Le matricule 37664 n’était pas au programme de la visite des îles du Salut. Le commandant Masse a dû recevoir l’honorable reporter avec d’autant plus d’égards qu’il arrivait nanti d’une accréditation ministérielle. Il faut donc lui ouvrir toutes les portes. Londres vient voir Dieudonné et Marcheras ; il veut entrer dans une cellule de Saint-Joseph, il visite à l’occasion l’asile des fous mais, l’entretien qu’il a avec le commandant l’oriente vers la route de Roussenq dont il a pu compulser le dossier confirmant l’originalité du forçat. Il est certain qu’il a eu entre les mains une des trois lettres que Roussenq avait signées de son doigt maculé d’excrément[1]. Il n’en faut pas plus pour le convaincre d’un entretien avec l’homme enfermé. L’article parait dans Le Petit Parisien le 19 août 1923 :
La réglementation du Bagne, ainsi que nous l’avons noté, se composait d’une foule de lois, décrets, circulaires et arrêtés. Les modifications et les abrogations, en faisaient un fatras administratif parmi lequel il était difficile de se reconnaitre.
Grâce aux transportés comptables, j’avais pu cependant, de bonne heure, m’initier et me documenter au sein de ce labyrinthe paperassier.
A tel point, que le Directeur Barre[1] passant un jour une inspection aux Iles du Salut, devait avouer que je connaissais les règlements mieux que lui. Cette connaissance des règlements fut pour moi un atout formidable, dans la lutte que j’entrepris dès le début contre l’Administration et ses tenants. Cette lutte, je devais la soutenir jusqu’au bout – inlassablement et sans défaillance.
C’est surtout par des réclamations écrites, que je portais mes coups contre la vieille armature de la Tentiaire[2].
Je les appuyais par des faits probants, fournissant toutes preuves matérielles et testimoniales. Lorsque les règlements étaient violés ou inobservés par ceux-là même qui devaient en faire l’application – et naturellement à notre désavantage – c’est avec une sûreté infaillible que je citai les textes, les articles et les paragraphes – ainsi que les dates. Aussi, la plupart du temps mes réclamations étaient-elles reconnues fondées. Elles avaient des suites fâcheuses, pour les agents et fonctionnaires mis en cause.
À l’île Royale, les cachots occupaient l’aile droite des locaux disciplinaires.
Ils étaient disposés sur deux files, séparées par un couloir assez étroit.
Chaque cachot était flanqué d’un lit de camp, muni du dispositif des fers.
L’ameublement se composait d’un baquet à eau, d’un baquet à vidange et d’une couverture. Un trou était ménagé au plafond, et un petit tuyau recouvert d’un capuchon en zinc l’encadrait, qui prétendait être un tuyau d’aération – car il n’y avait pas de fenêtre. En outre, une plaque métallique encastrée au bas de la porte, était percée d’une quinzaine de trous, qui tendait au même but – mais avec plus de succès.
Ainsi que je l’ai déjà dit, les punis de cachot étaient soumis au pain sec deux jours sur trois[1], et aux fers pendant la nuit. Le peu d’air et de jour qui pénétrait par la plaque de la porte, ne provenait pas directement de l’extérieur, mais du couloir.
La porte de chaque cachot était tenue ouverte le matin, pendant trois minutes, pour permettre la corvée des baquets et le balayage du local.
Indépendamment de cela, les punis de cachot sortaient dans la cour pendant un quart d’heure chaque semaine, à l’effet de prendre une douche.
Le Second Empire ayant aboli les bagnes maritimes – qui se trouvaient dans les ports de guerre – institua, par la loi de 1854, le Bagne colonial de la Guyane où devaient être transportés les condamnés aux travaux forcés. En style administratif, l’ensemble des condamnés en cours de peine fut dénommé Transportation, et chacun des condamnés en particulier, reçut l’appellation de transporté.
La loi de 1854 marqua une étape considérable vers l’humanisation des traitements répressifs.
L’abolition de la marque infâmante, imprimée au fer rouge sur l’épaule de chaque forçat, celles du boulet aux pieds et de l’accouplement obligatoire – qui faisait des forçats ainsi que des frères siamois – furent des innovations capitales.
L’appellation de transporté, elle-même remplaçant celle de forçats, indique un souci de respect humain. L’exposé des motifs de cette loi, n’est pas dénué de sentiments élevés.
Il n’envisage pas la répression comme une fin, mais comme un exemple ; il voudrait que le châtiment soit générateur d’amendement et de relèvement. Malheureusement les faits ont démenti ces théoriques aspirations.
