La dernière lettre


Vendredi 27 août 1954, Josette est partie depuis quatre jours ; Marius met son plan à exécution. Il a tout prévu. Morphine et monoxyde de carbone. L’anarchie c’est l’ordre et l’organisation sans le pouvoir. Berthier, Rousseau, Sergent se sont refusés à lui donner des conseils. Des fadas ! Dans l’après-midi, il a offert un goûter aux enfants du hameau. Boudin, purée, limonade et un tour dans la vieille Buick[1]. Une sorte de cène donné par Attila-Barrabas. La veille, il a écrit ses dernières lettres : une pour Guy Denizeau, une pour Louis Rousseau, une pour Pierre-Valentin Berthier, une pour Robert Passas. Il a même trouvé même la force de faire à Alexis Danan la critique du Cayenne[2] qu’il n’avait pas lu jusqu’à présent. Au mois de juillet, le journaliste était passé le voir et en avait tiré un article, Le crépuscule du justicier, paru le 3 août dans Franc-Tireur et conçu comme une nécrologie ante-mortem :

« Jacob, dans un village gris et vert du Berry, non loin d’une rivière à peupliers moirés, est maintenant un vieillard au profil d’universitaire à la retraite, qui tire tranquillement le bénéfice d’une vie depuis toujours entraînée à la solitude, parfois sépulcrale. Sa maison est à lui, dans les noyers et les herbes hautes, qu’il n’a plus le goût de faucher. Il regarde les choses peu à peu répondre à son détachement d’elles. (…) Reverrai-je encore ce visage, l’un des plus beaux que je connaisse, buriné par une intelligence qui n’a brûlé que pour le gratuit service des autres, pour ces indifférents, ces ingrats et ces médiocres qu’on appelle les autres ? »

L’ultime missive est pour sa Josette.

Il avale la bague qu’elle lui a donné, fait chauffer le poêle, pique son chien, se pique et s’endort. Samedi 28 août 1954. Alexandre Marius Jacob est mort. Il avait 75 ans. Il a réussi sa dernière évasion. Le corps est découvert le lendemain matin, son vieux chien Négro à ses côtés. Une note pour Guy et Louis posée sur la table de la cuisine. Comme prévu, la voisine a téléphoné à Bernard Bouquereau d’Issoudun qui, à son tour, a prévenu Louis Briselance et Guy Denizeau qui ont rappliqué immédiatement : « On aurait cru qu’il dormait. » comme nous l’a dit ce dernier en 2001. C’est Denizeau qui avise par télégramme Pierre Valentin Berthier et les époux Passas[3]. Comme prévu, l’inhumation se fait trois jours plus tard. Josette, son amour, et Robert, son ami, ne pourront faire le trajet depuis Romans.

Depuis le mardi 31 août 1954, l’honnête cambrioleur, ancien bagnard et marchand forain à la retraite, repose au cimetière de Reuilly dans l’Indre. Si vous passez par-là, allez-donc prendre un verre de l’excellent rosé du cru devant sa dernière demeure et buvez-le à sa santé. L’homme libre le mérite bien.

Vendredi 27 août 1954

Ce sera ma dernière lettre ma chérie. Ce matin, je porterai celle-ci et le livre de Danan que, après lecture, vous adresserez au Dr Rousseau, 110 rue d’Ernemont, Rouen. Mais rien ne presse, lisez-le à votre aise.

J’ai bâclé toute ma correspondance. Je n’ai plus rien à écrire qu’à toi ma chérie. À déjeuner, j’ai invité neuf gosses. Un petit banquet. Il y aura jusqu’au petit Jean Pierre. Les gosses veulent t’écrire, je les conseillerai.

Dès samedi, je préparerai un grand fourneau contenant 20 litres (deux sacs) de charbon de bois. Avec les ampoules, je crois que ce sera suffisant. Je mettrai de la tôle sur le carrelage, éloignerai les meubles, boucherai de mon mieux toutes les issues, allumerai le feu, me piquerai et me coucherai en te donnant ma dernière pensée. Et tout sera bien ainsi. Je mettrai la Zézette dehors. Elle n’est pas à bout de souffle comme Négro. Et Négro finira avec moi. Pour qu’il n’ait pas mal à la tête, je lui ferai une piqûre. Il partira en dormant comme moi.

