Albert et Paul 1e partie


5 juin 1923, le journaliste du Petit Parisien qui débarque du Biskra à Cayenne n’est pas un inconnu. Albert Londres a trente-neuf ans et une carrière déjà bien remplie. Après un éphémère poste de comptable à Lyon dans la Compagnie Asturienne des Mines, l’Auvergnat qui s’imagine poète[1] monte à Paris et devient le correspondant du journal lyonnais Le Salut Public en 1904. Deux ans plus tard, il arpente les couloirs du Palais Bourbon et suit l’activité parlementaire pour Le Matin. C’est encore un anonyme qui ne signe pas ses papiers qui, le 30 juillet 1914, interviewe Jean Jaurès quelques heures avant l’assassinat du tribun socialiste. Réformé pour raison de santé, il est un des rares journalistes disponibles du Matin pour couvrir les opérations de guerre. Son nom apparait pour la 1e fois dans l’édition parisienne du quotidien le 21 septembre 1914 :

« Ils ont bombardé Reims et nous avons vu cela ! »[2]

Dans l’euphorie de la victoire de la Marne, le recul allemand s’accompagne de la destruction de la cathédrale où les rois de France se faisaient sacrer. Albert Londres est sur place ; le joyau de l’art gothique n’est plus que ruine. Sa série d’articles lui permet d’accéder à une évidente notoriété. Il y a un style et une méthode Albert Londres posés dès le départ :

« Il est six heures. La nuit descend aussi simplement que pour cacher le spectacle de tous les jours. Les obusiers crachent sur la cité. Des ballons de fumée s’élèvent de tous les coins. Sur un fond rouge et mouvant comme une tenture que l’on secoue, la cathédrale étirant ses lignes vers le ciel prie ardemment. Elle recommande son âme à Dieu. »[3]

Être au plus près de l’évènement, de la chose décrite et y emmener le lecteur. Albert Londres se fait guide, il porte « la plume dans la plaie » comme il l’écrira à l’occasion de son reportage en octobre et novembre 1928 où il passe « Quatre mois parmi nos noirs d’Afrique »[4]. De là l’utilisation du « nous » et, plus souvent mais pas de manière égotique, du « je ». Le témoin parle directement à son lecteur et il y met ses formes. Une scénographie dramaturgique accompagne des descriptions frisant l’anthropomorphisme pour mieux susciter l’empathie et conditionner la narration des faits. Ici, la cathédrale détruite « prie ardemment » et « recommande son âme à Dieu » ; le 29 septembre, Londres dit ne pas vouloir de photographies de l’édifice parce que « les photographies ne vous diront pas son état. Les photographies ne donnent pas le teint du mort. »[5].  Il y a un style Albert Londres et le reportage en Guyane ne déroge pas à la règle. L’homme a un sens aigu de la formule et sa narration, à la limite du voyeurisme et de l’exotisme, transcende la réalité du fait observé. Il cherche à provoquer l’émotion ; la stupeur, l’effroi, la compassion se mélangent ainsi à la description de la réalité, sans pour autant la déformer. Londres dit ce qu’il voit et comment il le ressent.

Après avoir couvert les combats en France et en Belgique, il quitte Le Matin pour Le petit Journal qui l’envoie dans les Balkans en 1915. Quatre ans plus tard, Clémenceau ne supporte pas que le journaliste dans son reportage sur l’Italie révèle une population transalpine exaspérée par les conditions de paix imposées par « Le Père La victoire » notamment sur la question de Fiume. Londres, qui ne cache pas sa sympathie pour Gabrielle d’Annunzio[6] – poète comme lui, est remercié mais est accueilli à bras ouvert par le journal illustré Excelsior qui lui demande d’accompagner le général Gouraud, haut-commissaire de la République française au Levant. Londres visite en décembre 1919 la Syrie et le Liban que les accords secrets de Syke-Picot avaient octroyés à la France le 16 mai 1916. En 1920, le reporter parvient enfin à pénétrer en Russie soviétique. Ses articles narrant les souffrances du peuple russe font preuve d’un anticommunisme exacerbé et il n’a de cesse de montrer les dégâts d’un régime – la dictature du prolétariat imposée par Lénine – qu’il considère comme une nouvelle monarchie absolue après le tsarisme.  Sa description d’une soupe populaire à Petrograd est apocalyptique :

