Rousseau et le bagne : une source incontournable
Docteur Louis Rousseau, Les hommes punis. Un médecin au bagne, édition établie par Jean-Marc Delpech et Philippe Collin
Paris, Nada éditions, 2020, 364 p.
Référence(s) : Docteur Louis Rousseau, Les hommes punis. Un médecin au bagne, édition établie par Jean-Marc Delpech et Philippe Collin, Paris, Nada éditions, 2020, 364 p.
Ce livre est une réédition de l’ouvrage Un médecin au bagne du docteur Louis Rousseau, publié en 1930 aux éditions Armand Fleury. Il s’inscrit dans une désormais longue liste de rééditions de témoignages consacrés au bagne colonial de Guyane publiées ces dernières années, citons notamment ceux d’Eugène Dieudonné (La vie des forçats, Libertalia, 2014), de Paul Roussenq (L’enfer du bagne, Libertalia, 2009 ; Vingt-cinq ans de bagne, la Manufacture de livres, 2016), de René Belbenoit (Guillotine sèche, la Manufacture de livres, 2019) ou bien encore de Clément Duval (Moi Clément Duval, anarchiste et bagnard, Nada éditions, 2019). Mais à l’inverse de tous ces témoignages écrits par des forçats, Un médecin au bagne permet au lecteur d’accéder à l’expérience vécue par un agent du bagne et offre ainsi un point de vue sur cette institution relativement rare.
Jean-Marc Delpech et Philippe Collin ont déjà beaucoup contribué par leurs travaux à enrichir l’historiographie des bagnes coloniaux. Philippe Collin a notamment procédé en 2015 à l’édition du témoignage de son grand-père, Léon Collin, médecin au bagne entre 1906 et 1913, dans le remarquable ouvrage Des hommes et des bagnes (Libertalia, 2015). Il vient également de publier un récent ouvrage intitulé Matricules. Histoire de bagnes et de bagnards Guyane – Nouvelle-Calédonie (1907-1914) (Orphie, 2020) et a réalisé plusieurs contributions dans le Musée d’histoire de la justice, du crime et des peines de Criminocorpus (Charles Benjamin Ullmo (matricule 2), Jacob Law « … l’éternel torturé ! », Collection Léon Collin). Jean-Marc Delpech est l’auteur d’une thèse sur le bagnard Alexandre Marius Jacob (Parcours et réseaux d’un anarchiste : Alexandre Marius Jacob 1879-1954, doctorat d’histoire, université de Nancy II, 2006) publiée sous le titre Voleur et anarchiste : Alexandre Marius Jacob (Nada éditions, 2015). Les deux auteurs ont ainsi réuni leurs compétences pour rééditer l’ouvrage du docteur Rousseau qui constitue une source incontournable pour le chercheur et une expérience de lecture très enrichissante pour le public intéressé par l’histoire du bagne colonial de Guyane.
Philippe Collin et Jean-Marc Delpech prennent tout d’abord le soin de contextualiser l’œuvre et son auteur à travers une longue introduction très documentée (Un homme, un livre, le bagne, p. 7-60). On y découvre la trajectoire de Louis Rousseau, devenu médecin diplômé de l’école du service de santé de la Marine en 1901. Sa carrière le conduit tout d’abord en Afrique et en Indochine puis dans les tranchées du premier conflit mondial où il est placé en première ligne pendant près de deux ans. Le médecin repart ensuite en poste et débarque en Guyane en 1920. Il exerce deux ans au pénitencier des îles du Salut où il est en butte aux critiques de l’administration pénitentiaire coloniale contre laquelle il n’a de cesse de s’opposer. Considérant les forçats comme ses patients, le médecin se lie d’amitié avec l’un d’entre eux, Alexandre Jacob, qui lui dispense de nombreuses informations sur le fonctionnement du bagne et qui prend ainsi une part importante dans la genèse du manuscrit du médecin.
