Le Visage du Bagne : chapitre 5 Mentalité pénale
Le Bagne est composé d’éléments dissemblables qui, de prime abord, ne paraissent guère pouvoir s’accorder entre eux.
Toutes les nationalités, toutes les races s’y coudoient, les diverses classes sociales y sont représentées.
Les voyez-vous, portant tous le même costume pénal, que surmonte le chapeau de paille aux larges bords ? Même leurs visages ont un air de famille. Pourtant, ils ont été médecins, officiers, prêtres, banquiers, notaires, ouvriers, paysans, étudiants – et aussi, des voyous de barrière, des voleurs de profession…
On y voit des descendants dégénérés de familles nobiliaires, acoquinés à d’anciens pupilles de l’Assistance publique ou des maisons dites de correction.
Les uns, sont venus s’échouer au Bagne naturellement : leur destin les y poussait, ils ne pouvaient pas ne pas y venir – à moins d’avoir le cou tranché.
Les autres, y sont venus fortuitement, par accident, alors que nul n’aurait pu leur prédire une telle fin.
On pourrait croire qu’un semblable amalgame aussi hétérogène est susceptible d’engendrer des oppositions irréductibles et des heurts continuels – il n’en est rien.
La vie en commun, à caractère forcé et permanent, finit par arrondir les angles, par subjuguer les plus réfractaires. L’influence du milieu se fait sentir insensiblement et à coup sûr. Les lois innées de l’ambiance produisent leurs effets immanquablement à la longue.
En somme, le Bagne marque son empreinte indélébile sur quiconque le subit. Le Bagne a son esprit de corps ; il a aussi son opinion publique. Cet esprit de corps fait fonction de ses besoins, de ses aspirations et de sa mentalité.
Cette mentalité, elle-même, résulte de la situation particulière du condamné vis-à-vis de la Société, de ses compagnons et de lui-même.
L’Administration n’entre en ligne de compte que dans la mesure où elle porte échec à cet esprit de corps, à cette mentalité inéluctables dans leurs principes autant que dans leurs applications.
Dans le cadre de ce système, chaque individu évolue selon son propre tempérament ; les intérêts particuliers s’entrechoquent, dans cette bataille sans merci qu’est la lutte pour la vie. De ces heurts, naissent parfois des inimitiés mortelles, mais qu’importe !
Représentez-vous ces milliers d’hommes, rayés de la collectivité humaine, envoyés pour y mourir dans ces région équatoriales qui sont le domaine de mille maux, en butte aux souffrances de la faim, de la maladie – qui peuvent à tout moment, être les victimes des éléments meurtriers, de la nature perfide et des révolvers des garde-chiourme.
On leur donne une ration squelettique qui ne saurait leur suffire ; le soir, ils doivent s’étendre, pour la plupart, sur une couche de bois.
Ils ne peuvent, normalement, satisfaire les nécessités sexuelles ; on ne leur fournit ni vin, ni tabac et on ne leur donne aucune distraction en dehors des heures de travail. Et cela, non pas pour quelques jours ou quelques mois, mais pour des années – pour toute une vie. Il est évident qu’en présence d’un état de choses aussi anormal, la première génération de forçats envoyés en ces lieux – si je puis m’exprimer ainsi – a dû réagir. Ces hommes dénués de tout, abandonnés à eux-mêmes par une Administration qui n’avait rien de tutélaire, ont organisé leur vie afin qu’elle vaille encore la peine d’être vécue – au point où ils en étaient. Ils se sont ingéniés, ainsi que nous le verrons, à parer aux lacunes, aux insuffisances, à créer ce qui n’existait pas. Ayant des besoins impératifs, ils ont voulu les satisfaire, dans tous les domaines de l’activité humaine.
Pour cela, ils ont été patients, tenaces, persévérants. Ils ont appelé à leur aide toutes les ressources de leur intelligence, de leur industrie et de leur ingéniosité.
Pour cela, ils ont parfois employé des moyens non-conformistes, mais qu’importe ! L’essentiel est que dans cette lutte pour la vie ils ont triomphé.
Ainsi, ils ont pu améliorer leur nourriture ; ils se sont procurés du tabac et des boissons autres que de l’eau croupissante des citernes administratives. Faibles isolément, ils ont pu se créer un certain esprit de solidarité capable de dresser une limite et d’opposer une barrière aux brimades, aux vexations et aux crimes administratifs, qui s’exerçaient à leur encontre.
L’Administration pénitentiaire, si elle a tenté au début d’enrayer cette émancipation, a dû reconnaître par la suite son impuissance. Elle a fini par tolérer ce qu’elle ne pouvait empêcher. Ce n’est pas qu’elle l’ait fait de gaîté de cœur – loin de là !
« Diviser pour régner » telle a toujours été sa devise. Son machiavélisme s’est exercé, notamment, dans cette distinction des classes entre les forçats, dans cette course aux places, aux emplois et aux faveurs – génératrice de haines, de jalousies et de délations. En créant cet antagonisme, elle a voulu neutraliser l’esprit de révolte et de rébellion ; elle a voulu satisfaire des appétits au profit de certain – tout en laissant aux autres des espérances et des possibilités, pour la plupart illusoires.
Cependant, malgré toutes ces oppositions d’intérêts, malgré tous les conflits qui en résultaient, la collectivité pénale, consciente d’une commune solidarité, n’a jamais manqué de s’élever au-dessus de ces dualismes afin de rétablir un équilibre relatif entre ses membres.
Prenons quelques faits, pour illustrer cette donnée.
Voici par exemple un joueur heureux qui a gagné une certaine somme au cours de la nuit ; il se couche et s’endort.
