Matricule 37664 : commandant de mes couilles !
Les trois parties manquantes de ce chapitre, soit les textes que Mme Van de Walle et M. Collin ne nous ont pas autorisés à mettre en ligne dans le Jacoblog[1], pourraient se résumer par la conclusion de la lettre que le transporté Dain envoie au commandant Masse des îles du Salut le 6 mars 1923. La missive fait sensation ; elle est enveloppée de papier cristal pour éviter que le chef du pénitencier se salisse les mains en la touchant. Roussenq qui a écrit pour son codétenu a signé avec ses excréments et cela fait du bruit dans le microcosme carcéral. Le fonctionnaire civil de l’AP Ubaud arrive à Saint-Laurent-du-Maroni en 1927, il quitte la Guyane en 1943. Nous pouvons retrouver l’anecdote dans ses souvenirs conservés au musée Cognacq de Saint-Martin-de-Ré. Albert Londres visite la Guyane en mai-juin 1923 et c’est bien cette lettre que le commandant Masse lui montre avec tout le dossier de celui qu’il finit par surnommer L’Inco. L’infatigable épistolaire, adorateur des « délices du cachot » est devenu une vedette du bagne.
De temps à autre, Roussenq, interné B aux îles du Salut, fait le voyage à Saint Laurent du Maroni. Il y est jugé six fois par le TMS : en 1910 pour refus de travail (acquitté), en 1911 pour outrage à surveillant militaire (non-lieu), en 1912 un nouvelle fois pour refus de travail (un an de prison), en 1915 pour tentative d’évasion (deux ans de travaux forcés), en 1917 pour voie de fait sur la personne d’un médecin militaire (cinq ans de réclusion), en 1927 pour outrages (un an de prison). Mais c’est la commission disciplinaire des îles, chargée de statuer sur les infractions aux règlements, qui lui permet d’acquérir la notoriété.
Son cas, rapporté par Albert Londres en 1923, devient alors symptomatique d’une guerre menée par une infime minorité contre la société pénitentiaire, d’un refus du processus de normalisation qui tend à faire du bagnard un maillon interchangeable de l’institution totale et carcérale, un mouton soumis et ployant sous les coups souvent mortels et la férule des agents de l’AP (administration pénitentiaire). De 1908 à 1929, date de sa libération, il cumule 3779 jours de cachots nous dit le journaliste. « Record absolu ! » pour un dossier qui pèse plusieurs kilogrammes. La demande de remise de résidence, établie le 7 janvier 1930, va encore plus loin. Elle fait un résumé rapide des « punitions disciplinaires encourues : 15 nuits de prisons, 596 jours de cellules, 3439 jours de cachot ». Soit un total de 4050 jours et nuits passés entre quatre murs. Sans compter le temps gracieusement offert par le TMS. Dans un noir presque total. Plus de dix-huit ans au trou !
Roussenq aligne les punitions pour « paroles ordurières, chants en cellule, réclamations non fondées, dégradation des locaux, non malade ». Roussenq multiplie les provocations, du bavardage délibéré jusqu’au refus d’enfiler sa manille. Il écope par exemple de trente jours de cahot pour avoir forcé le guichet de sa cellule, glissé sa tête et crié : « Une autre punition, s’il vous plait ! ». Pour Alexandre Jacob, Roussenq fait figure d’exception. C’est ce qu’écrit l’ancien illégaliste, revenu de Guyane, au député Ernest Laffont le 11 janvier 1932 : « En 25 ans de bagne, je n’ai connu qu’un seul transporté qui se plaisait en cellule. C’était Roussenq, un pauvre fou, un hystérique ». Jacob est un pragmatique, un stoïcien amateur de Nietzsche et de Stirner. Il ne comprend pas l’Inco. Pour Eugène Dieudonné, ce dernier est le type même du prisonnier réfractaire : « Roussenq protestait toujours car, dégoûté des hommes et de lui-même, il ne se plaisait que dans la triste solitude des cachots ». Nous n’irons pas jusqu’à affirmer, comme le suggère sans source Philippe Collin dans son texte Albert et Paul, que le matricule 37664 cherche à éviter la promiscuité et l’homosexualité : » Sachant ce qu’il a subi, jeune, à Clairvaux on peut comprendre que Roussenq au début de son séjour guyanais préfère l’isolement de la prison à la cohabitation de la case. » Pour hâtive et réductrice que soit cette conclusion, elle n’en obère pas moins l’hypothèse du comportement d’opposition, typique de celui des condamnés anarchistes. Là où Simon, Léauthier, Thiervoz ou Meyrueis avaient choisi en 1894 la lutte frontale et collective quitte à en mourir, c’est bien une lutte solitaire que mène Roussenq, ce qu’il traduit dans Le Visage du bagne par le chapitre : « Le pot de terre contre le pot de fer ».
Au petit jeu des punitions, Roussenq devient une des stars du bagne, une des bêtes noires de l’Administration Pénitentiaire. Ses lettres injurieuses où il déclare emmerder le gouverneur de la Guyane, le ministre des colonies, finalement la terre entière n’en finissent pas de faire le bonheur des journalistes venus en Guyane chercher le scoop à la suite d’Albert Londres. Nous en avons consulté plus de trois-cent-quarante ! Elles disent aussi toute un schéma systémique de l’élimination par le travail et la faim. C’est une des constantes dans les réclamations de L’Inco qui, au contact de Jacob notamment, acquiert des notions de droit lui permettant de réclamer constamment l’amélioration de la nourriture, de protester constamment contre les détournements de vivres qui affaiblissent de facto le forçat n’ayant aucune possibilité de cameloter, de dénoncer la violence des surveillants militaires.
S’il y a un effet Albert Londres pour Paul Roussenq, celui d’une relative notoriété, cela ne l’empêche pas pour autant de maintenir son comportement d’opposition. Lettres et punitions continuent de pleuvoir après 1923. Il est classé aux incorrigibles en 1926 et le TMS lui inflige une peine d’un an d’emprisonnement l’année suivante pour outrage sur le surveillant-chef Giudicelli et sur le médecin major Étienne. En métropole, un comité vient de se créer à Saint-Gilles-du-Gard, soutenu de plus en plus par l’appareil de propagande communiste. Les démarches finissent par porter leurs fruits : L’Inco est libre en 1929, libre de rester en Guyane en vertu de l’article 6 de la loi de 1854. L’AP qui doute du changement de comportement reste cependant en 1930 dans l’expectative : « Conduite mauvaise à la transportation. Cependant Roussenq a fait durant les derniers temps un très gros effort qui allait lui valoir la première classe lorsqu’il a été libéré ». Roussenq s’est assagi ? Cela ne signifie pas qu’il accepte sa situation.
Crédits iconographiques : lettre du transporté Dain 6 mars 1923, ANOM H4307 / Laurent Maffre, L’homme qui s’évada, Acte Sud, 2006
[1] Soit « Délices du cachot c’est à vous que j’aspire », Douces missives et Albert et Paul.
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