Lupinose fin de saison… le débat ?
Le jeu de mot n’est pas terrible. Nous n’en avons pas trouvé de plus évocateur à la suite du bel article de Pierrick Starsky paru dans le n° 108 de Siné Mensuel (juin 2021) sur le cambrioleur Jacob. Si l’on excepte quelques petites boulettes sans conséquences, l’honnête papier donne une honnête chronologie de l’honnête homme pour qui le droit de vivre – et non « la liberté de vivre » – ne se mendiait pas, elle se prenait. On sent même chez l’auteur une véritable empathie. Y-a-t’il pour autant lieu de « cesser le débat » sur la lupinose comme en appelle le nota bene à la fin du sympathique papier ? Nous n’en sommes pas vraiment sûrs.
Il y a en effet d’autant moins lieu de le clore que la fin de la saison 1 de Lupin, la série TV de Netflix au succès mondial avec Omar Sy, vient de commencer à être diffusée. Épisode cinq, quarante et une minute et cinquante-cinq secondes, Claire la mère de Raoul, fils d’Assane Diop, voleur fan du héros de Maurice Leblanc, fait réviser ses leçons à son rejeton. Voyant que le petit répond à ses questions en feignant l’oubli, elle lui dit avec une certain énervement : « Marius Jacob est né le 29 septembre 1879, on vient de te le dire Raoul ! ».
Nous ne pouvions pas passer à côté de l’évident clin d’œil. Roulement de tambour, ce qui devait arriver, forcément vient frapper à la porte de notre télévision, de notre ordinateur ou encore de notre poste de radio. Le balais médiatique nous renvoie de facto la poussière lupinienne à la face en nous faisant avaler la vérité vraie et avérée : Alexandre Jacob est le vrai Arsène Lupin !
Pour Loïse Delacotte dans Cosmopolitan (10 juin 2021) « De nombreux historiens ont noté des similitudes entre le destin d’Arsène Lupin et le parcours de Marius Jacob, un anarchiste cambrioleur de génie célèbre pour ses déguisements et ses évasions à la fin du XIXe siècle. ». Seulement, la ptite Loïse, ne donne pas les noms des historiens. C’est ballot.
LCI remet en ligne la vidéo du 31 janvier dernier montrant les dites similitudes tandis que Pierrick Starsky, dans le pourtant si sympathique article de Siné Mensuel, joue lui aussi de l’accréditation des historiens – ici qualifiés de biographes – qui auraient montré et prouvé cet amalgame que l’auteur ne semble pourtant pas trouver à son goût puisque qu’il collerait à la peau de Jacob comme un « linceul ». Cela ne l’empêche pas de balancer lui aussi sans source l’histoire si peu crédible du billet de dédommagement laissé chez Pierre Loti, anecdote qui apparait pour la première fois dans la première biographie écrite par Bernard Thomas en 1970.
Rappelons que c’est ce même journaliste au Canard Enchaîné qui avouait en 1998 à l’occasion de sa deuxième biographie de Jacob (parue chez Mazarine) que son récit avait « le sérieux d’une thèse universitaire sans en avoir l’ennui » et que quand il n’y avait un vide d’archives, il n’hésitait pas à combler les trous. La source ? La lettre de Bernard Thomas est disponible au CIRA de Marseille. Alors ? Il faudrait cesser le débat ? Pour les besoins de l’historiographie, nous craignons de ne pouvoir répondre par l’affirmative.
En mars 2021, Lire magazine littéraire publiait une interview de Jacques Derouard, biographe reconnu de Maurice Leblanc ; l’article est repris le 7 juin par le quotidien Ouest France. L’auteur affirme dans ce long papier : « On a pu prétendre qu’Arsène Lupin avait été imaginé d’après le personnage, bien réel, de Marius Jacob, anarchiste très célèbre au début du XXe siècle, qui fut condamné au bagne en mars 1905. C’est totalement faux. Leblanc n’a fait que rencontrer l’esprit de son époque, résolument favorable à l’anarchisme. ». Jacques Derouard a une connaissance succincte de l’histoire du mouvement libertaire français. Mais nous pouvons néanmoins conclure qu’il est des historiens et des biographes qui n’inventent pas des faits balancés comme des vérités absolues. Il en est d’autres et quelques gratte-papier à leur suite qui ont attrapé la lupinose.
Siné Mensuel
N°108, juin 2021
Voleur politique, cambrioleur anar
Pour calancher en bonne santé, Jacob a trouvé la solution : il se refroidit à 75 piges. Anarchiste illégaliste plein d’humour et de ruse, il verra dans la cambriole la méthode de son engagement. Cet entrepreneur de « démolition » aura pour cible les riches, patrons ou militaires. Pied de nez, ses mille vies sont joliment habillées d’élégance, mais aussi d’honnêteté.
