre »[4]. L’absence de preuves et l’expédient de la complicité justifierait pour le biographe un arrêt marqué « par des réactions passionnelles et d’abord par la peur »[5].
Nous pouvons en effet admettre une telle hypothèse mais en la nuançant. Plus que la psychose d’un complot anarchiste, le sentiment d’insécurité joue bel et bien en la défaveur des Travailleurs de la Nuit. Surveiller et punir, pour paraphraser Michel Foucault, sont les réponses à une délinquance que la société de la « Belle Epoque » s’accorde à voir grandissante. Mais Alexandre Jacob savait très bien le sort qui lui était réservé et il n’en avait cure. « Le bagne ou l’échafaud » a-t-il lancé dans son Pourquoi j’ai cambriolé ? à la face d’un groupe, plus puissant qu’un seul individu, révolté anarchiste qui plus est[6]. L’appareil répressif, dans le cas présent, n’a pas fait de détail, quitte à soulever l’indignation de quelques journalistes parisiens à l’égard notamment de la condamnation au bagne de Jacques Sautarel. Une campagne de presse se développe en effet en faveur du bijoutier libertaire que Jean Durucksam dans L’Action[7] et Léon Millot pour L’Aurore[8] affirme châtié pour ses écrits vindicatifs. La Ligue des Droits de l’Homme d’Amiens proteste quelques jours après le verdict et dénonce le procès d’opinion fait à Jacques Sautarel[9].
A l’initiative très certainement des avocats parisiens, dix des condamnés d’Amiens dont Jacques Sautarel et Marie Jacob se sont pourvus en cassation. Joseph Ferrand a renoncé à l’opération : « ce n’est pas malheureux – écrit Jacob à sa mère le 3 août – qu’il ait fini par comprendre qu’il avait fait une boulette. Il était à peu près certain qu’il ait eu les travaux forcés à perpétuité »[10]. L’absence de preuves a dû être invoquée pour réclamer la cassation de l’arrêt d’Amiens mais très certainement aussi l’incident violent de la sixième audience. En effet, Mes Lagasse et Hesse ont déposé au nom de leur client des conclusion en nullité de procédure à la suite de leur altercation verbale avec le président Wehekind. Ce dernier a de plus procédé à l’élection du jury d’une manière contraire à l’organisation prévue par la loi.
La chambre criminelle de la cour de cassation est saisie. Le 9 juin, elle casse l’arrêt de la cour d’assises de la Somme pour vices de forme et ce au grand étonnement d’Alexandre Jacob[11]. C’est alors à Laon que doit se tenir le dernier des procès impliquant les Travailleurs de la nuit. Dix d’entre eux ont à comparaître à nouveaux : Marie Jacob, Jacques Sautarel, Rose Roux, Léon et Angèle Ferré, Honoré Bonnefoy, Jules Clarenson, François Brunus, François Vaillant et Marius Baudy.
Parallèlement, Alexandre Jacob attend son transfert pour Orléans où les assises du Loiret ont à se prononcer sur deux cambriolages et sur la tentative de meurtre commise sur l’agent de police Couillot (28 février 1901). S’il n’a rien à espérer de ce second procès, il se montre relativement inquiet et ne manque pas de prodiguer ses conseils par voie épistolaire à sa mère pour celui de Laon. Avant de partir pour Orléans, le cambrioleur tente une dernière fois de disculper celle-ci mais aussi Honoré Bonnefoy, Jacques Sautarel et François Brunus dans une lettre adressée au ministre de la justice à propos du vol de la rue Quincampoix à Paris :
« Monsieur le ministre,
Avant de partir pour Orléans où je dois comparaître aux prochaines assises, je ne veux pas laisser peser sur ma conscience l’indignation de voir plusieurs innocents condamnés à la vie du bagne et de la prison. J’affirme hautement et sincèrement n’avoir jamais eu de relation avec le nommé Jacques Sautarel que le jury de la Somme a reconnu doublement coupable comme indicateur et receleur du vol Bourdin. (…) J’affirme de même que le nommé Honoré Bonnefoy n’a jamais été mon complice soit dans la préparation, soit dans l’exécution de ce vol. (…) J’affirme également n’avoir rien vendu au nommé Brunus (…) condamné pour recel. C’est à dessein que je termine cette protestation sans parler d’autres personnes, notamment de ma pauvre mère ; la force l’a déclarée coupable en la condamnant à cinq ans de prison.
