Les beaux voyages : l’indésirable chemineau 1935 – 1954
« Depuis mai dernier, il n’a plus reparu ni à Saint Gilles, ni à Aymargues et, selon les renseignements qui m’ont été fournis, il serait actuellement poursuivi par les parquets de Dijon et de Belfort pour infraction à la police des chemins de fer. »[1]
La police gardoise a perdu de vue l’Inco en 1935. Retour aux vaches maigres et à l’errance de son adolescence vagabonde. Les chansons de Gaston Couté collent encore à la peau ou plutôt à ce qu’il reste de la peau du grand gaillard qu’il fut. Roussenq parcourt à nouveaux les chemins. Ou plutôt les voies de chemins de fer.
« J’avais recours aux bons offices de la SNCF. À titre onéreux, pour elle. Ma foi ! le déficit chronique de cette société n’en était pas aggravé pour cela. Et puis, l’Etat est là pour combler ce déficit. En payant mes impôts indirects, à défaut d’autres je participe donc au renflouement de la caisse dans une certaine mesure et bien malgré moi du reste… »[2]
Et c’est le colporteur Roussenq que la main de la justice condamne à deux mois de prison le 25 mai à Belfort pour infraction à l’interdiction de séjour[3] ; c’est encore le colporteur Roussenq que le parquet de Dijon condamne le 15 juin par défaut à 100 francs d’amende pour n’avoir pas payé son titre de transport le 9 mai précédent[4]. C’est toujours le colporteur Roussenq qui est arrêté en 1936 à Montpellier[5] et à Toulouse où il écope de six mois de prison pour outrage public à la pudeur[6]. Nous ne savons pas ce qui a motivé l’acte délictueux. Acte de protestation après un quelconque refus ? Nous avons vu comment, lorsqu’il est au bagne, Roussenq laisse éclater sa colère sur les surveillants, détruit ce qu’il peut dans sa cellule. Nous pouvons ici imaginer aisément l’indigent et souffreteux colporteur dans une théâtrale mise en scène de son exaspération qui lui vaut ce démêlé avec la justice.
« Ses pauvres jambes, maigres comme un sarment séché »[7] le portent, après six mois de prison, jusqu’à Grenoble au début de l’année 1937 où , sous le nom de sa mère – Pélouzet, il trouve du travail et un logement. « Il vient pour la première fois de sourire à la vie et ses 52 ans lui semblent aujourd’hui une adolescence heureuse. »[8] Mais l’emploi procuré par une association charitable ne dure pas. Deux semaines après les articles de René Louis Lachat dans Le Petit Dauphinois, Roussenq, « colporteur du hasard, chemineau éreinté »[9], est de nouveau sur les routes. C’est là, à la sortie de Grenoble, qu’il est interviewé par Georges Salonic pour le quotidien Paris Soir mais « vite, il reprend sa musette, nous fait gauchement au revoir de la main et trotte en boitillant jusqu’au prochain tournant où il n’est plus, sur le fond du ciel, que l’éternel vagabond des espaces. »[10] Le cycle des condamnations peut reprendre son cours.
Le 16 janvier 1938, Roussenq se retrouve devant la 14e chambre correctionnelle de Paris. Alors qu’elle a été particulièrement silencieuse depuis sa rupture avec le parti communiste, la presse nationale ne manque pas de couvrir un évènement pour le moins banal s’il avait concerné une personne autre que Roussenq :
« À l’arrivée du train 32, venant de Tarbes, un contrôleur amenait, hier, à 9h25, dans le bureau de M. Bouille, commissaire spécial à la gare d’Austerlitz, un voyageur démuni de billet. Il s’agissait d’une vieille connaissance de la justice » raconte Le Matin[11]
C’est « L’ancien bagnard Roussenq protégé du parti communiste » pour L’Écho de Paris[12] ; « un cheval de retour » pour L’Œuvre[13], « ancien bagnard et conférencier » pour Le Jour[14] et La République[15] qui est « condamné à trois mois de prison » pour Le Journal[16]. Quelques-uns de ces titres de presse comme Le Journal des débats ne manquent pas de rappeler la condamnation toulousaine pour attentat à la pudeur pour bien marquer la déchéance du quidam ou encore de signaler un autre coup de colère à la suite du refus d’hospitalisation à Vic sur Bigorre, non loin de Tarbes[17]. En 1948, Roussenq nous explique dans le journal Les Allobroges cette alternance entre le travail de colporteur sur les routes et les séjours en maison de repos :
« Pendant quelques années, jusqu’en 1937, le périple de mes pérégrinations embrassait à peu près la France entière, au beau temps comme à la mauvaise saison. Puis j’appréhendai l’hiver davantage. Alors je décidai de le passer dans les hôpitaux. Sans famille et impécunieux, je ne pouvais guère faire autrement. Je ne pouvais aller plus avant dans cette lutte journalière contre la pluie, la boue, la neige et le gel. Je ne trouvais pas toujours un abri pour m’en préserver. Je me plaçai donc, à cette époque des intempéries, sous l’égide de la loi sur l’assistance médicale gratuite. Pour cela, il faut d’abord une ordonnance médicale d’hospitalisation. Ensuite, l’on doit se présenter à la mairie pour les formalités nécessaires. Cela fait, l’hôpital ouvre ses portes. (…) Les dites formalités, si elles sont opérées à la lettre, sont plutôt casse-tête. On vous demande où vous avez séjourné durant les deux dernières années, combien de temps, ce que vous faisiez. Il faut préciser le lieu où vous avez passé la nuit précédente. Une fois même, on me demanda quelle était l’enseigne de l’hôtel (fictif) où j’avais logé, ainsi que le nom du propriétaire. C’est tout juste si l’on ne me demanda pas d’indiquer la couleur des yeux de la bonne. »[18]
Sans un sou en poche et des poches percées, la dure vie du chemineau Roussenq reprend le 16 avril. Le 29 de ce mois, alors qu’il se trouve à nouveau à Grenoble, il reçoit de la part des camarades anarchistes isérois venus ouïr le propos sur la guerre de Maurice Doutreau[19] la somme de 101 francs et 35 centimes. Le Libertaire remercie, dans son compte-rendu de la conférence, « les hommes de cœur » ayant participé à la collecte[20]. L’anarchie, pauvre fille, n’a pas les mêmes moyens que le mouvement dit de masse affilié à la IIIe Internationale. Le voyage à pied devient difficile. Roussenq est fatigué… et surveillé de loin par l’œil de la police qui ne le lâche toujours pas. Son sort ne l’inquiète pas outre mesure et ce sont toujours les mêmes motifs qui suscitent une septième condamnation le 15 novembre 1938 à Montpellier[21]. Elle s’agace tout au plus lorsque le 28 février 1939 la cour d’appel d’Aix-en-Provence relaxe de l’individu matriculé 158, inscrit depuis mars 1934 à l’état signalétique des récidivistes n°550[22]. Paul Roussenq raconte lui-même tout étonné l’anecdote dans le journal Les Allobroges en 1948[23]. Le juge aixois a estimé que l’article 6 de la loi d’amnistie de décembre 1931 faisait table rase de toutes les condamnations de l’ancien bagnard, dont les quinze ans d’interdiction de séjour que n’ont pas réussi à faire abroger ni la Ligue des Droits de l’Homme, ni le parti communiste et le SRI. L’affaire remonte jusque dans les sphères ministérielles, obligeant le garde des Sceaux, sur avis du procureur général de Nîmes, à trancher et maintenir le 18 décembre 1939 l’interdiction de séjour au regard de l’ambiguïté du décret du 6 août 1932 faisant remise des quatre années de doublage à purger à Saint-Laurent-du-Maroni et non de la peine prononcée par le conseil de guerre de Gabes en 1908[24]. La mesure restrictive et judiciaire est ainsi maintenue théoriquement jusqu’en 1947 !