« De 3 à 4h, le troupeau humain s’y traîne. Chacun porte son écuelle, ou une vieille boîte de conserve, un ex-plat à barbe, voire de vraies gamelles. Ils tendent cela au comptoir graisseux. La portion de bouillon immonde, éclaboussant, tombe comme elle peut dans leurs baquets. Avidement, ils l’avalent. C’est le dernier degré de la dégradation, ce sont des étables pour hommes. C’est la troisième internationale. A la quatrième, on marchera à quatre pattes, à la cinquième, on aboiera. »[7]

Albert Londres ne se situe pas à droite. Plutôt de centre-gauche, social-démocrate, il n’a pas forcément saisi l’importance à long terme de la révolution d’octobre 1917. S’il comprend bien en revanche l’autoritarisme du nouveau régime, son propos rejoint l’image véhiculé par la célèbre couverture d’Adrien Barrière illustrant en 1919 la brochure Comment voter contre le communisme ? où l’on voit le visage empourpré d’un homme, aux cheveux hirsutes et tenant un couteau entre les dents. La population russe subit la violence et les restrictions. Londres ne montre que cela. Il lui faut une cause, il donne un coupable. Les seize articles que l’Excelsior publie du 22 avril au 27 mai 1920 offrent une effrayante galerie de portraits. Car l’humain, l’individu ou la masse, est une constante chez le journaliste. Albert Londres ne parle plus de bruits de couloirs politiques et encore moins de petites fleurs. C’est à travers l’exemple d’un individu, d’un groupe qu’il décrit un système plus large. À Moscou, il rencontre Pascal, Français convaincu et engagé en Ukraine auprès des Bolcheviks :

« Que l’on gémisse de faim à ses pieds, que l’on incarcère sous yeux, que l’on fusille sous ses fenêtres, que dans toute l’immensité d’un immense pays le râle ait remplacé le rire, tout cela est bien puisque tout cela est pour Dieu, c’est-à-dire pour le communisme ; car Pascal, le normalien, Pascal, l’ex-lieutenant d’infanterie de France, Pascal n’est plus un home, n’est plus un civilisé, n’est plus Français (du moins il le croît) : c’est un communiste. »[8]

La condamnation est sans appel possible. Son écriture lapidaire fait mouche : le communisme c’est la mort. Après quelques articles sur l’« entreprise de Fiume » mise en place par le proto-fasciste D’Annunzio à partir de septembre 1919[9], l’Excelsior charge Londres d’une enquête en Extrême Orient. Elle dure six mois. En décembre 1921, il débarque au Japon et s’étonne des us et coutumes nipponnes. Ses premiers articles sont publiés au mois de mars de l’année suivante. De l’empire du Soleil couchant à celui du Milieu, il n’y a qu’un pas ; Londres y découvre une « Chine en folie »[10] soumise à une totale désorganisation, à tous les trafics et à toutes les influences internationales. Le contraste est fort avec le dynamisme constaté au Japon. Au mois d’août 1922 paraissent ses articles sur la perle de l’Empire français où les velléités indépendantistes se développent ; mais Londres passionne aussi son lectorat en l’emmenant à la chasse au tigre, en lui faisant rencontrer l’empereur d’Annam Khai Dinh et le roi du Cambodge Sisowath, en prenant finalement la défense de l’œuvre coloniale en Indochine. En Inde, il découvre la difficile cohabitation entre hindous, musulmans, sikhs, chrétiens et boudhistes. Son nationalisme l’amène à repousser l’impérialisme britannique et à s’intéresser aux revendications indépendantistes ; il rencontre ainsi Gandhi, Nehru et le poète-philosophe Rabindranath Tagore.

De retour en France, Albert Londres est un reporter reconnu, une plume recherchée. Il travaille désormais pour Le Petit Parisien où il retrouve ses confrères Louis Roubaud et Henri Béraud mais surtout son compatriote vichyssois et ami Elie Joseph Bois, rédacteur en chef du quotidien depuis 1914. C’est avec lui qu’il prépare encore un grand reportage mais cette fois-ci plus axé sur l’aspect social du sujet que sur l’exotisme suscité par l’éloignement. Albert Londres veut aller en Guyane. Seulement, n’entre pas au bagne qui veut.