Amiens, le 3 avril. »[12]
Le procès d’Orléans s’ouvre le 24 juillet et se déroule en une seule journée. celui de Laon commence le 24 septembre et est conclu sept jours plus tard. Ces deux procès ne revêtent pas l’importance de la session extraordinaire des assises de la Somme aux yeux de la presse. Pourtant ils n’en constituent pas moins un acte final ; la justice clôt définitivement l’aventure des Travailleurs de la Nuit. Et c’est au bagne que Jacob et six de ses anciens compagnons (Ferrand, Bour, Pélissard, Clarenson, Baudy et Vaillant) sont appelés à finir leur existence.
[1] Germinal, n°10, du 12 au 18 mars 1905
[2] Sergent Alain, Un anarchiste de la Belle Époque, Le Seuil, 1950, p.100
[3] Thomas Bernard, Les vies d’Alexandre Jacob, Mazarine, 1998, p.247
[4] Caruchet William, Marius Jacob l’anarchiste cambrioleur, Séguier, 1993, p.162
[5] idem
[6] La déclaration parait en Une du numéro 11 de Germinal le 19 mars 1905, soit trois jours avant le verdict.
[7] L’Action, 27 mai 1905, article « Les grenouilles judiciaires »
[8] L’Aurore, 27 avril 1905
[9] C.H.A.N., BB182261A, dossier 2069A03
[10]Alexandre Jacob, Écrits, L’Insomniaque, 1995, volume I, p.166
[11] Alexandre Jacob, Écrits, L’Insomniaque, 1995, volume I, p.143
« Tiens ! Le procès est cassé ? Oh ! Le pauvre procès ! et puis, au fond, tant pis pour lui après tout ; j’aime mieux que ce soit lui que moi. Ceci soit dit au propre et au figuré. Je suis encore entier, bien entier, et c’est le principal, pas vrai ? La défense avait déniché trois vices de forme; mais, à te dire vrai, je n’aurais pas donné une vieille chique ni le plus petit mégot en faveurs des deux premières : l’autre concernait la constitution du jury. J’ai idée que ç’a été là l’endroit sensible car, malgré la subtilité, les sophismes pourrais-je dire, dont la cour a orné ses considérants, le vice était flagrant et des plus indubitables. La cour a tourné autour de l’article 394 du code d’instruction criminelle, comme une mouche tourne autour d’un pot de lait avant de s’y noyer. cela n’a jamais fait l’ombre d’un doute pour personne. Mais n’empêche que je doutais d’un tel résultat. En justice, comme en politique, il y a le côté abstrait et le côté concret, si je puis me servir de ces termes. De sorte qu’il arrive quelques fois que l’on condamne ou acquitte les parties, infirme ou confirme les jugements, casse ou rejette les pourvois sans se soucier du bien ou mal fondé des pourvois. C’est ce que l’on appelle « juger dans l’intérêt général ! ». aussi ai-je toujours cru que votre procès serait traité abstractivement en raison des frais énormes que vont nécessiter sa réédition. Je me suis trompé mais, crois-moi, en agissant ainsi la cour de cassation a obéi en ce qu’en langage administratif on appelle « le système hydraulique ». Le piston, tout est là ! hors le piston, il n’y a pas de salut. Qui n’a pas son piston ? Bientôt, il en faudra pour aller au bagne. »
[12] C.H.A.N., BB182261A, dossier 2069A03
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