Les ennuis judiciaires sont donc appeler à perdurer. Roussenq est à Toulouse au début de l’année 1940 et trouve à s’employer à la Poudrerie Nationale. Travail facile et peu éreintant, il est affecté à l’entretien et au nettoyage des rails Decauville de l’usine. Mais, il attend d’avoir touché son premier salaire pour quitter subrepticement son emploi. Huit jours après avoir été embauché, les bureaux de l’administration lui ont demandé « un certificat de bonne vie et mœurs, ainsi qu’un extrait de votre casier judiciaire » [25]. La guerre, déclarée depuis septembre 1939, explique au demeurant le regard pointilleux sur les employés d’une entreprise estimée stratégique.
La bureaucratie administrative de la République finissante, celle du régime de Vichy à sa suite, a vite fait de cataloguer Roussenq comme un indésirable, un vagabond, donc un asocial. Son passé de bagnard anarchiste, d’ancienne vedette communiste constitue bien sûr une charge aggravante. Il se trouve à Bessèges dans le Gard à la fin du mois d’avril – et non « vers le mois de juin » comme il l’écrit en 1948[26] – lorsqu’il se présente à la police pour une attestation d’identité en vue d’un emploi de manœuvre dans une usine locale. Renseignements pris auprès de la gendarmerie de Saint-Gilles-du-Gard, le commissaire de police ordonne immédiatement son arrestation :
« Ce dangereux individu, dépourvu totalement de ressources, sans domicile fixe, sans travail et ayant abandonné l’emploi qu’il occupait dans une usine de Toulouse, a été arrêté pour vagabondage par le commissaire de police. Conduit à Alès, il sera déféré au Parquet. Le procureur de la République l’a fait écrouer. Le commissaire de police va rédiger, en outre, contre Roussenq, anarchiste notoire, un rapport spécial en vue de son internement dans un camp de concentration à l’expiration de sa peine. »[27]
Ayant prouvé devant le parquet d’Alès qu’il est porteur d’une patente de colporteur, Roussenq sort libre du tribunal… mais est de nouveau arrêté pour être mené à Toulouse où, après trois semaine de prison préventive, il comparait devant un tribunal militaire. L’ancien bagnard doit justifier l’abandon de son poste à la Poudrerie Nationale. Devant l’exposé des faits et au regard de son passé, le conseil de guerre fait preuve d’une étonnante mansuétude et ne le condamne qu’à 20 jours de prison, soit le temps de sa préventive :
« Ainsi une juxtaposition, combien disproportionnée. s’établissait à trente-deux ans de distance : Premier conseil de guerre, 20 ans. Deuxième conseil de guerre, 20 jours… »[28]
La mésaventure de Roussenq est particulièrement révélatrice à un moment où la France s’attend à une offensive allemande.
La débâcle fait suite à la drôle de guerre et, le 16 mai 1940, Philippe Pétain est nommé président du conseil. Le lendemain, il prononce son discours radiophonique annonçant l’armistice à venir.
« Entre févier 1939, date de l’ouverture du premier camp d’internement administratif, et mai 1946 date de la fermeture du dernier, quelque 600 000 personnes se sont retrouvées enfermées non pas pour des délits ou des crimes qu’elles auraient commis mais pour le danger potentiel qu’elles représenteraient pour l’Etat et/ou la société. »,
écrit Denis Peschanski dans le résumé de sa thèse sur les camps d’internement français 1938-1946[29]. La voie de l’enfermement s’ouvre à nouveau pour Paul Roussenq, interpelé le 4 décembre 1940, alors que le chef de l’État Français est de passage à Avignon :
« Des agents en bourgeois demandaient leurs papiers à tous ceux qu’ils jugeaient être étrangers à la ville. Ma bonne étoile habituelle me les fit rencontrer. »[30]
Le décret-loi du 18 novembre 1939 élargit à tout individu, Français ou étrangers, considérés comme « dangereux pour la défense nationale ou la sécurité publique »[31] l’internement au départ prévu le 12 novembre 1938 par le gouvernement Daladier pour les réfugiés de la guerre civile espagnole. Si les premiers camps s’ouvrent dans le Languedoc (Argelès, Rivesaltes, etc.), progressivement toute la moitié Sud de l’hexagone – et même au-delà – se couvre de centres de rétention administrative. Après deux mois passés à la prison Sainte-Anne d’Avignon, Paul Roussenq est envoyé sur arrêté préfectoral du Vaucluse dans le Centre de Séjour Surveillé de Saint-Paul d’Eyjeaux, à une quinzaine de kilomètres au sud-est de Limoges le 1er février 1941[32]. Il est transféré très rapidement sur le CSS de Sisteron où il passe la majeure partie de son internement du 10 février 1941 au 19 novembre 1942[33]. Noté comme gravement cachectique en juillet 1942[34] et au regard de sa bonne conduite, l’administration du camp note même – et les surveillants militaires des îles du Salut n’en croiraient ni leurs yeux ni leurs oreilles – qu’il est « volontaire pour le travail quand il le peut »[35]. Paul Roussenq est ainsi proposé à une libération conditionnelle le 31 décembre 1942. Comme tous les indésirables de Sisteron il a été transféré depuis le 19 novembre sur le CSS de Fort-Barraux en Isère[36]. Son astreinte à résidence sur la commune de Sorgues lui est notifiée le 4 janvier 1943 après qu’il ait fait acte d’allégeance au régime de Vichy[37] en reniant son militantisme communiste passé. Il désavoue en effet dans ce texte le SRI qui l’aurait « embrigadé » et affirme s’être aperçu que « la vie en Russie n’était pas le rêve mais plutôt l’esclavage. »[38] Mais Roussenq est libre en ce début d’année 1943 après presque deux ans passés dans les camps français.