Au réveil, il s’aperçoit qu’il a été volé. Le coup est régulier, penseront ses compagnons et même ses amis : il faut savoir garder son argent, quand on est au Bagne. Cependant, on lui fera un prêt, on ne le laissera manquer de rien.
Autre chose : dans une discussion, un homme est tué ; les amis de ce dernier seront les premiers à faire rejeter tous les torts sur la victime. On charge le mort pour sauver le vivant. Cela n’empêche pas que, par la suite, il intervienne un règlement de comptes. Presque toujours, on cherchera à apaiser les haines et les discordes, bien loin que de les envenimer.
Si de temps à autre une rixe se produit, s’il y a des querelles et des malentendus, si des crimes, même se produisent, il règne cependant une certaine entente parmi les forçats. Ils comprennent très bien que dans leur situation ils doivent se supporter et s’entraider les uns, les autres. Seuls les délateurs – et avec juste raison – sont mis à l’index et traités ainsi qu’ils le méritent.
Ces derniers ne manquent pas de se livrer à leur besogne en s’assurant le bénéfice de l’impunité – pour en obtenir un profit quelconque. Mais il arrive que malgré toutes les précautions ils se font démasquer. Souvent, ils payent de leur vie leur trahison : un matin on les trouve étendus sur leur couche avec un poignard entre les épaules. Qui accuser ? l’affaire est classée. Généralement, ces individus reçoivent une bonne correction et sont chassés de la case. Alors ils se font mettre à l’isolement au quartier cellulaire – en attendant d’être nommés porte-clés.
Au Bagne, chacun se débrouille, plus ou moins, pour tirer son épingle du jeu. Si dans une case il y a quelques malheureux qui n’ont que leur ration administrative à se mettre sous la dent, c’est à qui leur apportera quelque chose : des fruits, des victuailles, du tabac. Ils n’ont pas besoin de rien demander.
Un camarade sort-il du cachot, où il a enduré toutes les privations ?
Aussitôt, on voit sa place encombrée de mangeailles de toutes sortes, ainsi que de paquets de tabac.
Certes, il se commet beaucoup de méfaits dans le milieu du Bagne ; l’hypocrisie y joue un rôle prédominant, ainsi que la jalousie et la médisance. C’est un fait.
Cependant, dans ma longue carrière de forçat, j’ai observé des choses émouvantes – grandes ou petites.
J’ai été témoin de traits d’abnégation et de renoncement auxquels je ne me serai pas attendu. Les actes de dévouement n’étaient pas rares. Nombre de surveillants, de femmes, d’enfants furent sauvés d’une mort certaine (principalement des noyades) grâce à des condamnés qui n’hésitèrent pas de risquer leur vie – et qui même la sacrifièrent, dans un esprit de pur altruisme.
Par deux fois, j’ai été témoin d’actes semblables :
Un pêcheur, posté sur une roche émergeante, tomba à l’eau par suite d’une faux mouvement. Deux maraudeurs de cocos qui avaient vu la scène, n’hésitèrent pas de se jeter à la mer pour le repêcher. Les vagues, comme à l’ordinaire aux Iles du Salut, battaient furieusement les rochers du rivage. Les deux sauveteurs, ballotés par les flots, luttaient difficilement contre la houle. Cependant, l’un d’eux parvint à saisir l’infortuné pêcheur et à le ramener au rivage : il avait cessé de vivre. Quant à l’autre sauveteur, ce n’est qu’après des efforts surhumains qu’il put reprendre pied sur la terre ferme.
Dans une autre circonstance, alors que le canot était à moitié chemin entre Royale et Saint-Joseph, un condamné assis sur la bande, perdit l’équilibre et tomba dans la mer. Aussitôt, un des canotiers fit un classique plongeon et réussit à saisir son compagnon de misère. Pendant qu’on lui tendait un aviron afin qu’il put remonter dans le canot avec sa charge, tous ceux qui assistaient à cette scène dramatique, pouvaient voir évoluer les sinistres squales qui s’apprêtaient à faire un festin inattendu. Heureusement qu’ils manquèrent leurs proies – de quelques secondes, seulement. Un article du règlement général, prévoit que les actes de courage et de dévouement seront récompensés par des mesures de grâce. Cependant, je n’ai jamais vu accorder une grâce totale pour des faits semblables – seulement des remises partielles de peine. De nombreux sauveteurs ne furent pas même proposés à cet effet ; d’ailleurs, ils ne le demandèrent même pas.
J’en ai interrogé quelques-uns : ils ont été unanimes à me dire que leur geste avait été spontané. Pas une seconde, ils n’avaient songé qu’ils risquaient leur vie pour une quelconque récompense. De telles confidences, faites avec simplicité, ne manquent pas de grandeur. Ainsi, au Bagne comme partout ailleurs, la nature humaine ne s’avère pas foncièrement mauvaise. L’âme la plus souillée se rachète, à l’occasion, en de lumineux rayons d’amour et de sacrifice.
Beaucoup de ceux-là qui ont revêtu la livrée infâmante, ont une pauvre mère qui ne les a pas oubliés – là-bas, à des milliers de lieues dans un coin de terroir de la douce France. Et lorsque le soir on les voit assis à leur place, dans la case sombre, la tête dans leurs mains, c’est à Elle qu’ils pensent tristement.
C’est pour revoir sa mère, pour la revoir, ne serait-ce qu’une fois avant de mourir, et de la serrer dans ses bras, qu’un forçat risque mille morts en s’évadant…
De tels sentiments jettent une lueur consolante, dans cette noire géhenne où, selon l’expression dantesque, il faut laisser à la porte toute espérance, après en avoir franchi le seuil.
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