Dans la case, le forçat est chez lui : il y mange, il s’y repose, il y dort.
C’est là qu’il exécute ses travaux d’amateur, grâce auxquels il peut améliorer son sort. C’est là aussi qu’il se distrait. Dans la case, enfin, se déroulent les manifestations de sa vie intime.
Les surveillants y pénètrent rarement.
Il est dix heures ; les condamnés viennent de rentrer du travail et les hommes de soupe sont de retour de la cuisine apportant les plats, lesquels comportent chacun dix rationnaires.
Chacun a pris son pain, a posé sa gamelle autour du plat de viande et du seau à bouillon et la distribution se fait. Souvent, la viande n’est pas fameuse et le bouillon n’est que de l’eau chaude ; n’importe, on va y parer. Les commerçants sont affairés ; ils s’empressent de satisfaire leurs clients. Ragoûts, nouilles, fruits, épicerie, café, remplaceront avantageusement la ration administrative[1].
Après ce repas, les uns se livrent à la sieste, les autres au jeu ou à la lecture. Les industrieux se mettent à l’ouvrage. A deux heures, c’est la sortie pour le travail ; préalablement, l’appel est fait devant chaque case. A six heures du soir, c’est la rentrée. On sert les légumes et le bouillon, à moins que ce soit du riz – et alors le repas est vite servi.
Le Service de Santé de la Guyane, est composé de médecins-militaires.
Créé spécialement pour les besoins du Bagne, il donne également des soins à la population civile de la Colonie.
Le Chef de ce Service est ordinairement un médecin-Colonel, résidant à Cayenne. Les autres médecins qui sont sous ses ordres, sont établis dans les différents pénitenciers. Leurs grades s’échelonnent de celui de médecin-aide-major à un galon, à celui de médecin-Commandant, à quatre galons.
Ces praticiens dévoués n’ont de militaire que le nom.
La Guyane compte quatre hôpitaux : deux aux Iles du Salut[1], un à Cayenne et un à Saint-Laurent. Il y a, en outre, deux léproseries, une étant destinée aux condamnés et l’autre aux indigènes[2].
Les hôpitaux de la Guyane, au point de vue des soins et du régime alimentaire des malades, étaient mieux partagés que ceux de la métropole. La visite des salles était biquotidienne, chaque malade était soigneusement examiné et ausculté.
Le comptable prenait note des ordonnances, dans leurs moindres détails.
Chaque malade, selon son cas particulier, était l’objet d’un régime alimentaire spécial : régime lacté, régime gras, régime particulier. Le lait (condensé) était à volonté. Le régime gras, abondant et nutritif, renforcé d’un demi-litre de vin par jour, était réservé aux blessés.
Tout surveillant-militaire nouvellement arrivé en Guyane, et je suppose qu’il est célibataire, est loin d’être cousu d’or. Généralement, toute sa fortune se trouve dans une mallette et une ou deux valises. Quelquefois même, une seule valise constitue tout son bagage.
Il n’est ni plus mauvais ni meilleur que le commun des mortels ; c’est un homme comme beaucoup d’autres, ayant ses défauts et ses qualités.
De même que le forçat finit par s’identifier avec le Bagne, qui le façonne de son moule, ainsi l’apprenti-surveillant finira par devenir un garde-chiourme consommé.
De prime abord, le mécanisme du Bagne, ses extraordinaires particularités, ne manquent pas que de l’effarer ; il se demande où il a mis ses pieds. Peu à peu, cependant, il fera corps avec cet ensemble dont il ne pourra plus se dissocier.
Car le Bagne ne déteint pas moins sur les surveillants que sur les condamnés. Comment pourrait-il en être autrement ?
Les surveillants-militaires n’ont jamais reçu une solde suffisante pour leurs besoins, même étant célibataires. À plus forte raison s’ils sont mariés et chargées de famille.
Le Bagne est composé d’éléments dissemblables qui, de prime abord, ne paraissent guère pouvoir s’accorder entre eux.
Toutes les nationalités, toutes les races s’y coudoient, les diverses classes sociales y sont représentées.
Les voyez-vous, portant tous le même costume pénal, que surmonte le chapeau de paille aux larges bords ? Même leurs visages ont un air de famille. Pourtant, ils ont été médecins, officiers, prêtres, banquiers, notaires, ouvriers, paysans, étudiants – et aussi, des voyous de barrière, des voleurs de profession…
On y voit des descendants dégénérés de familles nobiliaires, acoquinés à d’anciens pupilles de l’Assistance publique ou des maisons dites de correction.