Nous avons vu dans le chapitre « Prolégomènes de la redécouverte des écrits d’un homme devenu bagne » que c’est à Sisteron qu’il rencontre l’abbé Pucheu qui publie et arrange ses mémoires huit ans après son suicide ; que c’est là encore qu’il tue le temps et écrit justement au moins par deux fois ses mémoires du bagne. C’est là enfin qu’il souffre presqu’autant qu’au bagne et trouve le réconfort dans les soins prodigués par le docteur Niel à qui il dédie en février 1942 le manuscrit Le Visage du Bagne de juin 1941. Les deux lettres conservées aux archives de l’Isère montrent qu’il n’a rien perdu de sa pratique épistolaire de protestation et qu’il est toujours un aussi fin observateur du schéma systémique de l’enfermement[39]. Mais il faut attendre 1948, soit cinq ans après sa libération, pour qu’il fournisse au journal communiste Les Allobroges un témoignage de son passage à Sisteron. Il s’agit d’un des rares textes évoquant la vie des internés dans ce camp :
« Je fus d’abord envoyé dans un camp de la Haute-Vienne. Huit jours après, je fus transféré à Sisteron. C’est à la citadelle de la patrie de Paul Arène qu’était situé le camp. Les anciennes casemates étaient bondées d’internés faméliques, au nombre de 250 environ. Il y avait là un peu de tout, militants politiques et syndicalistes, récidivistes, souteneurs, patrons de maisons, commerçants qui avaient enfreint les prescriptions du ravitaillement.
Il s’y trouvait même un gamin de seize ans, ainsi que des réfugiés Alsaciens Lorrains. Les surveillants étaient choisis parmi les chômeurs, de belles peaux de vache, en général. Un commandant du camp y tenait la haute main assisté d’un commissaire. La nourriture, déjà mauvaise et insuffisante, devenait de plus en plus infecte, à mesure que les mois s’écoulaient. Tout ce que l’on pouvait trouver de plus « moche » nous était délivré : rutabagas, topinambours, carottes fourragères, courgettes, potirons, rarement des pommes de terre.
La cuisine était préparée à l’eau. Peut-être quelque peu de graisse était-elle allouée : on ne voyait pas la couleur de ses yeux. La quantité de pain suivait les fluctuations du Ravitaillement Général. Un peu de viande était concédée chaque semaine, une ombre de dessert par jour. Le pain, la viande, le fromage, de même que le bouillon et les légumes, étaient délivrés en bloc par la cuisine et par groupes de dix à quinze rationnaires. Il fallait égaliser les quote-part de ces vivres délivrés en bloc. Dans la famine perpétuelle où se trouvaient la plupart de nous, cela s’avérait comme une urgente nécessité. Des balances de fortune furent inventées pour les besoins de la cause. À chaque pesée, tout le monde avait les yeux rivés sur les mains de l’opérateur et sur les plateaux de la balance improvisée. Y avait-il un léger accroc aux données mathématiques, des murmures s’élevaient en s’amplifiant. Parfois même, des rixes éclataient, et cela pour quelques grammes de plus ou de moins. Pour les légumes, l’homme de soupe faisait bien attention de remplir la louche réglementaire exactement, ni plus, ni moins. Le rabiot, s’il y en avait, était réparti cuillère par cuillère. Quant au bouillon, son insipidité excluait toute controverse. Un assez grand nombre d’internés recevaient des colis de leur famille ou de leurs amis.
Ils se constituaient en groupes pour consommer en commun et alternativement les colis reçus. Quant à en faire profiter quelque peu les malheureux qui claquaient du bec, ils n’y songeaient pas un seul instant. On a vu ces êtres faméliques ramasser les miettes de pain tombées à terre, aller devant la cuisine se repaître des déchets mêlés aux cendres. D’autres faisaient bouillir dans un coin de la cour des épluchures de pommes de terre. De jour en jour, ces hommes fondaient à vue d’œil. Le médecin du Camp, qui exerçait à Sisteron, a fait prendre des photographies de groupes de ces malheureux qui n’avaient plus que la peau et les os. On aurait dit de ces Hindous survivants d’une terrible famine. Moi-même, au bout de 18 mois, j’étais passé de 68 à 43 kilos. Puis survint l’épidémie de l’œdème de la faim. Tous les jours des hommes succombaient. En vain le dévoué médecin du Camp faisait l’impossible pour enrayer le mal, en faisant distribuer du soja bouilli, rien n’y faisait. Mes voisins de lit, de châlit, plutôt, avalaient les uns après les autres leur bulletin de naissance, à une cadence accélérée. Je me demandais si j’allais encore demeurer longtemps indemne. L’infirmerie ne contenait que quelques lits : la plupart des hommes atteints mouraient sur leur dure couche de camp.
D’ordre supérieur, défense expresse d’envoyer quiconque soit à l’hôpital de Digne, soit à celui de Sisteron. La vermine pullulait, les poux étaient rois. C’est au bain qu’on changeait de linge. Nos corps n’étaient qu’une plaie. Cette vermine affreuse provoquait les épidémies. La nuit on grelottait sous les minces couvertures ; le jour, il fallait se donner du mouvement pour se réchauffer. Car nous n’étions pas chauffés, même au gros de l’hiver. Avec cela, les surveillants nous menaient la vie dure, opéraient des fouilles fastidieuses, nous tracassaient à tout propos. Plusieurs évadés, qui ne tardèrent pas à être repris, furent par eux roués de coups.