Ce n’est pas la première fois que le sujet intéresse la presse. De nombreux articles traitent le sujet mais aucun ne vient remettre en cause les fondements de l’institution pénitentiaire coloniale, même quand ils entendent la critiquer. Avant Albert Londres, il y eut Jacques Dhur, né Félix le Héno à Vannes le 25 février 1865. Ses articles sur Biribi ou sur le bagne de Nouvelle Calédonie firent sensation dans les colonnes du Journal de juillet 1901 à juin 1902. Mais, tout en reconnaissant, la force des campagnes du journaliste pour ramener notamment du Caillou le pharmacien innocent Danval[11], l’hebdomadaire Les Hommes du Jour révèle, dans son numéro 132 en date du 30 juillet 1910, un homme à la recherche du scoop et de la notoriété, variant au gré de ses ambitions en fonction d’une opinion publique savamment manipulée par les médias. L’époque, il convient de le rappeler, est particulièrement névrosée par un présumé sentiment d’insécurité. Dhur n’hésite alors pas à renier les horreurs qu’il a pourtant et au préalable décrite avec brio[12].

L’Assiette au Beurre, une feuille illustrée pourtant progressiste, consacre le 5 octobre 1907 son numéro 340 au bagne. L’affaire Solleilland bat son plein et la grâce présidentielle qui envoie l’assassin de la petite Marthe Erbelding en Guyane alimente le mécontentement. Jacques Dhur fournit une courte préface aux dessins de Jean Plumes. Il dénonce une institution à la dérive et pointe du doigt des lieux de dépravation où le fagot, comme un coq en pâte, vivrait une vie paradisiaque au frais du moutonnier contribuable. Pour un peu et sous la plume de Jacques Dhur le camp de travail forcé se transformerait en camp de vacances ou, mieux si l’on peut reprendre le stéréotype usité, en hôtel 5 étoiles[13] ! Le 22 août 1915, Dhur propose même dans Le Journal l’envoi des « embusqués des prisons et du bagne » dans les chantiers navals chargés de affrètement des navires de guerre où ils seraient affectés aux travaux les plus durs et les plus dangereux ou, encore, dans le rang des Joyeux des bataillons d’Afrique ! Les mots de « douceurs », de « délicatesses » pour décrire la vie du bagnard sont choisis sciemment, et, même s’ils passent mal au crible de la réalité des faits, ils appellent le lecteur à un insupportable comparaison avec le brave poilu crevant de chaud, de froid, dans sa tranchée boueuse et donnant sa vie à la Nation pour récupérer l’Alsace et la Moselle[14].

Pour Jean Galmot, le bagne ne peut souffrir de critiques tant son existence va de soi. Parce que la société a l’impérieux devoir de se protéger, le criminel doit expier à des milliers de kilomètres la métropole. L’ancien journaliste au Petit Niçois est venu tenter sa chance en Guyane en 1906. Il y exploite la propriété forestière de son beau-père. La fortune semble même lui sourire non pas avec l’or mais avec la gomme de balata. De retour en France, il donne à L’Illustration un reportage édifiant en deux parties publiées les 4 et 11 janvier 1908[15]. Le lecteur peut ainsi voir ce que sont devenus ceux qui l’ont tenu en haleine dans la chronique judiciaire des grands médias de l’époque. Jean Galmot a approché certaines figures du bagne et, à travers les vies de pénitence de Manda, de Bassot, de Brière, du bourreau Chaumette ou encore des anarchistes Meunier et Jacob, il nous donne une vision qui, si elle ne brille guère par son originalité, n’en demeure pas moins révélatrice elle aussi de la construction d’une image stéréotypée du bagne. L’aventurier périgourdin (Galmot est né à Monpazier le 2 juin 1879), qui entend trancher le débat sur le bagne[16], n’a vu outre-Atlantique ni un enfer ni un paradis carcéral. Le bagne serait alors un purgatoire que tente d’organiser une administration pénitentiaire pour le moins honorable car on se rend difficilement compte de l’énergie qu’il faut dépenser pour tenir en respect cette effroyable population. L’intérêt de ce long papier tient alors finalement plus dans les clichés photographiques qui l’accompagnent, redonnant un peu de vie à ces lieux de mort éloignés et oubliés.

L’historien Dominique Kalifa parle du bagne comme le bas-fond des bas-fonds[17]. Ses recherches sur la perception du fait divers révèlent combien la marge a son utilité en maintenant la cohésion sociale par la peur de la répression. C’est ce que la presse véhicule en allant chercher l’édifiant scoop en Guyane et en offrant à ses lecteur des portraits plus singuliers les uns que les autres. Albert Londres n’échappe pas à la règle en prévoyant l’interview de bagnards célèbres. Il doit alors s’entretenir avec Marcheras[18], Hespel[19], Duez[20], Dieudonné, Ullmo[21]… mais pas Paul Roussenq. Chaque personnage permet de développer une thématique précise plutôt que d’être utilisé comme faire-valoir éclairant : Dieudonné est alors l’innocent, Hespel le bourreau, Marcheras le roi de l’évasion, Duez et Ullmo les images de la régénération. Ces deux-là font figure d’exception ; le reporter veut aller voir le bas-fond des bas-fonds de la société française à 7000 km de la métropole, il veut s’approcher au plus près de la marge mais il lui faut les autorisations nécessaires pour pénétrer dans les camps de travaux forcés.