Les uns, sont venus s’échouer au Bagne naturellement : leur destin les y poussait, ils ne pouvaient pas ne pas y venir – à moins d’avoir le cou tranché.
Les autres, y sont venus fortuitement, par accident, alors que nul n’aurait pu leur prédire une telle fin.
On pourrait croire qu’un semblable amalgame aussi hétérogène est susceptible d’engendrer des oppositions irréductibles et des heurts continuels – il n’en est rien.
La « Loire » s’annonça, par trois fois, en mugissements prolongés ; peu après, elle mouillait ses ancres, après une traversée de quatorze jours[1].
C’était le 13 janvier 1909.
Dans la rade, et en notre honneur, il y avait deux vapeurs côtiers de la Compagnie de navigation guyanaise, toute une flottille de chalands, de canots et de baleinières.
Cette flottille évolua afin d’opérer le débarquement, sous l’impulsion de vigoureux canotiers – forçats qui maniaient les avirons avec une maîtrise consommée. Ces opérations se firent avec lenteur. Une partie du convoi, les relégués, fût transbordée sur les vapeurs plus haut mentionnés, à destination de Saint-Jean-du-Maroni. Les forçats furent dirigés à bord des chalands sur l’ile Saint-Joseph. Nous fûmes placés en files le long d’une route longeant la mer, on nous compta et on nous recompta après des appels successifs.
Ensuite on nous fit ouvrir nos sacs et en étaler le contenu à nos pieds. De nombreux surveillants, casqués et vêtus de kaki, s’empressèrent d’établir un inventaire qui devait réduire singulièrement notre paquetage.
Le train nous déversa presqu’au port. Une foule de curieux, de parents et d’amis nous y attendaient. Des paroles s’échangeaient de part et d’autre, des mouchoirs s’agitaient, des paquets de tabac et de cigarettes voltigeaient par-dessus le service d’ordre – et aussi de petits paquets où il y avait de l’argent.
Des larmes coulaient sur plus d’un visage. Il y avait là des mères qui voyaient leurs enfants partir et qui regardaient de tout leurs yeux le fruit de leurs entrailles – et un pressentiment leur disait que c’était pour la dernière fois… Les gendarmes, le service d’ordre, étaient compréhensifs et ne s’opposaient pas à ces ultimes communions d’âmes. De grands chalands amarrés à des remorqueurs nous attendaient et l’on nous y entassa. Au large, le transport de l’Etat « Loire » nous attendait sans pression. Au fur et à mesure que les chalands accostaient à son bord, ils déchargeaient leur cargaison humaine. Nous étions reçus un par un à la coupée, palpés et fouillés. La plupart des paquets de tabac et de cigarettes que nous avions récoltés, passèrent dans les mains des surveillants du Bagne, qui opéraient la fouille. Ces surveillants étant arrivés en fin de congé, rejoignaient la Guyane en servant d’escorte au convoi.
Le public a toujours été avide d’être entretenu des choses du Bagne. Albert Londres, ceux qui ont suivi ses traces, se sont efforcés de satisfaire cette curiosité.
Ils l’ont fait avec cette maîtrise, cette objectivité qui leur sont propres – selon leur tempérament et l’angle de leur point de vue.
Cependant, ce n’est pas en y séjournant trois semaines ou un mois, que l’on peut décrire le Bagne sous ses multiples aspects. Celui-là seul qui a été nourri dans le sérail, peut en connaître tous les détours.
En 1925 a eu lieu la réforme du Bagne. Mais toutes modifications, toutes transformations ne sauraient altérer son visage, qui porte la marque de la pérennité[1].
« Depuis mai dernier, il n’a plus reparu ni à Saint Gilles, ni à Aymargues et, selon les renseignements qui m’ont été fournis, il serait actuellement poursuivi par les parquets de Dijon et de Belfort pour infraction à la police des chemins de fer. »[1]
La police gardoise a perdu de vue l’Inco en 1935. Retour aux vaches maigres et à l’errance de son adolescence vagabonde. Les chansons de Gaston Couté collent encore à la peau ou plutôt à ce qu’il reste de la peau du grand gaillard qu’il fut. Roussenq parcourt à nouveaux les chemins. Ou plutôt les voies de chemins de fer.