Les trois parties manquantes de ce chapitre, soit les textes que Mme Van de Walle et M. Collin ne nous ont pas autorisés à mettre en ligne dans le Jacoblog[1], pourraient se résumer par la conclusion de la lettre que le transporté Dain envoie au commandant Masse des îles du Salut le 6 mars 1923. La missive fait sensation ; elle est enveloppée de papier cristal pour éviter que le chef du pénitencier se salisse les mains en la touchant. Roussenq qui a écrit pour son codétenu a signé avec ses excréments et cela fait du bruit dans le microcosme carcéral. Le fonctionnaire civil de l’AP Ubaud arrive à Saint-Laurent-du-Maroni en 1927, il quitte la Guyane en 1943. Nous pouvons retrouver l’anecdote dans ses souvenirs conservés au musée Cognacq de Saint-Martin-de-Ré. Albert Londres visite la Guyane en mai-juin 1923 et c’est bien cette lettre que le commandant Masse lui montre avec tout le dossier de celui qu’il finit par surnommer L’Inco. L’infatigable épistolaire, adorateur des « délices du cachot » est devenu une vedette du bagne.
Une tombe étroite et sombre tel était le cachot où nous conduisait la moindre peccadille
DANS LA NUIT DES CACHOTS
La commission disciplinaire, dans chaque pénitencier, se réunissait une fois par semaine. Elle entendait les délinquants traduite devant elle, pour toutes infractions commises.
Le commandant du pénitencier la présidait, flanqué de deux assesseurs, fonctionnaires placés sous ses ordres.
La prison de nuit était rarement infligée ; la punition cellule pouvait aller jusqu’à soixante jours, celle de cachot jusqu’à trente jours. Mais chaque libellé de punition étant sanctionné indépendamment des autres, il en résultait qu’en réalité la possibilité répressive était illimitée.
Pour ma part, trois cents jours de cachot me furent infligés dans une seule séance, comme sanction de dix motifs différents, à raison de trente jours pour chaque motif. Lire le reste de cet article »
Nous pourrions croire Alexandre Jacob moins entreprenant une fois sa peine de réclusion purgée. Quarante-quatre mois d’encellulement ont de quoi épuiser l’homme qui, il y a peu, ne pesait plus que 39 kg avec ses chaussettes ! Nous pourrions le croire déprimé par la claustration, vaincu, brisé malgré une santé physique en nette amélioration. La multiplication des codes dans sa correspondance révèle qu’il n’en est rien. Les péripéties de la famille imaginaire de Barrabas montrent tout le contraire. Auguste le frère de Marie va se faire opérer ; il réclame à sa sœur trois ouvrages de la bibliothèque d’Elisabeth dont un sur la coutellerie ; mais, par la suite et du fait des vilénies d’Octave, Myra (contrepet de Marie) ne doit rien lui envoyer. Tous les forçats rêvent d’évasion ; le matricule 34777 tente d’embrasser la Belle par trois fois. Mais par trois fois, la gourgandine se dérobe. Lire le reste de cet article »
Victor Petit (1879-1919) figure en place au rayon anonyme du panthéon des oubliés de la fortune et de la félicité. Son biographe, Alain Dalotel, évoque « une vie de malheur » pour dresser le portrait du pas-de-chance Petit : orphelin, il a 10 ans lorsque ses parents se suicident pour éviter une vie de misère ; ils laissent une fratrie de quatre enfants. Engagé volontaire dans le corps expéditionnaires français de Chine à l’occasion de la guerre des Boxers, il déserte deux fois et se fait arrêter. Condamnation à 20 ans de travaux forcés. Victor Petit débarque en Guyane le 8 janvier 1903. Il porte le matricule 32308. Après de multiples tentatives d’évasion, la Belle finit par lui sourire le 11 octobre 1911. Commence un long périple qui le conduit du Venezuela à Haïti, de Haïti à la France, en passant par les USA et le Canada. Il retrouve le sol hexagonal en 1915 mais vit en région parisienne dans la clandestinité. L’ancien bagnard consigne ses mémoires ; elles sont interrompues le 20 octobre 1919 par une mort aussi mystérieuse que brutale. Retrouvés par ses arrière-petit-neveux, les souvenirs de Victor Petit ont été publiés pour la première fois en 1996 aux éditions La Fabrique de l’Histoire. Véritable mine de renseignements sur les effets soi-disant positifs de la colonisation française en Chine et en Guyane, l’ouvrage de Victor Petit évoque un grand nombre de faits, mentionne une multitude de lieux. On croise aussi la route d’une foule de personnages. Victor Petit a connu un honnête cambrioleur condamné au bagne à perpétuité le 22 mars 1905. Lire le reste de cet article »
