La Croix-Rousse à murs (c)ouverts

Publié dans Le photographe, Mémoires des mémoires notre histoire résiste et signe.. le 22 janvier 2010

La revue Silence, datée de février 2010, a publié une interview de Mimmo Pucciarelli.

A Lyon, Mimmo Pucciarelli, sociologue et militant libertaire, photographie et met en ligne sur Internet, une impressionnante collection d’expressions quelque peu « sauvages ».

S!lence : Pourquoi as-tu décidé de mettre en ligne sur Internet une présentation des inscriptions sur les murs (et les sols) de la Croix-Rousse ?
Mimmo Pucciarelli : Vivre dans ce quartier, y travailler et participer à quelques-unes des très nombreuses activités culturelles et politiques qui s’y sont développées depuis le milieu des années 70 a été la raison pour laquelle j’ai fait une première étude sur les groupes et les initiatives alternatives. Le résultat de ce travail s’est traduit dans la publication de Le rêve au quotidien, en 1996. Depuis, j’ai continué à accumuler des documents et à faire connaître « ma Croix-Rousse alternative » lors de quelques interventions à des rencontres auxquelles j’ai participé, et cela dans plusieurs villes de l’hexagone.
Bref, cela fait une quinzaine d’années que je suis amené à parler de mon « village » et de ce qui s’y passe. Des mots qui, s’ils restituent de la manière la plus rationnelle possible le rapport que j’ai avec ce quartier et l’imaginaire que j’ai pu me construire envers son histoire et ce que nous, les Croix-Roussiens, y vivons au quotidien, ne peuvent pas donner l’idée de cet environnement particulier. Et cela dure depuis plus de deux cents ans !

Or, bien que je prenne des photos depuis longtemps, à la fois pour mon plaisir personnel et pour la « presse militante », depuis que j’ai eu entre les mains un appareil photo numérique, j’ai commencé à en faire d’une manière systématique. Il se trouve que les murs de notre quartier nous apportent chaque jour leur lot de « mots » par le biais de tags et autres moyens, tels que pochoirs ou encore ce que j’appelle des graffitis papiers. Les apercevoir en montant ou en descendant les pentes, cela nous interpelle toujours, mais les rassembler dans un espace qui, bien que virtuel pour l’instant, donne « en plein » l’idée de ce mouvement ou bien ce phénomène social… et cela désormais ne coûte pas cher, sauf en énergie personnelle et en électricité !
La Croix-Rousse présente-t-elle des singularités par rapport à d’autres quartiers de la ville ou d’ailleurs sur cette question des murs ?
Ce quartier, très particulier, est singulier aussi bien par son histoire (des canuts aux alternatifs, en passant par les résistants et les diverses populations qui l’ont colorié avec leurs divers accents, couleurs et coutumes), mais aussi par son bâti. Ceux et celles qui y vivent font beaucoup de trajets à pieds, et cela comporte non seulement la possibilité d’avoir des échanges entre les habitant-e-s, mais aussi de se « frotter » aux pierres, aux murs qui, comme je le disais un jour à mon ami Alain Pessin, « respirent l’utopie ». Mais ces murs sont aussi le territoire où s’expriment les idées de révoltes, les sentiments d’injustice, les plaisirs de vivre, ou les étincelles artistiques dont nous font cadeau tous les adeptes de cet art qui n’est pas contemporain, mais qui a pris de l’ampleur et de la couleur depuis que les bombes spray sont en vente pas cher, ou qu’on peut facilement s’en procurer sans les payer !

Une grande partie de ce quartier, où l’on se frotte aux murs, donc, est constamment recouverte de ces messages multiples car nos artistes, militant-e-s et autres individu-e-s désirant s’exprimer savent que nous sommes obligés, en quelque sorte, d’y jeter un coup d’œil. En un mot, dans ce vieux quartier toujours en mouvement, parallèlement à la concentration de l’habitat, on constate aussi une concentration d’alternatives sociales et, par conséquent, une « concentration » de graffeurs.
Le sociologue que tu es peut-il évaluer, à partir du contenu de ces murs, une évolution dans l’expression et les revendications ?