« J’avais recours aux bons offices de la SNCF. À titre onéreux, pour elle. Ma foi ! le déficit chronique de cette société n’en était pas aggravé pour cela. Et puis, l’Etat est là pour combler ce déficit. En payant mes impôts indirects, à défaut d’autres je participe donc au renflouement de la caisse dans une certaine mesure et bien malgré moi du reste… »[2]
Et c’est le colporteur Roussenq que la main de la justice condamne à deux mois de prison le 25 mai à Belfort pour infraction à l’interdiction de séjour[3] ; c’est encore le colporteur Roussenq que le parquet de Dijon condamne le 15 juin par défaut à 100 francs d’amende pour n’avoir pas payé son titre de transport le 9 mai précédent[4]. C’est toujours le colporteur Roussenq qui est arrêté en 1936 à Montpellier[5] et à Toulouse où il écope de six mois de prison pour outrage public à la pudeur[6]. Nous ne savons pas ce qui a motivé l’acte délictueux. Acte de protestation après un quelconque refus ? Nous avons vu comment, lorsqu’il est au bagne, Roussenq laisse éclater sa colère sur les surveillants, détruit ce qu’il peut dans sa cellule. Nous pouvons ici imaginer aisément l’indigent et souffreteux colporteur dans une théâtrale mise en scène de son exaspération qui lui vaut ce démêlé avec la justice.
Le 14 janvier 1933, l’homme puni vient se recueillir sur sa tombe au cimetière de Saint-Gilles-du-Gard. Roussenq est libre. Roussenq est en France depuis moins de trois semaines. Le Pellerin de Latouche l’a débarqué à Saint Nazaire le 28 décembre 1932. Le retour en fanfare du « damné sortant de l’enfer »[2] est savamment orchestré par le SRI et le Parti Communiste.
« Qu’a donc cet homme, accompagné d’ouvriers, qui s’avance en hésitant au bord des trottoirs, reculant devant les camions qui roulent en grondant, les tramways qui sonnent, les autos de luxes qui passent en trombe ? D’où lui vient ce teint cuivré ? Pourquoi ces yeux un peu clignotants, cette face amaigrie, ces vêtements flottants sur des membres que l’on devine grêles ? Pourquoi ces longues mains sèches aux doigts gris et noueux ? Qu’a donc cet homme dont on ne saurait dire l’âge ?
Cet homme, c’est un revenant. C’est Paul Roussenq, Roussenq l’inco, recordman du cachot, comme l’appelait Albert Londres dans son livre Au bagne, dont les vérités firent abolir quelques trop criantes infamies. 24 ans de bagne, dont 20 de travaux forcés, dont 10 ans de cachot ! Tel, à 47 ans, dont la moitié passée dans l’enfer de Cayenne, il revient arraché à la mort par l’action vigoureuse des prolétaires, avec à leur tête la section française du S.R.I.. Le voici devant nous. Nous serrons sa main fiévreuse et sèche. »[3]
Fin des travaux forcés. Paul Henri Roussenq n’est ainsi que libre de végéter à Saint-Laurent où il débarque au début du mois d’octobre. Astreint à la résidence perpétuelle puisqu’il a été condamné en 1908 à plus de huit ans de travaux forcé, l’honnête homme qui vient d’expier sa peine doit théoriquement se signaler aux services de police de la colonie deux fois par an, ne pas se trouver autre part que dans la commune pénitentiaire et subvenir par lui-même à ses besoins.
Dès le 5 septembre, L’Humanité titre en Une : « Le bagnard Roussenq est gracié ! Exigeons son retour immédiat en France »[1]. De son côté, la Ligue des Droits de l’Homme entreprend une nouvelle démarche de demande de recours en grâce pour mettre fin à l’obligation de résidence[2]. Si la lutte entre les deux organisations se poursuit au risque d’entraver l’efficacité des actions entreprises, elle n’en provoque pas moins la multiplication de rapports administratifs nous permettant d’en savoir un peu plus sur la vie du libéré. Le 11 janvier 1930, le gouverneur Siadous rend compte à François Piétri, éphémère ministre des Colonies[3], de la situation du 4e 1e afin de statuer sur la possibilité d’une nouvelle mesure gracieuse :
Le 7 janvier 1930, le gouverneur Siadous[1] boucle son rapport sur la demande de remise de résidence du forçat libéré m°16.185. L’exposé propose l’ajournement de la requête de Paul Roussenq dans l’attente d’une confirmation du réel changement de son comportement :
« Conduite mauvaise à la transportation. Cependant Roussenq a fait durant les derniers temps un très gros effort qui allait lui valoir la première classe lorsqu’il a été libéré. Tenue correcte dans la vie libre mais temps d’épreuve insuffisant. »[2]
Roussenq s’est assagi. Cela ne signifie pas qu’il accepte, depuis le 28 septembre 1929, sa situation de libéré, contraint de végéter à vie à Saint-Laurent-du-Maroni. La première classe dont le rapport du 7 janvier 1930 fait allusion est celle des forçats de quatrième catégorie astreints au doublage de leur peine en vertu de l’article 6 de la loi de 1854 avant de pouvoir, éventuellement, revenir en France à leurs frais. Ils sont alors dans la deuxième classe des forçats de quatrième catégorie, si et seulement si la condamnation est inférieure à huit années.