Pour le cercueil, adressez-vous à M. Blanchet ; prière de lui recommander de l’ampleur coté pieds, j’ai des cors. Pour l’ouverture et la fermeture du caveau, adressez-vous à M. Leplantine ; c’est un artisan habile, avec lui pas d’évasion à redouter. […] Et enfin, pour le constat de décès, faites appeler ce brave docteur Appart. N’ayant encore jamais ressuscité personne, j’aime à croire qu’il n’innovera pas avec moi. […] Aussi bien je vous quitte sans désespoir, le sourire aux lèvres, la paix dans le cœur. Vous êtes trop jeunes pour pouvoir apprécier le plaisir qu’il y a à partir en bonne santé, en faisant la nique à toutes les infirmités qui guettent la vieillesse. Elles sont toutes là, réunies ces salopes, prêtes à me dévorer. Très peu pour moi. Adressez-vous à ceux qui s’accrochent à la vie. J’ai vécu, je puis mourir, amen.»
Alexandre Marius Jacob a 75 barreaux et il est en grande forme pour son âge quand il décide de dire c’est marre, et couic. Un joyeux suicide, du sourire plein la tronche et de l’humour plein la plume. Avec ses économies, le jour même, il organise un grand gueuleton pour les enfants pauvres du quartier. Dernières heures à contempler avec malice les minots qui jouent, heureux et rassasiés.
À 13 ans, il fait un peu le gigolo
Un an plus tôt, il a différé son suicide, pour cause de Josette et Robert. C’est un couple d’instituteurs dont il s’est amouraché. Le cœur a ses raisons. Et Josette, de trente ans sa cadette, c’est sa dernière grande histoire d’amour. Ça vaut bien un report. Jacob a vécu plusieurs vies, et il a commencé tôt. Né à Marseille en 1879, il quitte l’école à 11 ans (c’est un autodidacte) et devient mousse. À 13 ans, il fait un peu le gigolo pour ces dames de la haute qui pullulent sur les paquebots. L’année suivante, il embauche dans la piraterie. N’ayant pas vocation à faire couler le raisiné, il déserte et revient en France.
D’abord typographe à Marseille, il devient assez vite voleur. Son premier coup d’éclat avant de partir pour Paname : le cambriolage du mont-de-piété, prêteur sur gages saignant les
Pauvres de la ville. Et par la porte de devant ! Avec trois complices, habillés comme lui en gendarmes, la guirlande tricolore et le tintouin, il fait une razzia au grand jour. Le prêteur balbutiant coopère.
La ruse et l’humour jalonneront son parcours dans la cambriole, le vol n’étant que la méthode de son engagement. Car je ne vous ai pas dit le plus important : Alexandre Jacob est anarchiste illégaliste.
Entrepreneur, oui, mais selon sa formule: « entrepreneur de démolition ». Fort de son expérience grandissante, il fonde Les Travailleurs de la Nuit, une association (de malfaiteurs) dont il forme les nombreux membres. Leurs cibles : les riches ; patrons ou militaires. Ils tissent leur toile sur toute la France, qu’ils sillonnent en train. Ils mettent du cœur à l’ouvrage : plusieurs casses par jour, plus de 150 en tout. Alexandre et ses zigues ne s’enrichissent pas pour autant. Ils se versent un salaire, mais injectent des brouzoufs dans les caisses de soutien et financent la cause, notamment la presse anar. Jacob vit chichement. Il achète le meilleur matos pour gagner en efficacité ou se fait livrer d’outre-Atlantique les meilleurs coffres-forts afin d’en étudier les mécanismes.
Arrivés par les toits, Les Travailleurs de la Nuit percent un petit trou dans lequel ils font passer un parapluie qu’ils ouvrent. Ils agrandissent le passage et récupèrent les gravats sans faire de bruit. Un soir, ils visitent une turne et s’aperçoivent que c’est celle de l’écrivain Pierre Loti. Jacob laisse un mot d’excuse et un bifton pour la vitre cassée : « Vous n’avez jamais exploité personne. » Car c’est de ça qu’il s’agit. Du vol comme arme politique, de reprise individuelle et non violente, de cambriolage comme acte révolutionnaire. De voler les voleurs.
Plus fort que le bagne
Puis, ça arrive, ils se font prendre. Mars 1905, Amiens, le procès. Jacob assume ses actes, endosse les responsabilités pour décharger ses complices. De son procès, il fait une tribune. Chaque jour, il alpague public et journalistes par de bons mots. Par le rire. Le juge : « Jacob, levez-vous. » Jacob : « Non, vous restez bien assis, vous. » Pourquoi avoir volé un diplôme d’avocat sans valeur marchande ? « Je préparais déjà ma défense. »
Une fois l’auditoire hameçonné, il enchaîne avec une harangue politique, revendicative. La société pensait faire le procès de Jacob, Jacob la condamne publiquement. Germinal, journal du peuple, canard financé par les larcins des voleurs révolutionnaires, couvre le procès. Jacob y publie la longue lettre ouverte « Pourquoi j’ai cambriolé », brûlot dans lequel il assume ses actes, les explique, et affirme ne pas reconnaître la justice bourgeoise comme légitime. « La liberté de vivre ne se mendie pas, elle se prend. »
Le bagne, à perpète. On l’envoie dans les îles du Salut. La peine de mort qui ne dit pas son nom. L’espérance de vie y est de cinq ans. On y calanche à coup sûr des conditions météorologiques, de maladie, de malnutrition, de la violence meurtrière des gardiens, de celle des bagnards ou en tentant de s’évader. Jacob y survivra vingt ans. Autant de tentatives d’évasion. Bout à bout, onze années au cachot. Jacob étudie les textes de loi, il lit, il lutte.