Dans une autre circonstance, un homme fut tué d’un coup de mousqueton – Ces gens-là étant armés jusqu’aux dents. Comme au Bagne. Mais le Bagne n’était qu’un vulgaire pensionnat à côté de ça. Et l’on envoyait là, pour y souffrir et pour y mourir misérablement, des hommes qui ne savaient même pas pourquoi on les y détenait. Quelle honte ! Puis de Gaulle est venu. Comme Daladier, qui les avait instaurés, comme Pétain, qui les avait renforcés, il les a maintenus comme l’ont fait, après lui, les divers gouvernements qui se sont succédé. Et pourtant, rien n’est plus odieux que de vouer ainsi à la mort des hommes contre lesquels ne prévalait aucune suspicion légale. De deux choses l’une : ou ces hommes paraissaient coupables et il fallait les juger ; ou il n’y avait à leur encontre que de vagues présomptions, et alors ils devaient être laissés en liberté. Quelques internés seulement étaient occupés à des travaux qui ne pouvaient souffrir de n’être pas exécutés. Les neuf dixième de l’effectif devaient être réduits à l’oisiveté. Pour y parer, des jeux s’organisaient, des jeux d’argent, surtout la passe et le poker. C’est dans les chambres que l’on jouait ainsi. Des hommes payés à cet effet faisaient le guet dans les escaliers. Les internés politiques et syndicaliste étaient séparés des internés de droit commun : on m’avait classé dans cette catégorie. Fin Novembre 42, l’effectif du camp de Sisteron passa au camp de Fort-Barraux, et vice-versa. C’était bien le même régime qu’à Sisteron. Les décès y prenaient une allure accélérée, deux ou trois par jour. C’est là que je retrouvai l’ancien Gouverneur de la Guyane, M. Chanel, qui devait être transféré peu après au camp de St-Sulpice[40]. Monsieur Chanel m’avait proposé pour une grâce complète en 1927, mais il ne put m’obtenir qu’une remise de cinq ans. Il avait donné des ordres pour qu’on me laissât en paix. Cette rencontre, en un tel lieu et à la même enseigne – l’ancien bagnard et l’ancien gouverneur – quel exemple du retour des choses !
Quant à moi, j’étais à bout de résistance physique ; j’avais contracté le terrible œdème et l’enflure me gagnait de plus en plus. C’est alors que mon internement fut transformé, sur proposition médicale, en résidence surveillée dans un lieu déterminé. On sait que je devais donner quelques coups de canif dans ce contrat unilatéral. »[41]
L’étude de Denis Peschanski vient confirmer le propos de Roussenq sur la dramatique situation des internés dans la citadelle fortifiée par Vauban et réquisitionné en 1940. En février 1942, le camp n’avait perçu que l’équivalent d’un plat de légume par semaine ; la sous-alimentation chronique fait des ravages et, à l’été 1942, 68 des 302 internés souffrent d’un léger affaiblissement, pour 39 il faudrait des soins intensifs tandis que le cas de 33 d’entre-deux parait désespéré. Il y a donc presque la moitié (46%) des détenus atteints[42]. « Les cachectiques de Sisteron vinrent mourir dans l’Isère »[43] après le transfert à Fort-Barraux à la fin de l’année 1942, soit 15 décès en décembre et 13 en janvier 1943. La préoccupation alimentaire étant une constante de la relation épistolaire de Roussenq avec l’Administration pénitentiaire, il n’y a guère d’étonnement à avoir à la lecture des deux lettres en date des 14 et 29 juillet 1941 adressée au chef du camp de Sisteron et conservées dans son dossier. Elles n’en confirment pas moins le propos publié dans Les Allobroges.
Paul Roussenq fait partie de la « liste des internés très gravement atteints » dressé le 7 juillet 1942 par le préfet – inspecteur général des camps et centres d’internement du territoire mais Paul Roussenq est un survivant ! Le doit-il au jeune docteur Niel qui officie dans la camp ? Toujours est-il que le 4 janvier 1943, Paul Roussenq est libre, assigné à résidence à Sorgues certes mais libre. Comme il l’écrit dans Les Allobroges il ne met pas longtemps à transgresser son interdiction de sortie. Le 23 février 1943, l’inspecteur Charles Ochs envoie à Claude Lavedan, juge d’instruction de l’arrondissement de Roanne, l’ordre de libération du CSS de Fort-Barraux de Paul Roussenq, assigné à résidence et donc « inculpé d’évasion »[44]. Il est condamné à un mois de prison[45]. Le fait n’est pas anecdotique même s’il s’inscrit dans la récurrence. Il prouve que « l’engagement sur l’honneur » à « respecter l’œuvre et la personne du Maréchal de France, chef de l’État » pris à Sisteron n’est qu’une acceptation sans lendemain pour appuyer la libération. Roussenq n’a pas dû rester bien longtemps à Sorgues. Il est encore arrêté à Carpentras, soit à 24 kilomètres au nord-est de la commune. Nous ne savons pas à quel date mais il avoue lui-même dans Les Allobroges en 1948 que c’est sa deuxième « rupture de contrat » ; le journal Ce Soir signale en 1948 qu’il passe huit jours derrière les barreaux[46].
Paul Roussenq reprend son activité de colporteur à la Libération. À presque soixante ans, la vie de cheminot n’est pas aussi facile que dans sa prime jeunesse. Physiquement marqué, malade, fatigué, l’homme est en recherche constante de quelques subsides lui permettant d’améliorer son maigre et pauvre ordinaire. Le journaliste de La Gazette Provençale qui le rencontre à Avignon au début du mois de novembre 1946 ne peut s’empêcher de noter qu’il « nous a fait l’effet d’un squelette ambulant, tellement son corps est décharné »[47]. Un mois plus tard, Paul Roussenq écrit à la fille d’Albert Londres, Florise, le 12 décembre 1946 après avoir vainement tenté d’entrer en contact avec elle, au mois de mars précédent par l’entremise du directeur de la revue Paysage. Les deux missives sont alors complémentaires et doublement éclairantes sur cette errance permanente et sur cette quête de la survie :
Au directeur de la revue Paysage :
« Avignon, 24 mars 1946
Depuis dix ans je mène une vie de réprouvé. L’été, muni d’une petite pacotille de menus objets de mercerie, je parcours les campagnes méridionales. L’hiver, j’entreprends le périple des hôpitaux, sortant de l’un pour entrer dans un autre. Je suis actuellement à celui d’Avignon mais sur le point d’en sortir. On ne garde guère les indigents à défaut d’urgence. J’ai mis au point un travail mémoriel de cinq milles lignes environ : Souvenirs du Bagne et de l’après-Bagne. Je crois qu’il est digne de l’impression d’abord dans un hebdomadaire. Je le réserverai pour Paysage si vous le jugez opportun. Il y a la matière de cinq pages massives. Vos conditions rétributives seront les miennes. »[48]
À Florise Londres :
« Fontainebleau, le 12 décembre 1946
J’ai rédigé mes mémoires où je rends hommage au réformateur du Bagne que fut Albert Londres. L’éditeur Bordas l’a conservé plusieurs mois ; finalement, il me l’a renvoyé alléguant que ce n’était pas du ressort de sa spécialité. Depuis ma rentrée en France, je n’ai guère goûté aux douceurs de la vie. (1933) À la belle saison, j’écoule de menus articles de mercerie dans les campagnes méridionales. L’hiver, je vais d’un hôpital à un autre à travers toute la France. Mais j’en ai trop vu – des vertes et des pas mûres – pour ne pas être immunisé contre les coups du sort. J’aurai une requête à vous formuler : ne voudriez-vous pas faire appel en ma faveur auprès de vos relations ou d’une société de bienfaisance, à l’effet de me procurer du linge et des vêtements ? Je vous en serais extrêmement reconnaissant. Ma taille est de 1,73. Je vous joins quelques-uns de mes poèmes espérant qu’ils vous agréeront. »[49]
La lettre à Florise Londres est effectivement accompagnée d’un poème de 44 alexandrins écrit sur deux pages ; Apostolat glorifie l’action sur les bagnes coloniaux et militaires du reporter, revêtant sous la plume de Roussenq, les oripeaux d’un saint laïc :
« Mais tous les parias garderont dans leur cœur / Le vivant souvenir de leur libérateur. »[50]
L’ancien bagnard a également envoyé un cahier de vingt-deux pages intitulé Poèmes brefs et dédié à :
« Mlle Florise Albert Londres, en souvenir d’Albert Londres qui ne cessa de mettre son grand talent au service des opprimés et des déshérités »[51].