Le reportage est préparé minutieusement et Élie Joseph Bois parvient à obtenir le précieux sésame tant attendu d’Albert Sarrault, ministre des colonies et radical socialiste comme lui. Depuis les élections législatives de novembre 1919, la chambre bleue horizon[22] organise la vie politique, fait et défait des président du conseil se situant plutôt à droite, sinon au centre droit comme c’est le cas pour le deuxième gouvernement de Raymond Poincaré du 15 janvier 1922 au 29 mars 1924. Ainsi, dans le contexte d’une poussée des partis de gauche depuis le congrès de Tours de 1920, Sarrault et Bois ont-ils imaginé le potentiel retentissement du reportage bousculant le Bloc National ? Ce serait aller fort en besogne que d’imaginer l’indépendant reporter en mission commandée. Toujours est-il que, muni de cette précieuse accréditation, Albert Londres peut embarquer à Saint-Nazaire sur le Haïti à la destination des Antilles le16 mai 1923. Treize jours plus tard, il est sur le Biskra qui fait la liaison entre la Guadeloupe et la Guyane. Le 5 juin, il débarque à Cayenne, un cahier de route bien établi. S’il sait qui il va voir et ce qu’il veut voir, le journaliste s’est laissé des marges pour l’imprévu. Vingt-cinq articles paraissent dans Le Petit Parisien du 8 août au 6 septembre 1923. Le vingt-sixième papier est signé par l’avocat de Dieudonné et fait la synthèse de l’enquête d’Albert Londres le 7 septembre. Nous pouvons alors suivre le cheminement du reporter.

 DatePlacementTitre
18 août 1923UneEn voguant vers la Guyane
29 août 1923UneÀ Cayenne
310 août 1923 UnePremiers contacts avec les forçats
411 oût 1923 UneChez Garnier restaurateur des libérés
512 août 1923 UneHespel le chacal
    
614 août 1923 UneExpiation d’Ullmo
715 août 1923UneM. Duez… et madame
816 août 1923Une basLa route nationale… n° zéro
917 août 1923UneArrivée aux Îles du Salut
1018 août 1923UneUne visite aux cachots de l’île Saint Joseph avec Dieudonné de la bande à Bonnot
1119 août 1923Une basRoussenq l’Inco
1220 août 1923Une basLes fous du bagne
1321 août 1923Une haut gaucheMarcheras l’aventurier
    
1423 août 1923UneLa capitale du crime Saint Laurent
1524 août 1923UneLa cour des miracles
    
1626 août 1923UneChez les forçats qui sont nus
    
1728 août 1923UneChez les pieds-de-biche
1829 août 1923UneMon garçon de famille et quelques autres
1930 août 1923UneChez les lépreux
2031 août 1923Une basSœur Florence ou le bagne des femmes
211 septembre 1923UneAu tribunal maritime
222 septembre 19232e pageSix évadés de la brousse
    
234 septembre 19232e pageL’arrivée d’un convoi de forçats à Saint Laurent du Maroni
245 septembre 1923UneUn scandale, la vie des libérés
256 septembre 1923UneQuelques suggestions
267 septembre 1923UneQue conclure de notre enquête sur le bagne – par Me Moro Giaffierri

Le voyage d’Albert Londres l’emmène de Cayenne à Saint-Laurent-du-Maroni. Après quelques jours dans Cayenne où il dresse des portraits typiques de bagnards, il rend visite aux époux Duez sur l’îlet La Mère puis s’attaque une première fois à la thématique de l’inutile et mortifère travail forcé en allant voir le chantier de la route coloniale n°1. Continuant sa route sur Kourou, il arrive aux îles du Salut pour parler de l’enfermement ; à Saint-Laurent il voit l’organisation du bagne dans la seule commune pénitentiaire au monde. De là il dépeint le triste sort des forçats libérés et celui non moins accablant des incorrigibles du chantier forestier de Charvein. Accompagné d’un médecin et d’un pasteur, il converse avec les lépreux de l’îlet Saint-Louis. Il ne manque pas de donner une vision globale du bagne en allant encore à Saint-Jean-du Maroni où sont les relégués, en conversant avec Sœur Florence de l’ordre de Saint-Joseph de Cluny qui s’occupait des trois dernières femmes bagnardes encore en Guyane, en assistant à une séance du TMS et en évoquant l’évasion par la forêt amazonienne. Le 4 septembre est publié, comme un éternel recommencement, un de ses derniers articles. 663 hommes débarquent du La Martinière, ex-Douala. C’est une nouvelle cargaison pour l’ogre bagne. Le lendemain, il évoque encore une fois l’indigne libération qui réduit le bagnard à l’état de loque humaine. Le 6 septembre, Le Petit Parisien publie le vingt-cinquième et dernier article d’Albert Londres qui est depuis rentré en métropole ; c’est une lettre ouverte au ministre des colonies :

