Roussenq, reprends ton luth !


Monsieur le Ministre 1914

Nostalgie 1923

Monsieur le Ministre 1926

Bonne année 1928

Apostolat 1946

Introspection 1946

Défi à la souffrance 1948

3 mai 1914

À monsieur le ministre des Colonies

Monsieur le Ministre

Pour vous dédommager d’une vulgaire prose,

En vers alexandrins, ma requête s’expose.

Non pas les lauriers du Parnasse, tenté,

Je veuille me sortir de mon obscurité.

Certes non, ce que veux ma muse solitaire

C’est une ration de pain supplémentaire

Qu’auprès de vous, monsieur, je viens solliciter

En attendant plus tard de pouvoir la manger.

J’ai faim. Mon estomac dans l’échine me rentre

Pour manger, le matin, tout mon pain d’un seul coup

Je n’ai aucun besoin de me forcer beaucoup

Deux temps, trois mouvements, un tour de passe-passe

Un grand verre d’eau claire, il n’en reste plus trace

Et tous les jours ainsi : jusqu’au lendemain

Je ne m’arrête pas de souffrir de la faim

Oh ! souffrance latente à nulle autre semblable,

Des vaincus de la vie, tourment intolérable

Je la connais la faim ; nous sommes tous les deux

Ce que la peau du crâne est avec les cheveux.

Sur ces tristes rochers où s’écoule ma vie,

De mon cœur ulcéré l’espérance est bannie ;

Chaque jour qui s’écoule est un tourment nouveau.

Le fond de l’océan me réserve un tombeau.

Je fonde mon espoir sur votre bienveillance

Qui me soulagera un peu de ma souffrance

En m’accordant la double ration de pain

Qui viendra me calmer les transes de la faim.

Respectueusement,

Le transporté Roussenq, 37664[1]

4 avril 1923

Monsieur le Ministre des Colonies

Nostalgie

Quand du fond d’un cachot, à la douce pénombre,

Mon esprit vagabond s’envole en liberté ;

Dégagé des soucis et des tourments en nombre,

Je ne sens plus les fers de ma captivité ;

Je suis au paradis, car l’enfer est tout proche

Et j’entends bourdonner le Bagne et ses suppôts,

Je ne suis pas soumis aux appels de la cloche,

Libéré du travail, je goûte le repos.

Je le savoure tout, et cette jouissance,

Accolée au néant des mots : travaux forcés,

En me faisant sentir toute leur impuissance,

Me transporte soudain d’un hilarant accès.

Depuis bientôt quinze ans que je suis en ce bagne,

Le travail que j’ai fait se réduit à zéro ;

L’oisiveté si douce est ma seule compagne,

J’en demande pardon à Maurice Sarraut.

Lorsque le ventre est creux, la conscience est morte,

Pourquoi travaillerais-je en endurant la faim ?

Opposant le veto de ma volonté forte,

Si la coërcition m’éprouve c’est en vain !

Je m’élance vers vous, foudres disciplinaires,

Qui venaient me charmer dans mon isolement ;

Depuis longtemps j’ai su vous rendre débonnaires

Vous savez m’attirer de même qu’un aimant.

Délices du cachot, c’est à vous que j’aspire ;

Nostalgique et meurtri, c’est vers vous que je tends,

Car vous seules savez, alors que je soupire,

Endormir ma douleur sur les ailes du temps.[2]

9 mai 1926

À monsieur le ministre des Colonies

Monsieur le Ministre

Quand la nuit est tombée, à l’heure où le sommeil

Verse sur nos douleurs un baume sans pareil,

Je ne puis pas dormir – parce que mes entrailles

Ressentent de la faim les cruelles tenailles…

Non ! l’on ne dîne pas, lors même que l’on dort

Et le proverbe est faux, il a doublement tort ;

C’est là le trait d’esprit d’un plaisant ironiste,

Ou le renoncement d’un jeuneur fataliste ;

Boutade de gamin ayant le ventre creux,

Paradoxe coquet, sourire douloureux.

Le spectre de la faim, hideusement, se dresse ;

Il fond sur l’affamé, le domine et le presse…

Je mange, le matin, tout mon pain d’un seul coup :

J’en mangerais bien plus, sans me forcer beaucoup.

Hélas, les temps sont durs, la portion congrue

Et, jusqu’à maintenant, on ne l’a pas accrue ;

Les forçats (loin de là) ne sont pas mieux nourris,

On n’a pas supprimé l’éternel quart de riz,

Qui forme le menu d’agapes vespérales

N’ayant rien de commun avec les saturnales.

Et s’ils ont, le matin, le bouillon et le bœuf,

Ce n’est que de l’eau chaude et c’est gros comme un œuf.

Je ne demande pas du canard aux olives,

De la dinde truffée ou du confit de grives.

Je voudrais seulement pour apaiser ma faim

Avoir en supplément une boule de pain :

C’est là tout mon désir, et cela par ma lyre

S’adresse à votre cœur, afin qu’il vous inspire.[3]

Bonne année 1928

Chère mère, chers parents et amis,

Puisse cet an nouveau vous garder la santé,

Le plus précieux bien, avec la liberté ;

Tous mes vœux vont vers vous, en la terre natale

Qui, pour tout cœur ardent, demeure sans égal.

