Mes tombeaux 9
Les Allobroges
7ème année, n° 1282,
samedi 7 – dimanche 8 février 1948, p. 2.
Mes tombeaux
souvenirs du bagne
par Paul Roussenq, L’Inco d’Albert Londres
VIII
« On fera garder les forçats par de plus bandits qu’eux » avait dit Napoléon III
Les transportés, donc, étaient divisés en trois classes. Ceux de troisième classe – la grande majorité – étaient astreints aux plus durs travaux. Ils couchaient sur un lit de camp, avec une couverture pour se couvrir. Ils ne pouvaient prétendre à des faveurs. Toutefois, exception faite à l’égard du couchage sur la planche, ces prescriptions ne jouaient que dans la mesure des nécessités ou de l’arbitraire. Ainsi, on utilisait les compétences en matière d’emplois.
Les transportes de deuxième classe, de même que ceux de première classe, avaient droit aux emplois de faveur auxquels ils étaient aptes. Ils couchaient sur des hamacs.
En outre, les transportés de première classe pouvaient obtenir des concessions, urbaines ou agricoles. Les concessions urbaines permettaient l’exercice d’une profession en dehors de l’enceinte du Bagne et au sein des agglomérations civiles. Les concessions agricoles consistaient en l’octroi de terrains à faire valoir, selon une formule définie et des obligations imposées. Les unes comme les autres étaient rarement consenties.
Par ailleurs, seuls les transportés de première classe pouvaient être proposés pour une mesure de grâce ou de réduction de peine.
Une dérogation était faite pour les transportés des classes inférieures, pour actes de sauvetage ou de dévouement, ce qui n’était pas rare.
Le travail n’était pas rétribué. Mais des gratifications en nature étaient accordées, consistant en pain, vin, café ou tabac. Les gratifications en vin, à raison de 25 centilitres ,étaient rarement octroyées plus de trois fois par semaine.
Le travail s’accomplissait à la journée de huit heures, ou à la tâche.
Les chantiers forestiers occupaient la plus grande partie de la main d’œuvre pénale.
Venaient ensuite les ouvriers qualifiés possédant un métier, ainsi que de nombreux employés à des services divers. Les plus défavorisés, pour le surplus, faisaient partie des corvées générales.
Le cerveau du Bagne se situait à Saint-Laurent-du-Maroni, capitale administrative. Là, se trouvaient la direction, les bureaux centraux et les entrepôts généraux.
LES GARDES-CHIOURMES
Du temps de Vidocq, les forçats subissaient leur peine dans les ports de guerre, notamment dans les bagnes de Toulon et de Brest.
Le décret de 1854, portant réorganisation de la peine des travaux forcés, institua un régime nouveau caractérisé par la transportation des condamnés dans une colonie éloignée . (Ce fut d’abord la Nouvelle-Calédonie).
La Petite Histoire nous apprend que lorsque l’on demanda à Napoléon III par qui ferait-on garder les forçats, l’Homme du 2 décembre aurait répondu : « Par de plus bandits qu’eux ».
De fait, les garde-chiourmes de ce temps n’étaient guère tendres. Ils étaient alors désignés sous cette application, officiellement.
Les sévices qu’ils exerçaient, leur manque de moralité, leur réputation détestable, tout cela fit que ce terme de garde-chiourme, déjà employé à leur égard dans les bagnes maritimes, donna sujet à une interprétation particulièrement méprisable. Et lorsque, par la suite, ce terme bafoué fut remplacé par celui de surveillant militaire, le nom ne fit rien à la chose.
Les surveillants militaires, aux yeux de tous, sont demeurés des gardes-chiourmes authentiques.
Pour moi, cela étant, je veux bien les désigner dorénavant selon la qualité qui leur est conférée. Les surveillants militaires étaient recrutés en général, parmi les sous-officiers, rengagés ou non, qui avaient quitté l’armée. La plupart d’entre eux, ayant sollicité un emploi du gouvernement, furent envoyés au Bagne pour garder les forçats, comme on les aurait bombardés douaniers ou gardes-forestiers. Naturellement, on leur avait bourré le crâne en leur faisant miroiter maints avantages plus ou moins aléatoires soldes élevées, avancement rapide, retraites anticipées. etc…
Et ils avaient donné dans le panneau.
Une fois sur les lieux, ils ne pouvaient reculer. Ces messieurs arrivaient à la Guyane avec un bagage assez réduit : une petite malle, une valise, contenant un minimum des choses essentielles ainsi qu’une bourse légère. Cependant, lorsque trois ans plus tard, ils rentraient en France pour y passer un congé d’un an, le modeste équipage de l’arrivée se transformait en un encombrement de caisses et de colis qui indiquait qu’ils avaient bien fait leurs affaires.
Pour emménager, à l’arrivée, une brouette leur suffisait. Pour déménager, au départ, un camion était nécessaire. C’est que ces braves surveillants s’étaient mis à la page drôlement.
Les premiers jours, chaperonnés par leurs aînés dans la carrière, ils n’en menaient pas large. Ces forçats !
Ils étaient timides, hésitants, pas trop rassurés. Peu à peu, ils s’enhardissaient, prenaient de l’aplomb, parlaient haut et relevaient la tête.
Sur le côté gauche, ils sentaient le poids de leur revolver dans sa gaine de cuir ; ils ne craignaient plus rien. Leur solde mirifique s’avérait déficitaire à la fin du mois, alors que tout ce qui venait de France était hors de prix. Pour y parer ainsi que leurs collègues, ils trafiquaient, ils se débrouillaient avec les condamnés ou sur leur dos. Tout leur était bon : prélèvements indus, détournements de toutes natures, fricotages, complaisances intéressées, maquignonnages, maquillages, entremises suspectes et autres bagatelles. Ils finissaient par avoir un compte en banque et ne touchaient plus à leur traitement.
(A suivre)
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