Mes tombeaux 28
Les Allobroges
7ème année, n° 1301,
lundi 1 mars 1948, p. 2.
Mes tombeaux
souvenirs du bagne
par Paul Roussenq, L’Inco d’Albert Londres
XXVII
Fluet, la physionomie douce, un homme de cœur dévoile les scandales du Bagne: Albert LONDRES
ALBERT LONDRES AU BAGNE
Par un jour fatidique je me trouvais allongé sur le lit de camp de mon cachot, lorsque j’entendis le bruit du guichet que l’on ouvrait.
Le sympathique visage du Commandant Masse s’y encadrait. « Approchez, Roussenq ! » me dit-il. J’obtempérai.
Le Commandant reprit : « Nous avons ici un journaliste de Paris, venu pour faire une enquête sur la Guyane. Je lui ai dit que vous étiez le plus notoire des révoltés du Bagne. Il va venir vous entretenir sans témoin ; vous pourrez vous soulager le cœur à votre aise »
Le Commandant Masse était beau joueur ; je me promis de ne pas manquer l’occasion.
Peu après, la porte fut ouverte, le porte-clefs se retira et Albert Londres parut.
D’une taille au-dessous de la moyenne, fluet, blond, les yeux bleus, une légère barbe frisottante, une figure pâle, une physionomie douce et attirante, tel m’apparut celui qui, peu après, devait faire couler tant d’encre dans le monde.
Ayant franchi le seuil de mon cachot, il m’aborda la main tendue : « Bonjour, Roussenq ! »
Nous prîmes place sur le bat-flanc.
Et nous causâmes. Pendant une heure stylo et bloc-notes en mains il sténographia mes déclarations. Je lui dis ma vie douloureuse, ma lutte incessante contre l’Administration. Je lui fis part de mes griefs, de mes sujets de plainte. Parfois, il me posait quelque question et j’y répondais. Lorsque je n’eus plus rien à lui dire, Albert Londres se leva. Il me promit de s’intéresser à mon sort, de me faire sortir du cachot. Il me dit les mots qu’il fallait, de ces mots qui réconfortent et qui font espérer. Nous nous serrâmes la main, encore une fois, et la lourde porte de mon sépulcre de referme sur moi. Quelques jours plus tard, elle s’ouvrit toute grande pour me faire réintégrer le camp libre.
Jusque-là, le Bagne de la Guyane se trouvait recouvert d’un voile impénétrable. Il gardait son secret et son mystère. On en parlait à tort et à travers, de temps à autre comme l’on parlait de Tombouctou avec René Caillé.
Londres résolut de soulever ce voile, de percer ce mystère. Il n’en était pas à son coup d’essai. Déjà, de remarquables reportages avaient illustré sa signature. Pour parvenir à ses fins, il ne négligea aucune démarche et s’entoura de toutes les garanties. Lorsqu’il mit le pied sur le sol de la Guyane, il tira de sa poche quelques papiers qui avaient une certaine valeur. Par ordre ministériel, il pouvait circuler sans entraves à travers les camps et les pénitenciers, interroger quiconque sang témoins.
L’Administration devait lui faciliter sa tâche d’enquêteur, lui permettre de se déplacer à son gré. Muni, de ce talisman. Albert Londres en tira parti au maximum.
En reprenant le courrier, un mois plus tard, il aurait pu dire, lui aussi : Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu.
Effectivement, Londres a sondé le Bagne jusque dans son tréfonds. Il a arraché le masque d’une Administration pourrie et corrompue, confondant ses séides et dénonçant leurs abus, leurs crimes et leurs prévarications. Sans s’emballer, sans vouloir apitoyer quiconque, et avec un art infini, sa plume précise et vengeresse a cloué au pilori de l’opinion mondiale ces atrocités, ces abominations qui paraissaient tellement incroyables, que pendant des mois, on a hésité à les admettre comme telles. De main de maitre, il a décrit le Camp des incorrigibles et celui des Eclopés. Il s’est entretenu avec les fous de l’asile d’aliénés, avec les lépreux de l’ilot maudit. Il a interrogé les forçats, les relégués, les libérés. Il a vu toutes les misères comme toutes les détresses ; il s’est penché sur elles de tout son cœur et de toute son âme, sans le laisser paraître, parce que Albert Londres n’était pas exubérant. Cet apôtre des grandes causes était un grand modeste. Mais avec son aspect effacé, il lui suffisait d’un coup pour aller jusqu’au fond des choses. Son reportage sensationnel éclata comme un coup de tonnerre. Il devait ainsi provoquer toute une refonte du système pénitentiaire du Bagne, ainsi que nous le ver-rond bientôt.
Londres m’a fait l’objet du plus long de ses articles ; « Roussenq l’Inco ». Grâce à lui, mon cas personnel a été évoqué et j’ai pu revoir briller le soleil de la liberté.
(A suivre)
Tags: 37664, Albert Londres, asile, bagne, Charvein, commandant Masse, île Saint Joseph, L'Inco, le Petit Parisien, reportage, Roussenq
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