Tout au long des onze chapitres qui ponctuent cet ouvrage, la charge conduite par Louis Rousseau contre le bagne oscille entre diagnostic et réquisitoire. De la première à la dernière ligne, l’auteur déroule méthodiquement et avec rigueur sa démonstration sur près 250 pages écrites au cordeau. Le livre fourmille néanmoins de nombreuses anecdotes passionnantes sur lesquelles il s’appuie pour illustrer son propos. En premier lieu, Louis Rousseau dépeint avec force détails l’histoire de la colonisation pénitentiaire et les différents textes qui la régissent (chapitre I. La peine des travaux forcés. Histoire de sa législation, p. 73-105). Ce qui lui permet dans les chapitres suivants d’apprécier l’application effective de cette législation en analysant le régime auquel sont soumis les condamnés, essentiellement marqué par la faim et la soumission à des travaux forcés harassants (chapitre II. Régime des condamnés, p. 107-128). Censé favoriser une amélioration morale des forçats, le bagne contribue au contraire à les avilir en les transformant en escrocs ou en « mouchards » (chapitre III. La camelote. Travail pénal. Relèvement moral, p. 129-158). Et s’ils ne s’adaptent pas au rôle qui leur est imposé, ils s’exposent alors aux maladies et à la mort (chapitre IV. Les malades et les maladies, p. 159-174) ou à la brutalité du régime disciplinaire (chapitre V. La répression, p. 175-203). Face à ces conditions extrêmes, ils peuvent tenter de s’évader en obtenant le plus souvent pour résultat un retour au bagne ou une balle perdue lors d’une battue de surveillants en brousse (chapitre VI. Évasions, p. 205-226). L’auteur poursuit sa démonstration en soulignant l’échec du bagne qui, au lieu d’assurer le relèvement des condamnés qu’on lui confie, les précipite dans un environnement particulièrement violent où la déviance est partout encouragée (chapitre VII. Mœurs des condamnés, p. 227-253 ; chapitre VIII. La conscience des condamnés, p. 255-279). Loin de ne subvertir que les seuls bagnards, le bagne corrompt également le personnel de l’administration pénitentiaire et l’auteur distille tout au long de son récit de nombreux exemples de prévarications dont il a été le témoin (chapitre IX. L’esprit pénitentiaire, p. 281-294). Le bagne n’est toutefois que l’aboutissement d’un processus pénal et constitue une illustration parmi bien d’autres de l’inadaptation du système pénitentiaire français selon l’auteur (chapitre X. Vue d’ensemble sur la pratique pénitentiaire française, p. 295-318). Celui-ci clôt son ouvrage en proposant des pistes de réforme parmi lesquelles figure, entre autres, l’abolition de la peine des travaux forcés (chapitre XI. La vieille école et la nouvelle. La rénovation pénitentiaire, p. 319-339).
Le ton adopté par le docteur Louis Rousseau est celui d’un homme profondément choqué par ce qu’il a vu au bagne et qui ne mâche pas ses mots pour condamner sans concession un régime qu’il décrit comme inique et cruel : « Les travaux forcés sont une peine, la faim en est une autre. Il faut choisir entre ces deux peines qui sont incompatibles, car il est impossible à un homme, fut-il le plus grand criminel, de travailler sans manger. L’administration pénitentiaire a cependant opté pour le cumul. » (p. 107)
L’indignation du médecin empreint d’une colère froide chaque ligne de son récit et scande page après page la description qu’il fait d’un système absurde. L’expérience traumatique que Louis Rousseau retire du bagne est d’autant plus sincère qu’elle est à mettre en regard avec l’expérience qu’il a essuyée durant le premier conflit mondial. Visiblement, le spectacle des horreurs offert par les tranchées ne semble pas l’avoir autant impressionné que celui qu’il a découvert au bagne et qu’il restitue avec un grand talent dans cet ouvrage.
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Tags: Alexandre Jacob, bagne, Criminocorpus, Editions Fleury, éditions Nada, Guyane, îles du Salut, Jean-Lucien Sanchez, Jean-Marc Delpech, Les hommes punis, Louis Rousseau, Philippe Collin, Un médecin au bagne
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