« Ce n’est pas des réformes qu’il faut en Guyane, c’est un chambardement général. »[23]

C’est donc bien une condamnation sans appel que les lecteurs du Petit Parisien peuvent apprécier pendant tout un mois. Ils goûtent à chaque article une formule choc, s’effrayent d’une description d’autant plus horrible qu’on ne peut l’imaginer autrement que réelle, s’émeuvent devant le témoignage d’un homme puni. Et c’est encore mieux quand le bagnard est célèbre ; outre ceux cités plus haut, Joseph Pleigneur, dit Manda, l’amant de Casque d’Or, rencontré à Saint-Laurent est une ouverture sur la thématique du sort des libérés ; au Nouveau Camp, l’ancien docteur Brengues témoigne de la fin de vie misérable des bagnards impotents.  À vrai dire, Albert Londres donne le ton dès le départ. Il fait parler les forçats évadés que l’on ramène en Guyane et qu’il rencontre sur le Biskra avant son arrivée à Cayenne ; on comprend immédiatement la situation qui les a poussés à embrasser la Belle et que le journaliste va découvrir avec ses lecteurs :

« Nous n’avions pas peur. Entre la liberté et le bagne il peut y avoir la mort, il n’y a pas la peur. » [24]


« Quand on est dans l’enfer c’est pour l’éternité. »[25]


Le lendemain, le journaliste découvre Cayenne :

« J’ai pu voir bien des ports miteux au cours d’une vie dévergondée mais Cayenne passa du coup numéro un dans ma collection. »[26]

On sait désormais ce qui nous attend et ce ne sera pas beau, sauf la place des Palmistes visiblement appréciée[27]. Tout au long de ses articles, Albert Londres va de surprise en étonnement et s’attache à décrire, à dénoncer par la multiplication de formules à l’emporte-pièce l’ensemble de cette œuvre de mort induite par l’organisation du travail forcé. Car ce travail qui, originellement, offrait la possibilité d’une régénération, finit par avilir, rabaisser et faire mourir.  Le gouverneur Canteau qui l’a accueilli à son débarquement semble gêné de lui montrer le chantier de la route coloniale qui doit relier Cayenne à Kourou et Kourou à Saint-Laurent. Les formules de Londres font mouche dans l’article du 16 août 1923. C’est même un véritable festival :

« Elle s’appelle en réalité route coloniale n°1. Comme elle n’existe pas nous la baptisons n°0. »[28]

« Quelle magnifique route, elle doit traverser toutes les Guyanes. On n’a pas ménagé les cadavres. On y travaille depuis plus de cinquante ans… elle a vingt-quatre kilomètres ! »[29]

« Et pour la première fois je vois le bagne ! Ils sont là, cent hommes, tous la maladie dans le ventre. Ceux qui sont debout, ceux qui sont couchés, ceux qui gémissent comme des chiens. La brousse est devant eux, semblable à un mur. Mais ce n’est pas eux qui abattront le mur, c’est le mur qui les aura. Ce n’est pas un camp de travailleurs, c’est une cuvette bien cachée dans les forêts de Guyane, où l’on jette des hommes qui n’en remonterons plus. Vingt-quatre kilomètres dans ces conditions-là, mais c’est magnifique en soixante ans ! Dans quatre siècles, nous aurons probablement réuni Cayenne à Saint-Laurent et ce sera plus magnifique encore !… Pourtant la question reste de savoir si l’on veut faire une route ou si l’on veut faire crever – j’insiste sur « crever » – les individus. Si c’est pour faire crever des individus, ne changez rien ! Tout va bien ! Si c’est pour faire une route… »[30]

Conclusion de l’article :

« Quand on veut faire une route, on s’y prend autrement. »[31]

Dans les différents camps et chantiers qu’il visite, Albert Londres constate que l’expiation du bagnard a pris le pas sur l’idée d’amendement suggéré par le décret-loi impérial du 30 mai 1854. Partout, ce n’est que chagrin, tourment, souffrance ; c’est le règne du Vae Victis, du rejet social à 7000 km de la métropole. Les îles du Salut sont magnifiques : « décor pour femmes élégantes et leurs ombrelles » mais elles sont d’abord « la terreur des forçats. »[32] Le Nouveau Camp des transportés et celui des relégués, non loin de Saint-Laurent, si « le bagne est un déchet », sont le « déchet du bagne. »[33] Londres découvre pire encore. À Cayenne d’abord, à Saint-Laurent surtout il entrevoit le scandale des bagnards libérés et astreints à résidence à cause du doublage. Le forçat doit subvenir à son existence par ses propres moyens ; or, comment peut-il trouver du travail face à la concurrence déloyale de la main d’œuvre pénale ? Le forçat végète, mendie, s’alcoolise avec du mauvais tafia, meurt de faim, de misère et de famine quand il ne commet pas un crime pour pouvoir retourner au bagne. Saint-Laurent-du Maroni devient ainsi « la capitale du crime »[34] tandis que « le bagne commence à la libération »[35] ! Le bagne est alors un échec flagrant et, du bas jusqu’à sa direction, jusqu’au ministère même, il n’est pas un agent qui ne porte la responsabilité du fiasco. Surveillant comme chef de camp préfèreraient ainsi jouir et profiter des avantages et privilèges de leur fonction plutôt que d’améliorer le sort des hommes punis. Ce n’est plus une plume que Londres porte dans la plaie le 23 août 1923, c’est un réquisitoire tiré à boulet rouge contre l’AP :

« Saint Laurent du Maroni est le royaume de l’Administration pénitentiaire. C’est une royauté absolue, sans sénat, sans chambre, sans même un petit bout de conseil municipal. C’est la capitale du crime. Le roi règne et gouverne, c’est M. Herménégilde Tell. Son premier ministre est M. Dupé. MM. Masse, Michel, Nairinec, Vitalier, Cerdonnié, Toutblanc sont sous-secrétaires d’état »[36]

Ou encore personnifiant l’AP comme il l’avait fait avec la cathédrale de Reims en 1916 et qui devient Madame « Tentiaire » :

« Je règne, monsieur, je règne sur le paludisme et l’ankylostomiase. Je règne sur la dégradation de 9700 hommes transportés, relégués, libérés. Je règne sur les requins des îles et les bambous de Cayenne et de Saint-Laurent. (…) Je règnerai longtemps monsieur. La crapule est nombreuse. J’ai encore reçu six cent soixante-douze sujets hier. Mon royaume est solide et comme l’a dit mon aïeul Louis XV : Cela durera autant bien que moi. »[37]

Le bagne est donc une machine à broyer chargé de gérer les rejets de la société quand bien même il resterait une once d’humanité au criminel ou au multirécidiviste de la petite et moyenne délinquance condamné par les cours de justice françaises. Le fagot devient une pièce mécanique pour le fonctionnement autonome de l’AP. De là, la multitude de décrets, lois et règlements chargés d’uniformiser, de mettre l’homme puni aux normes. Les pièces défectueuses sont ainsi d’autant plus remarquables pour le journaliste venu en observation et c’est bien cette part d’humanité qui peut gripper le systémisme carcéral qu’Albert Londres soulève en rencontrant Paul Roussenq. La compassion, bien plus que l’ahurissement face à un phénomène, une sorte de bête de foire, est l’effet recherché. S’il n’entend pas remettre en cause fondamentalement l’idée même de l’éloignement et de l’expiation du condamné, c’est bel et bien la déshumanisation qui est attaquée à travers cet édifiant exemple, imaginé comme un maitre étalon. La vie enfermée de Paul Roussenq illustre de fait ce qu’il écrivait au début de son reportage :

« La loi nous permet de couper la tête des assassins, non de nous la payer. »[38]

sources iconographiques : fonds Ubaud, musée Ernest Cognacq, Saint-Martin-de-Ré / fonds Albert Londres, association Les cahiers d’Albert Londres / L’illustration


[1] Un premier recueil de poème est publié en 1904 sous le titre Suivant les heures par L’Imprimerie parisienne puis, en 1908, L’Âme qui vibre chez l’éditeur Sansot et, en 1911 Le Poème effréné.

[2] Albert Londres, article « Ils bombardent Reims… » dans Le Matin, édition parisienne, 21 septembre 1914.

[3] Ibidem. 

