Mes tombeaux 14


Les Allobroges

7ème année, n° 1287,

vendredi 13 février 1948, p. 2

Mes tombeaux

souvenirs du bagne

par Paul Roussenq, L’Inco d’Albert Londres

XIII

Contre les injustices et l’arbitraire une plume intervenait inlassablement. Celle qui signait matricule 37.664

Le décret du 4 septembre 1891, modifié par celui du 31 juillet 1903, donnait toute latitude aux transportés pour adresser toute réclamation par écrit et sous pli fermé, aux autorités administratives et judiciaires de la Guyane, au Gouverneur et aux Ministres de la Justice et des Colonies. Ces lettres, dûment enregistrées dans un cahier de transmission, devaient être acheminées sans retard vers leur destination. Ces dispositions ne pouvaient avoir et ne devaient donner lieu à aucune limitation.

Alors commença, entre moi et le Tentiaire, une lutte épique qui ne devait durer pas moins de vingt ans. Mes lettres de réclamations, mes plaintes par écrit, se succédèrent à un rythme accéléré qui tenait constamment en haleine les bureaux administratifs. Il y avait toujours quelque chose de pendant à mon sujet. J’avais toujours soin de motiver fortement les réclamations que je produisais, m’appuyant sur les règlements, sans négliger les témoignages testimoniaux. La reproduction de la lettre qui suit en donnera une idée :

 

Iles du Salut, le 5 avril 1921.

« Monsieur le Gouverneur,

Permettez-moi de vous adresser cette réclamation motivée que je soumets à votre haute appréciation. M. ,le Commandant Jarry, chef du pénitentier, est, comme vous le savez, très à cheval sur le règlement. Ce dont je ne saurais le blâmer.

Il me semble, toutefois, qu’il serait bon qu’il prêche, d’exemple lui-même.

M. le Commandant Jarry a à sa disposition le transporté Trichard, en qualité de garçon de famille, engagé dûment à son service selon les dispositions du décret ministériel du 27 octobre 1893. Mais il emploie également à son service, et cela illicitement, les transportés Masson, n° matricule 38.561 et Breton, n° matricule 40.007, qu’il occupe à des travaux de réfection, de jardinage et autres, cela depuis près de trois mois. Or, ces condamnés sont portés sur le rôle de la corvée d’assainissement, ce qui est fictif. Ce faisant, M. le Commandant Jarry a contrevenu sciemment aux prescriptions formelles de l’arrêté local a du 13 juin 1898, paragraphes 3 et 4, ainsi qu’aux recommandations exprimes de la circulaire directoriale en date du 5 septembre 1904, enregistrée sous le n° 973.

Dans ces conditions, me référant aux textes précités, je vous prie de vouloir bien ordonner l’enquête qui s’impose.

Veuillez agréer, etc…

Le transporté no 37.664,

Roussenq »

Un mois après, le commandant Jarry était relevé de son commandement et renvoyé dans les bureaux.

Des sujets de plainte englobaient une foule d’abus et de manquements parmi lesquels je n’avais qu’à choisir : sur la nourriture, l’habillement, les excès de zèle, les actes arbitraires, les détournements, les prévarications, etc…

Je ne me contentais pas de produire des réclamations d’ordre personnel et général, mais encore je prenais fait et cause pour n’importe quel condamné qui avait été lésé. Cela, on me le reprochait amèrement. Alors, je me prévalais du mot du philosophe : « Une injustice faite à un seul est une menace faite à tous ».

Mes lettres portaient singulièrement ; l’ennemi accusait les coups, les encaissait avec rage. Comme on ne pouvait sévir contre moi pour cela, on sévissait en raison de cela, indirectement. Parfois, on essayait de me séduire par l’attribution d’un emploi de tout repos, pourvu que je brise ma plume.

Mais je repoussais ces offres tentatrices ; à ces demandes de capitulation, je répondais par la lutte à outrance. Je trouvais dans cette occupation un dérivatif à la monotonie ambiante, une raison de vivre dans cette claustration qui était une mort anticipée.

C’était pour moi un sport comme un autre ; j’additionnais les points à mon actif et dans ce match perpétuel, je ne désespérais point de l’ultime victoire.

J’étais le pot-de-terre, me disait-on.

Mais ce pot de terre se révélait des plus résistants, malgré les chocs du pot de fer. J’ai surmonté toutes les épreuves, franchi le cap libérateur d’une coercition exacerbée. Et en fin de compte, sans avoir baissé pavillon ni mordu la poussière, j’ai eu raison des forces conjuguées acharnées à ma perte.

(A suivre)

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