Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur
Barricata, fanzine de contre-culture antifasciste et libertaire, n° 16, juin 2008
Arbeit macht frei en Guyane
Deux ouvrages récemment édités décortiquent l’histoire du bagne. Retour sur la face sombre de l’Etat français …
Durant près d’un siècle, essentiellement sous la IIIe République, l’Etat français se débarrassa de ses « classes dangereuses » en les expédiant en Nouvelle Calédonie puis en Guyane. Dans 90% des cas, les bagnards mouraient d’épuisement, de maladie ou de mauvais traitements. Retour sur une certaine expérience coloniale …
Balayer devant sa porte. Le bagne préfigure bien, comme a pu l’écrire Alain Sergent dans sa biographie d’Alexandre Jacob, ce que seront les camps de concentration nationaux socialistes et les goulags staliniens. Effets positifs de la colonisation à coup sûr ! La France du Second Empire, puis la Gueuse (la république, ndlr), envoient crever loin de la métropole plus de 100000 victimes de guerre sociale. Crever ? C’est, à peu de choses près, ce qu’affirme le docteur Louis Rousseau, médecin aux îles du Salut de 1920 à 1922, dans la préface de l’ouvrage Bagne de Mireille Maroger, avocate, en 1937 : « Les plus farouches théoriciens de l’élimination peuvent être satisfaits. Les transportés, condamnés ou relégués, vivent en moyenne cinq ans en Guyane, pas plus ». La Guyane n’est pas dans l’histoire le seul lieu d’expiation des prisonniers français : Madagascar et la Nouvelle Calédonie, entre autres, ont également servi de prison à ciel ouvert et accessoirement de cimetière. Mais, de 1852 (loi organisant la fermeture des bagnes portuaires) à 1953 (date du départ du dernier forçat de Cayenne), la colonie française d’Amérique du Sud en accueille la majorité, soit 52000 transportés et 15600 relégués. Car, en métropole, la question pénale évolue avec les préoccupations de la société de son temps. La loi du 27 mai 1885 vient alors calmer une France qui « a peur, peur du crime, peur des criminels … L’insécurité est à la mode » (Jean-Marc Berlière, Le crime de Soleilland, p.15-19). Ainsi, aux condamnés aux travaux forcés viennent s’ajouter les multirécidivistes de la petite et moyenne délinquance que sont les relégués. Digression : autre temps, même lieu : la France de Sarkozy de Nagy Bosca réinvente la crainte des classes dangereuses et active une politique de plus en plus répressive. Le djeun de la téci a juste remplacé l’apache du boulmiche et de Ménilmuche. Mais revenons à nos fagots. Sous les hypocrites concepts positivistes de l’amendement et de la régénération, l’institution pénitentiaire, que crée la loi impériale du 30 mai 1854, entend bien éloigner définitivement hors de métropole tous ces exclus d’une époque que d’aucuns ont, à fortiori, osé qualifiée de belle. La France, par la même occasion aurait bien aimé faire de la Guyane une nouvelle Australie. Faire comme les rosbifs de la perfide Albion et y envoyer ses sardines, ses maquereaux, ses voleurs, ses griveleurs, ses assassins, ses sans-le-sous récalcitrants. Raté ! La guillotine est devenu sèche et la Guyane demeure une terre repoussoir que tente vainement de valoriser l’exposition coloniale de 1931. « C’est autre chose que la terre des forçats et des excès politiques. C’est un sol riche et inviolé » nous dit le guide de cet évènement où l’on a permis de montrer à une foule curieuse et avide de sensations fortes, une tribu de canaques (soi-disant anthropophages) dans la fosse aux lions du zoo de Vincennes. Certes, la Guyane est riche de son or et de ses bois précieux. Mais les écrits d’Albert Londres en 1923 ont révélé à la face de métropolitains ahuris que cette terre paradisiaque, qui ne demanderait qu’à être mise en valeur, est aussi et surtout une terre mouroir à l’échelle d’une dizaine de départements. Mireille Maroger conclut justement dans son livre que « de ce paradis, les hommes ont fait un enfer ». On meurt à Cayenne, On