La LDH, le SRI ainsi que d’autres organisations politiques et syndicales ont réussi à faire sortir L’Inco du bagne. Il est même devenu une icône de la lutte des classes, un symbole de l’oppression capitaliste pour le parti communiste (PC-SFIC[3]).
Les trois parties manquantes de ce chapitre, soit les textes que Mme Van de Walle et M. Collin ne nous ont pas autorisés à mettre en ligne dans le Jacoblog[1], pourraient se résumer par la conclusion de la lettre que le transporté Dain envoie au commandant Masse des îles du Salut le 6 mars 1923. La missive fait sensation ; elle est enveloppée de papier cristal pour éviter que le chef du pénitencier se salisse les mains en la touchant. Roussenq qui a écrit pour son codétenu a signé avec ses excréments et cela fait du bruit dans le microcosme carcéral. Le fonctionnaire civil de l’AP Ubaud arrive à Saint-Laurent-du-Maroni en 1927, il quitte la Guyane en 1943. Nous pouvons retrouver l’anecdote dans ses souvenirs conservés au musée Cognacq de Saint-Martin-de-Ré. Albert Londres visite la Guyane en mai-juin 1923 et c’est bien cette lettre que le commandant Masse lui montre avec tout le dossier de celui qu’il finit par surnommer L’Inco. L’infatigable épistolaire, adorateur des « délices du cachot » est devenu une vedette du bagne.
Nous pourrions croire le matricule 37664 disposé à la sociopathie au regard des lignes qui précèdent. Nous pourrions l’envisager incapable d’adaptation à la microsociété des hommes punis au regard de celles qui suivent. Rien n’est moins faux et les agissements de l’impulsif Roussenq, les actes du colérique fagot sont pourtant rarement irréfléchis. Et quand ils le sont, il semble se gausser des conséquences.
S’il subit onze longues années de cachots, s’il se vante parfois d’en apprécier leurs « délices »[1] et d’être un « recordman »[2] de l’enfermement, il serait hasardeux pour saisir et affiner la compréhension du personnage d’envisager une vie recluse dans la continuité. Même confiné entre quatre murs, à la réclusion sur l’île Saint-Joseph ou dans les cellules de l’île Royale, les punitions subies pour bavardage prouvent, si besoin est, que le contact social ne peut manquer de s’établir. Tous les moyens sont bons pour briser la solitude forcée et avec un jeu de brindilles, appelé « télé » ou par le biais d’un ami cafard attaché à un fil, on peut entamer une discussion[3], et donc forger un lien social.
Si M. Collin Philippe ne nous a pas autorisé à reproduire la partie qu’il a écrite sur l’enfance et l’adolescence de Paul Roussenq, nous conservons en revanche le titre de cette partie du fait qu’il n’en est pas l’auteur. Initialement, cela devait être : Une enfance à St Gilles… Quoi qu’il en soit et au-delà d’un texte remarquable tant par ses qualités que par ses défauts, nous reproduisons, en attendant d’avoir réécrit cette partie fondamentale dans la vie de L’Inco, un extrait du texte que nous avions imaginé pour la préface de L’enfer du bagne, la réédition de Libertalia en 2009. Forcément incomplet et trop rapide, il contient quelques erreurs. Henri Roussenq, le père, n’est pas par exemple manouvrier mais appariteur de mairie à Saint-Gilles-du-Gard. Paul Roussenq n’est pas fils unique et le lien avec sa soeur Jeanne ne se casse qu’avec la mort de cette dernière en 1919. Quoi qu’il en soit, l’histoire du jeune Paul Roussenq est révélatrice du systémisme d’une époque, pas forcément belle, qui traite la question de la jeunesse délinquante par l’enfermement et l’éloignement : prison, maison de redressement, bagne d’enfant, bataillon disciplinaire, bagne. Une histoire de dominos ou un effet papillon.