Le 29 août de 53, vous arriviez avec la voiture vers les cinq heures du soir. Cette année, c’est moi qui pars le 28. J’ai un jour d’avance sur l’horaire.

Alors tes parents sont allés te joindre à Valence. Du coup, tu es arrivé à Romans le lundi soir comme prévu. Mais tu ne dois pas avoir vu ton amie. En sorte qu’il t’a fallu trimbaler tous ces jouets à Romans.

15 heures

Les gosses ont reçu tes cartes. Ils en sont ravis. Au déjeuner, ils s’en sont mis plein la lampe. Trois ont même laissé du gâteau semoule nappé de crème anglaise. C’est Zézette et Négro qui ont tout léché.

Tu ne recevras ce courrier que lundi.

Je viens d’essayer la qualité du charbon. J’en ai un sac de dix litres qui ne vaut pas cher. J’en ai acheté un de vingt litres qui est meilleur. Je ferai un mélange qui, je l’espère, donnera un de bons résultats. Je ne risque pas d’être dérangé. Je ferme tout partout et, quand les gosses viendront à neuf heures du matin, il y a longtemps que tout sera bouclé. (J’ai laissé à la voisine) le numéro de Bernard. Elle lui téléphonera et lui alertera les autres. Je lui ai acheté ce matin quatre litres de vin pour qu’il prenne le verre … à ma santé.

C’est [duraillon], eh ma chérie, de se remettre au boulot du ménage. Pauvre petite mâtine. Ce n’est pas assez de ta peine, il faut encore que tu bosses. D’un côté, tu sais ma poule, ce n’est pas un mal. Cela te sert de dérivatif. Ne sois pas peinée ma petite chérie. Tu sais, à mon âge, si j’avais vécu encore, il faut songer dans quelles conditions. Alors, il est plus sage, plus raisonnable de clore soi-même le moment plutôt que de laisser ce soin à nos organes. Si j’avais des moyens, j’aurais peut-être risqué le coup. Mais, être à la merci d’autrui, je ne puis l’accepter. Ne regrette rien ma chérie. Nous nous sommes aimés pendant dix mois, je dis dix mois car je ne compte pas le courant bilatéral. Nous nous sommes dit tout ce que nous avions à nous dire. Que veux-tu de plus ? C’est un sommet et une cime. Je sais que mon souvenir te sera cher, vivant. Je t’ai aimée comme je n’avais encore jamais aimé. Tu m’as donné plus que je ne t’ai offert. Ma dernière vision sera ta jolie frimousse rieuse et riante aux yeux brillant d’amour et de tendresse.

Samedi 28, 2h45

Le 28 ! Un mois et deux jours que tu remontais le quai de la gare à Vierzon. Te souviens-tu ma chérie ? Et notre course jusqu’à la voiture que j’avais garée en diable. Et la route de Lury à Reuilly où nous nous sommes embrassés au risque d’aller dans le décor. Et l’arrivée à la crèche et le repas … sur le lit. Chère, chère petite chérie.

Tu as oublié de me dire, ma chérie, dans quel état était arrivé Robert. Déprimé, fatigué ou en parfaite santé ? Sais-tu, ma petite, chérie, que tu n’avais pas le même visage le jour de ton départ, le même visage que lors de ton arrivée à Vierzon. Tes traits étaient contractés et reflétaient de la peine. Et puis le train a dérapé illico et je n’ai plus pu te voir . Fini le plaisir de tes yeux, le charme de ton sourire. Tu ne t’en es pas aperçue mais j’avais le cœur gros. Depuis ton départ, je fume, je fume bien plus que quand tu étais là. Tu as du penser que j’avais bien peu de volonté pour ne pas m’en passer en ta compagnie. Il y avait cette idée que je n’avais plus que quelques jours à vivre et j’en profitai. (…)

Je ne sais pas si Zézette se doute de mon projet mais depuis hier elle se colle à moi sans répit. (…) Encore un coup ma chérie, apaise ta peine. De même Robert. Moi, je vais là tranquille, l’âme sereine, accomplissant un geste tout naturel. (…) Je m’arrête.

Marius

 

[1] Lettre de Nicolas Zajac, un de enfants reuillois du repas, 21 avril 2001.

[2] Alexis Danan, Cayenne, Fayard, 1934.

[3] Fonds Jacob, CIRA Marseille.

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