Treize petits poèmes composent l’opuscule ; Roussenq y évoque Rimbaud et Baudelaire ainsi que son ressenti, son vécu dans Solitude, Introspection ou encore Évocation nocturne. L’Horoscope et les Saisons et le zodiaque sont destinés « aux fins de publication dans un almanach astrologique » tandis que J H Fabre[52] chante la gloire en quatorze vers du naturaliste d’Avignon, précurseur de l’éthologie, et poète de langue occitane.
Roussenq recherche une aide matérielle, c’est une évidence. Mais ses poèmes et la lettre à Florise Londres, dont on ne sait si elle lui a répondu, révèlent en même temps que son érudition et son appétence pour la versification, une adaptation à son public. Nous sommes loin, très loin en effet des critiques acerbes à l’encontre du célèbre reporter écrites dans les 25 ans de bagne ou encore prononcées devant « les 100.000 ouvriers » venus ouïr le héros du prolétariat français en 1933[53] !
C’est encore ce type de procédé qu’il emploie un peu plus d’un an après lorsque, à Grenoble, le quotidien communiste Les Allobroges publient « Mes tombeaux ». Du jeudi 29 janvier au jeudi 11 mars 1948, les lecteurs isérois apprennent en trente-six longs articles l’édifiante et misérable vie d’un jeune réfractaire ayant lancé un quignon de pain à la face ahurie d’un juge. Si Albert Londres est décemment traité par comparaison à la dialectique communiste des années SRI, il n’est pas surprenant de voir la narration du voyage en URSS écrite toute en nuance et surtout sans critique comme il l’a fait du temps de sa gérance du journal libertaire Terre Libre en 1935. Roussenq feint alors de s’enthousiasmer pour la prison soviétique qu’il a visitée à Moscou le 19 août 1933 ou encore pour l’orphelinat Dzerjinski de Kharkov en Ukraine qu’on montre à la délégation des camarades français en septembre[54].
Les derniers chapitres de « Mes tombeaux » nous éclairent un peu sur le parcours de Roussenq après la guerre. Il raconte en effet son errance sous le triptyque route – hôpital – prison[55]. De fait, si l’on sait par la lettre qu’il écrit à Florise Londres qu’il se trouve à Fontainebleau en décembre 1946 après avoir séjourné à Avignon, il est donc en Isère à la fin de l’année 1947 et se retrouve à la prison de Grenoble au moment où Les Allobroges publient ses souvenirs. C’est là que l’attendent Christian Galli, journaliste et poète local, et Minnie Danzas, du quotidien Ce Soir, pour l’interviewer au début du mois de février 1948[56]. Nous avons vu dans le chapitre « Prolégomènes de la redécouverte des écrits d’un homme devenu bagne » que Roussenq fraternise avec un jeune couple grenoblois qui l’héberge avant qu’il ne reprenne son chemin vers Aimargues. En remerciement, le vieux cheminot de 63 ans, offre à Louis et Séverine Beaumier « les seuls cadeaux à sa portée ; un fort couteau à lames multiples, et un petit carnet manuscrit et dédicacé, où il avait inscrit une vingtaine de poèmes de son cru. »[57]
Le cahier offert en contient seize[58] ; on y retrouve dix des treize poèmes offerts à Florise Londres. Horoscope, À Rimbaud et Horoscope ont cédé la place à Mon destin, L’Amitié, L’Amour, le Sourire, la Guyane et Défi à la souffrance. La Guyane n’est en réalité qu’un extrait de La Géhenne et L’Enfer du bagne que l’ancien bagnard a rédigé à Saint-Laurent-du-Maroni. Défi à la souffrance, que nous reproduisons plus bas, nous semble, en 1948, prémonitoire tant l’homme parait fatigué. Le 24 avril, il donne de ses nouvelles à ses nouveaux amis :
« Me voici rendu à Aimargues depuis avant-hier. Mais je n’y ai pas retrouvé le soleil du Midi. De la pluie, et encore de la pluie… Je suis tombé en pleine grève des ouvriers agricoles[59]. Ces derniers réclament un salaire horaire de 65 fcs, un rappel du manque à gagner depuis le 1er octobre et le payement intégral des journées de grèves. Déjà, dans des communes voisines, les agricoles ont obtenu pleine et entière satisfaction[60]. Mais les patrons vinassiers d’Aimargues renâclent et la grève continue. Une soupe populaire fonctionne matin et soir, depuis huit jours. À midi, on distribue de la soupe, des légumes et de la viande ; à sept heures, de la soupe et des légumes secs ou des pommes de terre en ragoût. La solidarité s’exerçant de la part des organisations non-grévistes. Le moral est bon et la lutte se poursuivra jusqu’à la capitulation finale.