[4] Le reportage publié par Le Petit Parisien s’intitule une première fois, le 5 octobre 1928, « Les mystères de l’Afrique » avant de prendre le titre « Quatre mois parmi nos Noirs d’Afrique » le 11 octobre pour le 2e article.

[5] Albert Londres, article « L’agonie de la basilique » dans Le Matin, 29 septembre 1914.

[6] Sans pour autant partager les idées politiques.

[7] Albert Londres, article « De la frontière finlandaise à Petrograd / Notre collaborateur Albert Londres jusqu’à l’ancienne capitale russe dont le spectacle le saisit d’effroi » dans Excelsior,  mercredi 12 mai 1920.

[8] Albert Londres, article « Deux Bolcheviks français » dans Excelsior, 19 mai 1920.

[9] Soit les 22, 23 et 27 septembre 1919 dans Excelsior.

[10] Le reportage est publié sous ce titre en 1925 chez Albin Michel.

[11] Dont il obtient la grâce du président Emile Loubet en 1902 avant sa réhabilitation en 1924.

[12] Maurice Harmel, article « Jacques Dhur » dans Les Hommes du Jour, n°132, 30 juillet 1910 : « Jacques Dhur, rappelant son enquête sur les pé­nitenciers de la Nouvelle-Calédonie, a contredit ses pre­miers témoignages pour présenter au grand public le bagne comme un lieu où les assassins jouissent d’une douce exis­tence, et où l’expiation est loin d’être sévère. Ces affirma­tions discutables venaient à un moment où la grande presse menait une misérable campagne d’affolement pour récla­mer l’application de la peine de mort. Jacques Dhur avait cédé à cet entraînement malsain, et c’est tant pis pour lui dont on pouvait attendre autre chose. »

[13] Jacques Dhur, préface du n°340 de L’Assiette au Beurre, « Au bagne », 5 octobre 1907 : « Non seulement les malfaiteurs condamnés y coulent des jours tranquilles, y vivent d’une vie aisée, large et facile ; non seulement d’aucuns y prospèrent, y deviennent propriétaires – et millionnaire – ; mais encore, sous l’œil attendri d’une chiourme invraisemblablement bienveillante, qui leur fournit, avec trousseau et dot, des houris de maisons centrales, les bagnards y chantent en chœur le Gai, gai, marions-nous ! de la vieille ronde populaire.

Faux-monnayeurs, voleurs, escrocs, assassins, s’en vont à la Nouvelle – ou même à la Guyane – d’un cœur léger. La pénitence que leur impose la société est si douce que, le plus souvent, ils recommencent. »

[14] Jacques Dhur, article « Les embusqués des prisons et du bagne » dans Le Journal, 23 août 1915 : « Hé quoi ? leur homme, leur père qui, là-bas, sur le front, risque la mort, se battrait-il donc pour continuer à assurer un traitement de faveur aux criminels ? Car n’est-il pas paradoxal que l’homme qui a commis une faute anti-sociale échappe par cela même aux aléas tragiques qui menacent celui dont le passé est irréprochable ? »

[15] Jean Galmot, article « Quelques semaines chez les forçats » dans L’Illustration des 4 et 11 janvier 1908.

[16] Ce qui au demeurant prouve que les critiques sur le bagne ne sont pas nées à la suite des écrits d’Albert Londres en 1923.

[17] Dominique Kalifa, Les Bas-fonds, Seuil, 2013.

[18] Henri Marcheras, ouvrier bijoutier, est né à Paris le 29 juillet 1877. Condamné le 5 juin 1895 à 8 ans de travaux forcés par la cour d’assises de la Seine pour « tentative de vol qualifié », le matricule 27307 acquiert une certaine renommée carcérale du fait de ses nombreuses évasions. (ANOM H 1665 et H 3949/a).

[19] Isidore Hespel dit le Chacal est né le 3 mars 1867. Après de nombreux larcins et séjours en prison, il s’engage dans la légion étrangère et bascule rapidement sur Biribi. Condamné à mort par le conseil de guerre d’Oran pour évasions, violence sur ses supérieurs etc …. sa peine est commuée en 20 ans de réclusion qu’il va effectuer en 1893 au quartier de détention militaire à Clairvaux. Là, il blesse un codétenu et part en 1895 pour vingt ans de travaux forcés pour la Guyane. Il grimpe rapidement les échelons en jouant double jeu avec la Tentiaire et obtient le poste d’aide bourreau puis de bourreau. Ainsi Hespel fut exécuteur des hautes œuvres au bagne… Il finit par tuer un surveillant mais miraculeusement n’écope que de cinq ans de réclusion. Par la suite, il assassine un codétenu et c’est dans sa cellule de condamné à mort qu’il reçoit Albert Londres. Il est exécuté le 22 décembre 1923, peu de temps après cette rencontre. Mégalomane, imbu de sa personne, délateur et indicateur, cet homme est unanimement détesté par ses camarades qui ne voient en lui qu’une « bourrique ». Il a des prétentions littéraires et son dossier contient de très nombreuses lettres et réclamations au ministre, ce dossier est, avec celui de Roussenq, l’un des plus volumineux. Matricules 28040/13174, ANOM H1373.