Espérons qu’il verra notre réunion

Après les jours si longs de séparation,

Et faisons, malgré tout, au malheur bon visage,

Nous armant, contre lui, de tout notre courage.[4]

Avignon, 24 mars 1946

À Florise Londres en souvenir de son regretté père

Apostolat

Parmi les reporters au-dessus de tout autre

Albert Londres marqua sa figure d’apotre

Apotre de douceur d’amour de vérité

Au tragique destin combien immérité !

Sondant avec son cœur les misères humaines

Chassant l’iniquité faisant tomber les chaines

Il fut le défenser de tous les opprimés

Et son zèle pour eux ne se lassa jamais

Dans cette floraison de ses grands reportages

Il faut en citer trois qui franchiront les âges

Le premier à jamais vint illustrer son nom

« Au bagne retentit comme un coup de canon

Notre Bagne français enfer épouvantable

Hantait l’opinion restait impénétrable

Mais Albert Londres vint et le voilà tombé

Et dans le monde entier ce fut le branle-bas

Un long frisson d’horreur souleva la planète

Un doute s’éleva. Mais toute âme honnête

Le sentiment s’ancra de l’horrible tableau

Le bagne rénové commença de renaître

Merveilleux résultat de la plume du maître

(Dante n’avait rien vu) confirma pleinement

Ce talent magistral épris du document

Londres en dénonça t les bagnes militaires

Dévoila tout au long les crimes sanguinaires

Dont étaient coutumiers d’ignobles argousins

Suppots de Biribi qui n’avaient rien d’humains

Les transes du tombeau l’horrible crapaudine

Les exécutions commises en sourdine

Tout cela relaté dans un style vengeur

Vint remplir à nouveau le monde de stupeur

Lui faisant dépasser les bornes de l’horreur

Et l’abolition de ces bagnes d’afrique

Fut de tous ces excès une heureuse réplique !

Puis Londres se pencha vers un autre horizon

Et ce fut chez les fous cette sombre peinture

De pauvre malheureux endurant la torture

Abandonnés de tous en leur sombre prison

Ou même les gardiens n’avaient plus leur raison

Or cette grande voix de la presse française

S’est tue un jour néfaste au sein de la fournaise

Mais tous les parias garderont dans leur cœur

Le vivant souvenir de leur libérateur[5]

Introspection 1946

Sur la planète ronde

Je dirige mes pas,

En marge de ce monde

Et de tout son fracas.

Au char de l’aventure

J’attèle mes désirs –

Goûtant, de la nature,

Les austères plaisirs.

Chaque jour se répète,

Un autre jour le suit ;

Mais mon cœur est en fête

Lorsque le soleil luit.[6]

Mon destin 1948

En l’an quatre-vingt cinq du siècle dix-neuvième,

Un lundi de septembre et vingt-huit du quantième,

A Saint-Gilles du Gard, terroir du jus vermeil

Sans bruit, je vins au monde au lever du soleil.

Elève studieux, sur les bancs de l’école,

Mon esprit vagabond allait, à tour de rôle,

Des mornes rudiments aux horizons lointains,

Vaguement imprêgnés de désirs incertains.

Et puis je pris mon vol, loin du toit séculaire,

Quittant, d’un chaud foyer, l’asile tutélaire

Où mes rêves d’enfant connurent leur essor

Et que je délaissai pour marcher vers mon sort.

Il me fallut mener le combat de la vie,

Rivé par le carcans de la fatalité

Et sous le joug pesant de la société –

Cette société conformiste et cruelle,

Qui fait un paria de tout être rebelle.[7]

Défi à la souffrance 1948

Je te connais Douleur. En vain, ton aiguillon

A labouré ma chair de son rude sillon ;

En vain, ta meurtrissure a labouré mon âme ;

Elle n’a pas éteint cette vivace flamme

Qui brûle dans mon cœur longuement ravagé

Et qui bat, malgré tout, de son rythme inchangé.

Si le destin cruel m’a choisi comme cible

M’apportant, de tourments, une somme indicible,

J’ai supporté ses coups d’un front toujours serein,

Sans que la moindre trêve y vienne mettre un frein.

Et lorsque maintenant, au terme du calvaire

J’évoque, du passé, le visage sévère –

Ayant tout enduré, près du gouffre béant,

Je demeure debout, sur le seuil du néant.[8]


[1] ANOM H1523.

[2] ANOM H1523.

[3] ANOM H1523.

[4] AD Seine-Saint-Denis 309J1.

[5] AN fonds Albert Londres 76AS20.

[6] AN fonds Albert Londres 76AS16.

[7] Cahier de poèmes offert à Louis et Séverine Beaumier, archives privées, Daniel Vidal.

[8] Cahier de poèmes offert à Louis et Séverine Beaumier, archives privées, Daniel Vidal.

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