Il faut dire que les travailleurs d’Aimargues sont très combattifs ; cette localité possède un fort noyau libertaire et l’influence des copains est prépondérante. D’ailleurs, ils sont à la tête du comité de grève. Je vais rester ici jusqu’au 1er mai. Ensuite, je ferai achat de petits articles de mercerie à Nîmes et à Avignon et puis j’irai rejoindre la région de Châteaurenard pour les écouler. J’y retrouverai mon cabanon et j’y passerai la bonne saison. (…) Ici, j’ai loué une chambre, et la plupart du temps je prends mes repas chez des camarades. Une ration supplémentaire à mon intention leur est délivrée. D’ailleurs, il reste toujours du rabiot dans les marmites. »[61]
Roussenq fait savoir aux époux Beaumier qu’il doivent adresser leur courrier s’ils veulent lui écrire chez Élisée Perrier[62]. Ce militant au groupe local de la FA anime le comité de grève avec quatre autres compagnons, dont Jean Jourdan, et cinq syndiqués CGT. « Élisée Perrier était, parmi eux, le plus écouté parce que le plus calme, le plus sensé, fournissant des arguments logiques et irréfutables », se souvient à l’été 1988 Alphonse Sabatier interrogé par Séverine Beaumier[63]. D’abord soutenu par la mairie communiste d’Aimargues[64], le mouvement des ouvriers agricoles rentre vite en conflit avec elle. Le conflit s’enlise et la gendarmerie n’hésite pas à user de la matraque[65]. Roussenq a de toute évidence participé à l’agitation menée par ses compagnons. A-t-il travaillé dans les vignes d’Aimargues avant ou après son séjour sur Avignon comme il l’écrit à ses amis grenoblois ? La commune de Chateaurenard se trouve en effet à cinq kilomètres environ au sud-est de la cité des papes. Le 8 août 1988, Louis et Séverine Baumier rencontrent à Aimargues Michel Mathès qui travaille sur une biographie de son ami anarchiste Jean Jourdan décédé deux ans plus tôt et dont il a recueilli les souvenirs oraux. Jourdan (1908-1986), dit Chocho, pilota le comité de libération de la commune en 1944[66] après avoir été interné au camp de Saint-Sulpice dans le Tarn pendant la guerre[67]. Installé après 1948 au Cailar à 4 kilomètres, il s’est rappelé de Paul Roussenq employé aux vendanges, ne « se souciant guère du rendement » et surtout refusant de laisser passer une charrette entre les vignes, où il se trouvait assis, parce qu’il déjeunait : « C’est l’heure de manger ; moi je mange »[68] !
Jean Jourdan, Élisée Perrier ont accueilli Roussenq à Aimargues mais on ne sait pas le temps qu’il a passé là et à proximité d’Avignon en 1948 ; il tombe visiblement malade au point, au fil de son errance reprise, de penser régulièrement au suicide comme il l’écrit dans son poème Défi à la souffrance :
« Je te connais Douleur. En vain ton aiguillon
A labouré ma chair de son dur sillon.
En vain, ta meurtrissure a labouré mon âme ;
Elle n’a pas éteint cette vivace flamme
Qui brûle dans mon cœur longuement ravagé
Et qui bat, malgré tout, de son rythme inchangé.
–
Si le destin cruel m’a choisi comme cible
M’apportant, de tourments, une somme indicible,
J’ai supporté ses coups d’un front toujours serein,
Sans que la moindre trêve y vienne mettre un frein.
–
Et lorsque, maintenant, au terme du calvaire
J’évoque, du Passé, le visage sévère
Ayant tout enduré, près du gouffre béant,
Je demeure debout, sur le seuil du néant »[69]
Le pas est franchi à Bayonne le 3 août 1949. Une mort résumant toute une vie d’anarchiste. Une mort choisie, voulue et non subie. Une mort pour effacer les douleurs du corps et la déprime grandissante. L’homme est « à bout », fatigué. Il est allé « chercher le grand remède à toutes les souffrances » dans la « belle rivière » qui coule dans la ville. Son corps est repêché le 6 août. Sa dernière lettre, celle que la police retrouve sur les bords de l’Adour, est pour Élisée Perrier qui, dans la nécro du Libertaire en date du 19 août 1949, raconte la fin de son ami, l’Incorrigible Roussenq :
« Usé par 25 ans de bagne et, depuis sa libération, traqué et jeté en prison par tous les Javert de France, ce « doux pays de liberté », malade, acculé désormais à rouler d’un hôpital à l’autre sans espoir de guérison, Roussenq tente par deux fois, à Cannes le 7 juillet dernier, de se donner la mort, sans y parvenir.
Au diable – m’écrit-il – cette malchance ! Faudra-t-il que j’attende le verdict de la nature ?
Il séjourne encore brièvement dans différents hôpitaux, aussi moches les uns que les autres, et le voici, le 30 juillet, à Bayonne. Il souffre terriblement. La douleur ricane, croyant déjà tenir sa proie. Roussenq se passera de ses services. Elle veut le tuer. Il la devancera dans ses prétentions. C’est la dernière victoire qu’il remportera sur elle. Roussenq était d’une espèce rare. Il est mort comme il a vécu. Simplement. Courageusement. »[70]
Le 9 septembre 1949, La Bourgogne Républicaine, qui avait douze ans auparavant publié ses souvenirs, lui rend un ultime hommage « alors que la nouvelle ne semble pas avoir fait grand bruit dans la presse. »[71] Le journaliste Motus ne manque pas alors de souligner une vie de souffrance et de misère : « Le mieux ne vient jamais pour les êtres voués aux gémonies – sauf dans les romans bien construits. »[72] Le registre du cimetière de Saint-Léon de Bayonne porte à juste titre la mention « indigent » à côté du nom du suicidé[73]. Paul Roussenq, dit L’Inco, est mort. Dernier beau voyage.
Reste une existence d’insoumis, une vie d’incorrigible oubliée ? Reste une plaque de rue dans un quartier excentré de Saint-Laurent-du-Maroni en Guyane. Un nom de rue pour rappeler une vie libre malgré les années d’enfermement. Les yeux ouverts. Roussenq a vu un monde qui n’était pas beau. Restent ses souvenirs d’URSS et ses indispensables mémoires carcéraux. Restent les alexandrins d’un poète autodidacte. Roussenq résiste nous l’avons vu par l’écrit. Il n’était finalement pas un bagne ; il était un homme dans toute sa complexité. Un homme conscient et politisé, épris du principe de liberté, refusant tous les pouvoirs et prêt à en assumer toutes les conséquences. Heureux qui comme Roussenq a fait de beaux voyages ?
Reste un exemple particulièrement éclairant du traitement pénal de la question sociale à la fin du XIXe siècle. Clairvaux, Biribi, la Guyane. Une machine à broyer les asociaux, les petits et grands criminels, les adolescents vagabonds – et c’est pire encore quand le virus de la contestation anarchiste les pique ; un système éliminatoire dont on en sort pas indemne. Il faut lire Paul Henri Roussenq, le bagnard de Saint-Gilles, pour prendre la pleine et entière mesure d’une force de caractère ne se limitant pas seulement à des années de cachots et à un dossier pesant plus de cinq kilogrammes[74]. Reste la lumière d’un indispensable témoignage, d’un document historique fort, écrit au Centre de Séjour Surveillé de Sisteron en juin 1941, présentant sans acrimonie et d’une manière tout à fait didactique le Visage du Bagne.
Et c’est Roussenq qui l’éclaire pour nous.