meurt à saint Laurent du Maroni, on meurt à saint Jean du Maroni, on meurt à Kourou, on meurt dans les camps de la relégation, on meurt dans les camps forestiers, on meurt sur le chantier de la route coloniale zéro, on meurt enfin aux îles du Salut. On meurt de faim. On meurt des mauvais traitements, ce qui officiellement se traduit dans les dossiers des fagots passés de vie à trépas par « épuisement physiologique ». On meurt par le travail. On meurt parce que le corps n’est pas adapté à vivre dans ces charniers équatoriaux. On meurt des maladies (même les plus banales). On crève au bagne. Et c’est un des paramètres de ce système totalitaire et éliminatoire dans lequel le condamné matriculé n’est qu’un rouage interchangeable. Deux fois par an, généralement au début de l’hiver et de l’été, un contingent de 500 à 600 condamnés, venant de Saint Martin de Ré, débarque. Ces hommes viennent maintenir l’effectif du bagne à 4500-5000 détenus. Les évasions, les libérations mais surtout la forte mortalité dans ce monde carcéral, provoquent en quelque sorte un système de vases communicantes. Pour le journaliste Alexis Danan, « Un convoi mange l’autre » (Cayenne, 1934, p.26). Exemple : le forçat matricule 34777, Alexandre Jacob, anarchiste illégaliste condamné aux travaux forcés à perpétuité le 22 mars 1905 par la Cour d’Assises d’Amiens, embarque sur la Loire, le bateau cage qui fait la navette entre la France et la Guyane, le 22 décembre 1905. Il arrive en terre de Grande Punition le 13 janvier 1906. Dans le convoi, 682 bagnards. Il n’en reste plus que 128 six mois plus tard ! C’est encore Alexandre Jacob qui, pour les besoins du livre du Dr Rousseau, Un médecin au bagne (1930), fournit un dessin explicatif de cette élimination pénitentiaire à laquelle le condamné ne peut se soustraire. On n’échappe pas au bagne, on ne survit pas au bagne …. Les contre-exemples ne sont pas légion.
Et tant pis pour les quelques innocents qui y furent envoyés. Eugène Dieudonné pourrait bien, faire partie de ceux-là s’il n’était pas anarchiste. Circonstance aggravante s’il en est. Depuis les lois scélérates de 1892-94, professer des opinions libertaires devient un crime. Nombre d’anars sont allés terminer leur vie outre-atlantique : Simon dit Biscuit dit Ravachol II, Théodule Meunier, Léon Pélissard, Joseph Ferrand et Jules Clarenson (de la bande des Travailleurs de la Nuit) … Peu en sont revenus : Liard-Courtois, Jacob Law, Alexandre Jacob et Dieudonné. Que reproche-t-on à ce Nancéen de la bande à Bonnot ? Anarchiste ? C’est un fait avéré. Assassin ? C’est plus dur à prouver même si c’est faux. Parce que sa participation au casse de la rue Ordener (21 décembre 1911) est en revanche plus que douteuse. Mais la Sûreté parisienne et Dame Justice s’accommodent fort bien de quelques petits arrangements. Un peu aidé, Caby, le garçon de recette de la Société Générale, victime du braquage des bandits en auto, finit par reconnaître l’Eugène. Et hop, la boucle est presque bouclée. A la guillotine l’Eugène. Les lettres de Callemin et de Bonnot le disculpant n’y peuvent rien changer. Dieudonné est coupable. A la guillotine ! Sauf qu’au dernier moment, ce qui a de quoi secouer les plus endurcis, la mécanique à Deibler se grippe sur grâce présidentielle. Et la veuve de devenir sèche. A la Géhenne l’Eugène ! Crever à petit feu. Voilà ce qui l’attend. Voilà aussi ce qu’il écrit en 1930. Ca et plein d’autres choses encore. Ce qu’il a vu du bagne et ce qu’il a vécu sur les îles du Salut. Le matricule 41143 nous narre, par exemple, comment, pour se soustraire à cet enfer, embrasser la Belle devient une névrose obsessionnelle vitale. Dieudonné réussit sa tentative d’évasion. Ce n’est pas la première mais on a « droit », si on survit, à plusieurs essais. Seul le concours d’Albert Londres permet au fugitif, traqué jusque dans son repaire brésilien, de rentrer en France et de son reprendre son taf de menuisier. