Mes tombeaux 1


Les Allobroges

7ème année, n° 1274,

jeudi 29 janvier 1948, p. 2.

Mes tombeaux

souvenirs du bagne

par Paul Roussenq, L’Inco d’Albert Londres

I

Le Bagne été décrit, il y a vingt et quelques années, en premier lieu – et de main de maître – par Albert Londres.

Ensuite, d’autres journalistes sont venus glaner dans ce champ inépuisable d’investigations. Certes, je ne saurais que rendre hommage à ces pionniers de l’opinion publique qui ont dénoncé toutes les turpides. les exactions, les crimes d’une machine à répression qui fonctionnait à plein rendement sous le couvert de l’impunité. Je ne saurais méconnaître les résultats positifs qui ont couronné leurs efforts. Toutefois, il est évident qu’entre le fait de visiter le Bagne entre deux courriers en partance et celui d’en faire partie intégrante, il y a une marge.

Non seulement, j’ai vu, mais j’ai vécu ce dont je vais parler.

Les nouvelles générations sont ignorantes de ces choses d’un passé révolu, qu’elles aspirent à connaître. C’est pour elles, surtout, que je vais essayer de les faire revivre dans le rayon d’action de ce journal.

Je le ferai avec toute l’objectivité désirable, sans, toutefois, mettre dans ma poche mon esprit critique.

De même, en ce qui concerne les autres aspects de ma vie aventureuse.

Ainsi qu’il advient dans toute relation mémoriale, je me trouverai dans l’obligation inéluctable d’envoyer le haïssable « je » ; y substituer le mot « nous » ce serait changer un cheval borgne pour un cheval aveugle. Je tâcherai, tout de même, autant que possible, de réduire les dégâts au minimum.

MON ENFANCE

A proximité du Petit-Rhône, auprès des grasses terres d’alluvions où l’aramon penche ses grappes juteuses, se trouve le gros bourg de Saint-Gilles. Là, fut mon berceau ; là se déroulèrent les manifestations de mon activité juvénile, de mes jeux et de mes études. Sur les bancs de l’école communale, je fus un élève appliqué jusqu’aux approches de ma seizième année

Mes parents auraient pu me mettre en apprentissage après l’obtention de mon certificat d’études. Ils préférèrent me laisser suivre le cours complémentaire pendant trois ans encore, voulant pousser mon instruction.

Je ne compris pas, alors, toute l’étendue de ce sacrifice…

J’avais la passion de la lecture, Je lisais tout ce qui me tombait Sous la main. A quatorze ans, j’avais déjà dévoré la vingtaine de volumes in-quarto qui composent l’admirable Géographie Universelle d’Elisée Reclus. Un artisan cordonnier était abonné aux publications libertaires de l’époque : « Le Père Peinard », « Les Temps nouveaux » et « Le Libertaire » qui venait d’être fondé. Ces publications ne laissèrent pas que d’influencer singulièrement mes réflexes intellectuels. « Le Père peinard » m’intrigua, tout d’abord par ses truculences de langage, ses expressions argotiques. Par la suite, je m’assimilais assez rapidement cette prose original – et passablement incendiaire.

Fenimore Cooper, Walter Scott, Gustave Aimard charmèrent mes jeunes ans.

Olivier Goldsmith m’enchanta avec son adorable « Vicaire de Wakefield ».

Quant à La Fontaine je le mettais au-dessus de tout. Et j’avais bien raison, car sous la double enveloppe de sa simplicité et de sa bonhomie, le grand fabuliste se révèle comme une grand

pourfendeur des injustices sociales.

Je lisais les journaux d’une façon assidue, formant ainsi mon jugement sur les êtres et les choses.

Et c’est précisément cette incursion continuelle en des domaines qui se présentaient vierges à mon esprit neuf, qui me donnait une folle envie de m’évader du cercle étroit dans lequel j’évoluais. Une occasion se présenta, qui devait combler mes désirs, C’était pendant la période des vendanges de l’année 1902, j’avais alors dix-sept ans. Pour une raison futile, mon père voulut sévir contre moi. Pour m’y soustraire, je décidai de quitter ma famille pour me lancer dans l’aventure,

LES SUITES D’UNE FUGUE

Parvenu aux environs d’Arles, je réussis à me faire embaucher pour les vendanges. Ces dernières terminées, au bout d’une quinzaine de jours, je repris la route. J’avais quelque argent en poche, j’étais insouciant et plein d’optimisme.

Je partis en direction des régions alpines, demandant du travail en cours de route, trouvant parfois une journée ou deux à faire. A cette époque où les véhicules motorisés étaient plutôt rares, la route était le domaine du piéton. De temps à autre, un vélocipède se montrait.

Les compagnons du Tour de France, leurs outils sur le dos, naviguaient par petits groupes, se croisant çà’ et là. Des chemineaux, jeunes et vieux, allaient et venaient , s’écartant quelque fois dans la campagne. Tout ce monde nomade entretenait des rapports de confraternité maçonnique. On échangeait tous renseignements utiles, on se rendait des services mutuels. Comme mes compagnons de rencontre, je couchais la nuit dans les fermes, ou bien dans une meule de paille. Presque toutes les mairies délivraient des bons de pain et de soupe. Ainsi, on était assuré du vivre et du couvert.

Le mois d’octobre, à son déclin, donnait des signes avant-coureurs de la morne saison.

Les jours se passaient ainsi, d’un village à un autre. Il arrivait que la maréchaussée me demandait mes papiers. J’exhibais alors un extrait de naissance et mon certificat de travail des vendanges. J’avais déjà dépassé Valence, Grenoble, Pontcharra lorsque par un jour froid de février, je fus accosté par deux gendarmes à cheval alors que je me trouvais en vue de Chambéry.

  • Vous êtes voyageur ? Vous avez des papiers, des moyens d’existence ?

Oui, j’avais un certificat de travail périmé et je n’avais plus d’argent.

J’étais un vagabond, un individu indésirable, capable de tordre le cou à une poule et de pénétrer dans un verger pour y manger des fruits avant le propriétaire. Mon compte était bon Les braves Pandores étaient montés et moi-même j’étais à pied : je ne pouvais guère prendre la fuite dans de telles conditions.

Mais avec les menottes au poignet, ce serait encore plus sûr. Je fis donc connaissance avec ces instruments de sécurité.

(À suivre)

Les personnes qui désirent correspondre avec Paul Roussenq pourront le faire à l’adresse du journal.

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