Le commandant Michel dirige l’île d’une main de fer. Il dira : « Un cas demeure pour moi une énigme. […] Moi qui, aux îles du Salut, connaissais simultanément plus de mille bagnards par leur nom et leur numéro de matricule, par leurs mérites et leurs tares, j’ai été mis en échec par l’un d’eux. Pendant des années, il m’a tenu tête. Je le considérais définitivement comme un dangereux ennemi de moi-même et de la société. Il fallait l’abattre pour ne pas être abattu par lui. II s’agit de Jacob, le chef des Travailleurs de la Nuit. »
Au bagne, Jacob rencontre Albert Londres (dont les articles sur le bagne contribueront des années plus tard à leur fermeture) et, surtout, le docteur Rousseau. Il se lie d’amitié avec l’homme, qui est indigné par ce qu’il découvre en prenant ses fonctions sur l’île. Du fruit de leurs conversations naîtra un ouvrage à charge contre le bagne : Les Hommes punis.
Le 14 juillet 1925, par grâce présidentielle, Jacob voit sa peine commuée. Il revient sur le continent, fait trois ans de prison. Puis à 48 bâtons, dont vingt-six ans d’enfermement, il est libre. Il retrouve les milieux anarchistes et néo-malthusiens. Il épouse une antifasciste fuyant l’Italie de Mussolini. Lorsqu’elle ne milite pas, elle est secrétaire. Il l’aidera à retranscrire le manuscrit illisible d’un certain L.-F. Destouches ; les voilà premiers lecteurs du Voyage au bout de la nuit.
Il ne sait faire que ça : lutter
Il organise et anime des conférences contre l’enfermement. Le communisme est en vogue, et Jacob ne s’y retrouve pas. Il se carapate dans l’Indre, où il devient marchand ambulant sous le nom de Marius. En 1936, il disparaît quelque temps en Espagne. Il revient déçu de la révolution républicaine. En 1939, il tombe amoureux de Pauline Charron et se remarie. Puis ce sont la guerre, la ruine et la mort de sa mère, qui l’a soutenu et a milité pour lui durant tout son enfermement. Brisé, il se relève ; il ne sait faire que ça : lutter.
En 1950, son épouse passe l’arme à gauche. Jacob prend un chien pour lequel, toujours joueur, il fera une demande de carte d’électeur. Son compagnon de la dernière ligne droite. Car Jacob est fatigué, il se fait vieux et diminue les tournées. Il lit. Il envoie bouler les biographes qui se succèdent à sa porte. Il cède finalement à l’un d’eux : Alain Sergent. Le livre, Un anarchiste de la Belle Époque, touche au palpitant de Robert et Josette Passas, un couple d’instituteurs, qui demandent à le rencontrer. Le coup de cœur sera réciproque.
On y est… Le projet de suicide reporté, l’amitié, l’amour, la fête avec les gosses, la dernière danse. Ah ! Sa lettre d’adieu, elle finit ainsi : « Linge lessivé, rincé séché, pas repassé, j’ai la cosse. Excusez. Vous trouverez deux litres de rosé à côté de la paneterie. À votre santé ! »
Pierrick Starsky
Pour en savoir plus, lisez l’indispensable Voleur et anarchiste, de Jean-Marc Delpech, chez Nada. Si vous dénichez le difficilement trouvable Écrits, d’Alexandre Marius Jacob, aux éditions L’Insomniaque, prêtez-le après lecture.
De Jacob : Les Travailleurs de la Nuit. Pourquoi j’ai cambriolé. Des docus traînent également sur la Toile, ainsi que des émissions et des fictions bien ficelées sur France Cul. À votre santé.
N.B : Jacob aurait inspiré Lupin, d’après plusieurs biographes (Leblanc a toujours démenti), et Arsène lui aura toujours collé à la peau comme un linceul. Cessons le débat ! Jacob était lui-même un personnage, et pas le plus anodin.
Loïse Delacotte, article « La série Netflix Lupin est-elle tirée d’une histoire vraie ? », Cosmopolitan, 10 juin 2021 : https://www.cosmopolitan.fr/serie-netflix-lupin-histoire-vraie,2052295.asp
Tags: Alexandre Jacob, Bernard Thomas, CIRA Marseille, Cosmopolitan, Jacques Derouard, LCI, Loïse Delacotte, lupinose, Maurice Leblanc, Netflix, Omar Sy, Pierre Loti, Pierrick Starsky, Siné Mensuel
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13 juin 2021 à 15:20
La lupinose quelle connerie ! Au royaume des aveugles les borgnes sont rois.
4 juillet 2021 à 23:42
Tout de même, indiquer quelques références en fin d’article, des docus qui trainent sur la toile, sans citer ce blog ! Un comble !
17 juillet 2021 à 11:36
oh oui, on n’y avait pas pensé ! c’est un vrai comble. 🙂