[20] Edmond Duez, liquidateur judiciaire est né le 4 octobre 1858 à Paris. Le 21 juin 1911, la cour d’assises de la Seine le condamne à 12 ans de travaux forcés pour détournement de fonds, somme considérable estimée entre 5 et 10 millions de francs ! Financier réputé, il avait été chargé dans le cadre de la séparation de l’Eglise et de l’Etat de la liquidation des biens de certaines congrégations religieuses non autorisées. L’instruction n’a pas permis d’identifier de potentiels et haut placés complices. Duez a 54 ans lorsqu’il arrive au bagne, il bénéficie d’un régime de faveur, n’occupant que des postes d’« embusqué », y compris celui de comptable (sur sa fiche matricule, à la rubrique « métier appris au bagne » on peut lire « comptable de cantine »… !). A l’issue de sa peine, son ex-femme le rejoint en possession de 250000 francs ce qui leur permet de s’installer sur l’Ilet La Mère. Le couple exploite l’île en utilisant des forçats assignés et deviennent les fournisseurs, incontournables et florissants, de fruits, légumes et viandes sur la place de Cayenne. A sa mort en 1932 à l’âge de 74 ans, sa femme regagne la France.

[21] Charles Benjamin Ullmo est né à Lyon le 17 février 1882. Officier de marine, il est Condamné le 22 février 1908 à la déportation dans une enceinte fortifiée pour trahison. Afin d’entretenir sa compagne (la « belle Lison ») et d’assouvir ses besoins en opium, Ullmo tenta de vendre des secrets militaires à l’Allemagne. Il purgea sa peine sur l’île du Diable, où il occupa l’ancienne case d’Alfred Dreyfus. L’affaire Ullmo est l’une des grandes affaires médiatiques de l’année 1907. Il obtint une remise totale de sa peine le 4 mai 1933 et mourut à Cayenne le 21 septembre 1957 (ANOM H 2065 et H 3284).

[22] En référence à la couleur des uniformes français de la Première Guerre Mondiale. La Chambre des députés est composée d’un grand nombre d’anciens combattants. Elections législatives des 16 et 30 novembre 1919, sur 613 sièges : 68 SFIO, 112 Parti Républicain Socialiste et 412 pour le Bloc national (+21 divers droite).

[23] Albert Londres, article « Quelques suggestions » dans Le Petit Parisien, 6 septembre 1923.

[24] Albert Londres, article « En voguant vers la Guyane » dans Le Petit Parisien, 8 août 1923.

[25] Ibidem.

[26] Albert Londres, article « À Cayenne » dans Le Petit Parisien, 9 août 1923.

[27] Albert Londres, article « À Cayenne » dans Le Petit Parisien, 9 août 1923 : « Cela est la place des Palmistes. Ce n’est pas écrit sur une plaque, mais c’est une place et il y a des palmiers. C’est certainement ce qu’il y a de mieux en Guyane, on l’a reproduite sur les timbres de un, de deux et de cinq francs seulement. »

[28] Albert Londres, article « La route coloniale … n° zéro  » dans Le Petit Parisien, 16 août 1923.

[29] Ibidem.

[30] Ibidem.

[31] Ibidem.

[32] Albert Londres, article « Une visite aux cachots de l’île Saint-Joseph » dans Le Petit Parisien, 18 août 1923.

[33] Albert Londres, article « La cour des miracles » dans Le Petit Parisien, 24 août 1923.

[34] Albert Londres, titre de l’article du Petit Parisien du 23 août 1924.

[35] Albert Londres, article « chez Garnier, restaurateur des libérés » dans Le Petit Parisien, 11 août 1923.

[36] Albert Londres, article « La capitale du crime : Saint-Laurent » dans Le Petit Parisien, 23 août 1923.

[37] Ibidem.

[38] Albert Londres, article « Premier contact avec les forçats » dans Le Petit Parisien, 10 août 1923.

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