Bienvenue chez les hommes punis.
[1] AN, Fonds Moscou, 19940472/ article 291/ dossier 26154 : Roussenq Paul 1933-1940, rapport du préfet du Gard, 28 juin 1935.
[2] Paul Roussenq, article « Mes tombeaux » dans Les Allobroges, 7ème année, n° 1310, jeudi 11 mars 1948, p.2.
[3] Minnie Danzas, article « L’Inco, 21 ans de bagne, 3779 jours de cachot, a connu toutes les prisons de France et la Guyane… » dans Ce Soir, 13 février 1948. L’arrestation de Roussenq est signalé dans Le Républicain de Belfort en date du 25 mai 1935.
[4] Le Progrès de la Côte d’Or, 16 juin 1935.
[5] Minnie Danzas, article « L’Inco, 21 ans de bagne, 3779 jours de cachot, a connu toutes les prisons de France et la Guyane… » dans Ce Soir, 13 février 1948.
[6] La Dépêche de Toulouse, L’Écho de Paris, La République, Le Journal, 18 janvier 1938.
[7] René Louis Lachat, article « Toi Roussenq L’Inco » dans Le Petit Dauphinois, 6 mars 1937.
[8] Ibid.
[9] Georges Salonic, article « Roussenq l’Inco » dans Paris-Soir, 28 mars 1937.
[10] Ibid.
[11] Le Matin, 17 janvier 1938.
[12] L’Écho de Paris, 18 janvier 1938.
[13] L’Œuvre, 18 janvier 1938.
[14] Le Jour, 18 janvier 1938.
[15] La République, 18 janvier 1938.
[16] Le Journal, 18 janvier 1938.
[17] Le Matin, 17 janvier 1938 ; Le Journal des Débats, 19 janvier 1938.
[18] Paul Roussenq, article « Mes tombeaux » dans Les Allobroges, 7ème année, n° 1310, jeudi 11 mars 1948, p.2.
[19] Né le 15 juin 1909 à Oureau, Maurice Duwiquet dit Maurice Doutreau, correcteur et militant anarchiste, adhère en 1935 à la Ligue internationale d’action pacifiste et sociale et l’année suivante à l’UACR. Collaborateur régulier au Libertaire, il est condamné à deux mois de prison pour des propos considérés comme une apologie du meurtre dans un article sur la mort de deux policiers parisiens. En avril 1938, il fait une tournée de conférences contre la guerre et l’union sacrée, pour le compte de l’UA à Saint-Claude, Lyon, Annecy, Annemasse, Thonon, Chambéry, Grenoble où est organisée cette quête en faveur de Roussenq. DMA, notice Maurice Doutreau.
[20] Le Libertaire, 12 mai 1938.
[21] AN, Fonds Moscou, 19940472/ article 291/ dossier 26154 : Roussenq Paul 1933-1940, rapport du procureur général de la cour d’appel de Nîmes, 9 décembre 1939.
[22] Ibid.
[23] Paul Roussenq, article « Mes tombeaux » dans Les Allobroges, 7ème année, n° 1307, lundi 8 mars 1948, p.2 : « Une quatrième fois, je me vis traduire, sous la même inculpation, devant le tribunal correctionnel d’Aix-en-Provence, vers 1936. Le Président m’ayant demandé mes nom et prénoms, le Substitut intervint : Cette affaire ne me parait pas claire. Rien n’établit que le prévenu soit effectivement soumis à une interdiction de séjour. J’ai envoyé une note à cet égard, dont j’attends la réponse. Dans ces conditions, je demande le renvoi à huitaine. Je m’attendais à être condamné avec un retard de huit jours lorsque je revins sur la sellette. A ma grande surprise, le Substitut déclara : J’ai reçu ce matin même les pièces qui sont au dossier. Roussenq demeure touché par le paragraphe… article… de la loi d’amnistie du… Dans ces conditions, la relaxe s’impose. Et je fus acquitté. Ainsi j’étais amnistié depuis un temps antérieur à mes condamnations et je n’en savais rien, de même que les juges qui m’avaient condamné par trois fois. » Notons que Roussenq, en 1948, divise par deux le nombre de ses condamnations depuis qu’il est rentré en France à la fin de l’année 1932 !
[24] AN, Fonds Moscou, 19940472/ article 291/ dossier 26154 : Roussenq Paul 1933-1940, rapport du procureur général de la cour d’appel de Nîmes, 9 décembre 1939 ; note du directeurs des affaires criminelles et des grâces auprès du garde des sceaux, 18 décembre 1939.
[25] Paul Roussenq, article « Mes tombeaux » dans Les Allobroges, 7ème année, n° 1307, lundi 8 mars 1948, p.2.
[26] Paul Roussenq, article « Mes tombeaux » dans Les Allobroges, 7ème année, n° 1308, mardi 9 mars 1948, p.2.
[27] Article « Un anarchiste ancien forçat est arrêté à Bessèges » dans Le Petit Provençal, 27 avril 1940.
[28] Paul Roussenq, article « Mes tombeaux » dans Les Allobroges, 7ème année, n° 1308, mardi 9 mars 1948, p.2.
[29] Denis Peschanski, les camps français d’internement 1938-1946, thèse pour l’obtention du grade de docteur d’État es-lettres (histoire contemporaine), sous la direction de M. Antoine Prost, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2000, p.II.
[30] Paul Roussenq, article « Mes tombeaux » dans Les Allobroges, 7ème année, n° 1308, mardi 9 mars 1948, p.2.
[31] Journal Officiel de la République Française, 19 novembre 1939, p.13218 : « Article 1 : Dans les cas prévus à l’article 1er de la loi du 11 juillet 1938, lorsque l’état de siège a été déclaré, les individus dangereux pour la défense nationale ou pour la sécurité publique peuvent, sur décision du préfet, être éloignés par l’autorité militaire des lieux où ils résident, et, en cas de nécessité, être astreints à résider dans un centre désigné par décision du ministre de la défense nationale et de la guerre et du ministre de l’intérieur. »
[32] AD Haute Vienne, 185W3-68, liste des internés arrivés pendant la quinzaine du 1er au 15 février 1941.
[33] AD Alpes de Hautes Provence, 0041W0007, État nominatif des internés arrivés, libérés, évadés du camp de Sisteron pendant la période du 1er au 28 février 1941 ; AD Isère 15W220, notice individuelle Paul Roussenq.
[34] AD Alpes de Hautes Provence, 0041W0034, rapport du préfet – inspecteur général des camps et centres d’internement du territoire et liste des internés gravement atteints, 7 juillet 1942.