Les lettres qu’Alexandre Jacob adresse à sa mère sont riches de renseignement sur la vie des forçats. Mais le matricule 34777 destine aussi ses courriers à l’Administration Pénitentiaire et au Ministre des colonies. Cette maîtrise de l’écrit confère un atout non négligeable dans la lutte qu’il mène contre l’oppression et l’autorité pénitentiaire. C’est un « intellectuel » aux yeux des surveillants militaires nous dit le docteur Rousseau dans Un médecin au bagne (éditions Fleury, 1930, p.265), c’est-à-dire un forçat qui discute bien, raisonne juste, se plaint quand il a un motif de se plaindre. C’est un homme chez qui l’énergie morale domine les appétits et qui s’accommode mal des mœurs et usages du milieu. Et, de haut en bas de la hiérarchie pénitentiaire, on déteste à avoir à se justifier lorsque l’homme puni émet une réclamation, surtout si la doléance est écrite dans un français impeccable, surtout si le fond et la forme paraissent juridiquement irréprochables. L’ardeur épistolaire de Jacob est crainte et le redresseur de tort qu’il est, sait fort bien que ses missives aboutissent le plus souvent à une punition pour dénonciation calomnieuse. De ce point, il semble s’en moquer éperdument. N’a-t-il pas écrit à Jean Maitron en 1948 dans ses Souvenirs rassis d’un demi-siècle : J’ai cessé cette lutte[1] du fait de mon arrestation mais je l’ai reprise au bagne sous une autre forme et par d’autres moyens ? Lire le reste de cet article »
L’institution totalitaire est par essence bureaucratique. De fait, le bagnard 34777 sait pertinemment que sa lettre, en date du 2 mars 1907 et adressée au ministre des colonies, se soldera par une sanction, bien que les faits que je viens de relater soient l’expression de la plus exacte des vérités. Ce sera à mon avis la seule solution donnée à ma lettre. Parce qu’elle est obligée de se justifier, l’Administration Pénitentiaire déteste le forçat qui sait lire et écrire parfaitement. Celui-là peut revendiquer et sa missive donne lieu souvent lieu à une enquête en bonne et due forme. Six jours plus tard, le commandant Lhuerre adresse au directeur de l’AP un rapport dédouanant le surveillant Colombani qui était dénoncé et révélant un bagnard qui se saisit de quelques incidents de peu de gravité ou de négligence (…) pour exagérer ou dénaturer les faits à sa fantaisie et faire des effets de style . La commission disciplinaire des îles du Salut inflige, peu de temps après, huit jours de cellule à Alexandre Jacob pour dénonciation calmnieuse. Lire le reste de cet article »
« Je me sens fondre goutte à goutte. Alors … » Barrabas paraît las, fatigué, épuisé. C’est un véritable mort vivant qui est sorti le 17 juin 1912 des sinistres cachots de l’île Saint Joseph après avoir purgé deux ans et demi de réclusion pour le meurtre du forçat Cappelleti (25 décembre 1908). Depuis, le matricule 34777 accumule les ennuis de santé. Le corps a du mal à suivre et l’esprit alterne d’actives phases d’opposition à l’Administration Pénitentiaire et de longues périodes dépressives. Alexandre Jacob se déclare « complètement schopenhauerisé » le 11 mars 1913 et envisage même mettre fin à ses jours le 19 décembre suivant. Les huit lettres conservées pour l’année 1914 – il en manque au minimum quatre – mettent en avant le même état neurasthénique. Pourtant et lorsqu’il écrit à sa « chère maman », à sa « bien bonne », l’honnête forçat fait preuve d’une double et formidable capacité de résistance. Lire le reste de cet article »
Où il est développé l’idée que, de la débrouille à la punition en passant par la plainte, la morale anarchiste influe fortement la vie du fagot libertaire. Solidarité dans la survie où l’on retrouve aussi l’honnête cambrioleur Jacob. 10e épisode.
Deuxième partie : Codétenus : le cas des droits communs
Comme nous l’avons déjà montré, la partition entre « droits communs » et « politiques » n’est pas si simple pour la période et l’échantillon qui nous préoccupent. En effet, les anarchistes sont considérés par la justice lors de leur condamnation comme des prévenus de droit commun. Mais, nous l’avons exposé, ils n’étaient pas traités comme tels lors de leurs séjour au bagne. Les mesures particulières de surveillance et de traitement, auxquelles ils sont soumis montrent une discrimination certaine. Celle-ci, basée sur l’idéologie anarchiste, augmente la cohésion de notre groupe et renforce leur comportement de « résistance »[1]. Lire le reste de cet article »
Les photographies des îles du Salut que notre ami internaute Eric nous a transmises,nous permettent d’approfondir notre périple sur l’archipel … et de rentrer dans la prison de la prison : le cachot et la réclusion. Les condamnations à la cellule et au cachot peuvent atteindre deux mois ; elles sont prononcées par les commissions disciplinaires de chaque pénitencier. Lire le reste de cet article »
Chaque bagne de Guyane dispose de sa commission disciplinaire, chargée de punir le bagnard ayant commis une infraction aux règlements. Cette juridiction, que créent les décrets du 4 octobre 1889 etdu 4 septembre 1891, ne doit en principe pas infliger de châtiment corporel en vertu du décret du 18 juin 1880.Trois punitions sanctionnent le bagnard contrevenant : la prison de nuit (le détenu travaille normalement avec les autres forçats mais dort en prison !), la cellule et le cachot. Lire le reste de cet article »