Le métier de sociologue consiste à restituer le phénomène qu’il observe au travers d’un « rapport », d’un mémoire ou d’une thèse. Il suffit de passer quelques minutes à lire, admirer, observer avec une once de curiosité l’ensemble des images que, grâce à Jean-Marc Bonnard, nous mettons en ligne chaque jour sur le site de l’Atelier de création libertaire, pour s’apercevoir que cette parole quelque peu « sauvage », parfois titubante et très souvent poélitiquement correcte, est en constante évolution. Si, par le passé, on pouvait lire des slogans parlant « d’insoumission civile et militaire », depuis quelques mois et surtout depuis l’affaire dite de Tarmac, on utilise, par exemple, souvent le mot « insurrection », parfois d’ailleurs avec un seul « r ». Mais aussi cet autre, tout neuf et tout joli, qui nous incite à agir avec tout notre corps et tous nos sens : « émeute-toi ». Cela parle à l’âme plus qu’au militant guidé par les idéologies révolutionnaires d’il y a une vingtaine d’années. Quant aux revendications, elles suivent naturellement ce qui se passe, aussi bien dans le monde entier que dans l’environnement immédiat du grapheur. C’est ainsi que l’on peut passer par des messages comme « Nous ne payerons pas votre crise », à ce cri mural adressé à une partie de la population, réelle ou imaginaire : « Bobo hors de la Croix-Rousse ». Mais, en même temps, on maintient toujours vivant l’esprit des canuts, quand on rappelle aux passants, en ce début d’année 2000, « Les canuts sont toujours là », phrase signée par ces désormais inévitables @ cerclés.
Ces écrits sont-ils en lien avec des mouvements sociaux ou relèvent-t-ils de la révolte individuelle ?
En réalité, c’est un mélange. Comme je le disais plus haut, ces mots qui font parler les murs font référence aux luttes et mouvements sociaux, mais expriment aussi des sentiments personnels. « Pour ma maman », a écrit une bombe anonyme pensant à la personne qui lui a donné la vie, « à toi ma sœur que j’aime » a encore gravé, dans un petit passage proche du centre-ville, une personne qui veut exprimer publiquement ses sentiments. Des messages qui, lus distraitement, peuvent sembler l’œuvre de tel ou tel individu n’ayant probablement pas d’autres moyens de faire savoir ce qu’il a « dans la tête » ou bien clans le cœur. Mais, lorsqu’on va à la chasse de ces messages, lorsqu’on les collecte et qu’on les met bout à bout, on peut les lire autrement. Ce lot quotidien de mots, d’images, de couleurs représente en fait un enchevêtrement d’interpellations qui sont étalées sur ce fabuleux support qu’offre la ville, à peu de frais, à nos poètes, rebelles, mais aussi à l’étudiant amoureux ou à la jeune personne qui fait la caricature d’un ami.
Les murs, dans l’imaginaire de nos acteurs, sont à la fois un espace public où informer, interpeller les autres, mais aussi un espace singulier, individuel où exprimer ses sentiments. Et l’ensemble, c’est un livre ouvert sur la vie, à la Croix- Rousse comme ailleurs.
Propos recueillis par Michel Bernard et Guillaume Gamblin.

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1 Réponse à “ La Croix-Rousse à murs (c)ouverts ”

  1. # 1 Ma Croix-Rousse (alternative) | Affichette anti-graffitis au Kotopo a dit:

    […] entendus. Pour moi «les murs représentent des médias alternatifs» (comme l’annonce le dernier numéro de Silence que cette association vend régulièrement, y compris ce numéro !!!). Pour mes ami-e-s, une […]

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    Mimmo Pucciarelli, en plus d'être l'un des fondateurs de l'Atelier de création libertaire, se balade avec un appareil photo numérique pour humer l'air de la Croix-Rousse. Il nous invite à nous joindre à lui pour explorer cet archipel particulier.

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