[35] AD Isère, 15W134, rapport commissaire de la police nationale au camp de Sisteron, 1er septembre 1941.
[36] Le CSS de Sisteron devient à ce moment un centre d’internement pour les détenus politiques.
[37] AD Isère, 15W134, déclaration de l’interné Roussenq Paul, 13 octobre 1942 : « En cas de libération, Roussenq Paul s’engage à ne plus se livrer à une activité répréhensible quelconque et à servir de tous ses moyens la personne du Chef de l’État et la Révolution Nationale. »
[38] Ibid.
[39] AD Isère 17W134, la lettre du 14 juillet 1941 se plaint de l’attitude d’un surveillant venu lui demander son nom pour le mettre en punition après qu’il ait fait une remarque sur la qualité de la nourriture servie ; celle du 29 juillet, adressée comme la précédente au chef de camp, évoque une distribution de nourriture plus favorable aux amis des cuisiniers qu’aux autres internés.
[40] Charles Jean Chanel n’a pas dû rester bien longtemps au CSS de Saint-Sulpice dans le Tarn, puisque son décès est signalé le 13 janvier 1943 à Cannes.
[41] Paul Roussenq, article « Mes tombeaux » dans Les Allobroges, 7ème année, n°1309 et n° 1310, mercredi 10 mars et jeudi 11 mars 1948, p.2.
[42] Denis Peschanski, op. cit., p.237.
[43] Denis Peschanski, op. cit., p.248.
[44] AD Isère 17W134.
[45] Minnie Danzas, article « L’Inco, 21 ans de bagne, 3779 jours de cachot, a connu toutes les prisons de France et la Guyane… » dans Ce Soir, 13 février 1948.
[46] Ibid.
[47] La Gazette Provençale, 7 novembre 1946.
[48] A.N., Fonds Albert Londres, 76AS20.
[49] Ibid.
[50] Ibid.
[51] A.N., Fonds Albert Londres, 76AS16.
[52] Jean-Henri Fabre, 1823-1915.
[53] Voir chapitres : « A working class hero is something to be », « Le poison de la propagande », « Prolégomène de la redécouverte des écrit d’un homme devenu bagne ».
[54] Paul Roussenq, article « Mes tombeaux » dans Les Allobroges, 7ème année, n°1305 et n° 1306, vendredi 5 mars et lundi 8 mars 1948, p.2.
[55] Soit les numéros 1303, 1304 et 1310 des Allobroges en date des 3, 4 et 11 mars 1948.
[56] Minnie Danzas, article « L’Inco, 21 ans de bagne, 3779 jours de cachot, a connu toutes les prisons de France et la Guyane… » dans Ce Soir, 13 février 1948.
[57] Dossier de recherche de Louis et Séverine Beaumier, archives privées, Daniel Vidal.
[58] Ibid.
[59] Pauline Cazalis, L’anarchisme entre lutte sociale et prise de pouvoir : Aimargues 1900-1951, mémoire de maîtrise en histoire contemporaine, Université Paul Valéry – Montpellier III, septembre 2001, p.129-136 : « Reprise de la tradition de combat » : « L’apogée des grèves aimarguoises se situe en 1948. Celles-ci, malgré l’importance de la CGT, restent influencées par l’anarcho-syndicalisme » (p.132).
[60] Pauline Cazalis, op. cit., p.133 : « Cette dernière phrase fait allusion à Saint-Laurent d’Aigouze et à Aigues-Mortes, où les ouvriers ont obtenu 65 fr. de l’heure et un rappel sur la base de 59 fr. de l’heure à compter du 1er décembre 1947, au lieu des 52 fr. 50 de l’heure accordés par l’arrêté d’avant la grève. » Le propos de l’auteur commente l’article de La Voix de la Patrie en date du 13 avril 1948 qui donne la même information que Paul Roussenq.
[61] Ibid.
[62] Élisée Perrier, 1913-1992, ouvrier agricole, milite dans les années 1930 au sein du groupe d’Aimargues ; interné pendant la guerre pour avoir refusé l’ordre de mobilisation, il adhère à la libération à la FA puis à la CNT ; c’est avec ce syndicat anarchiste qu’il participe activement aux grèves de 1947, 1948 et 1950. Perrier accueille Roussenq en 1948 ; il le connait depuis les années 1930 et c’est lui qui consacre l’article nécrologique du libertaire le 19 août 1949. DMA, notice Perrier Élisée.
[63] Dossier de recherche de Louis et Séverine Beaumier, archives privées, Daniel Vidal.
[64] Joseph Chatellier (1901-1985) appartient au groupe anarchiste d’Aimargues dans les années 1920 avant de rallier le parti communiste à la Libération et d’occuper le poste de maire de la commune de 1945 à 1963. DMA, notice Chatellier Joseph.
[65] Dossier de recherche de Louis et Séverine Beaumier, archives privées, Daniel Vidal. Souvenirs d’Alphonse Sabatier : « Les grèves des ouvriers de la viticulture ? il y en a eu à diverses époques. Celle de 1948 ? parbleu, il en était ! Elle a duré un mois ; les gendarmes, les gardes mobiles sont intervenus. Les grévistes ont essayé de tenir bon. »
[66] Pauline Cazalis, op. cit., p.97, chapitre III « La commune libre et son échec » : « À Aimargues, profitant de la confusion générale due à la débâcle allemande, les anarchistes décidèrent de déclarer la Commune Libre et de mettre en pratique des idéaux prônés dans la ville depuis longtemps. » L’expérience ne dure pas bien évidemment.
[67] DMA, notice Jourdan Jean.
[68] Dossier de recherche de Louis et Séverine Beaumier, archives privées, Daniel Vidal. Souvenirs de Jean Jourdan.
[69] Dossier de recherche de Louis et Séverine Beaumier, archives privées, Daniel Vidal. Cahier de poèmes données à Louis et Séverine Beaumier.
[70] Élisée Perrier, article « Paul Roussenq, L’Inco n’est plus » dans Le Libertaire, 19 août 1949.
[71] Effectivement, seul le journal Combat signale le 5 août 1949 qu’à « Bayonne, sur les rives de l’Adour a été trouvée une lettre dans laquelle un ancien bagnard, Paul Roussenq, 63 ans, qui a passé 25 ans à l’île du Salut, exprimait son intention de mettre fin à ses jours. Les recherches n’ont pas permis de retrouver son corps. »
[72] Motus, article « Entre nous – Roussenq » dans La Bourgogne Républicaine, 9 septembre 1949.
[73] Daniel Vidal, op. cit., p.37.
[74] Et même nettement plus si l’on prend en compte les six dossiers des ANOM d’Aix-en-Provence contenant les passages de Roussenq devant le TMS
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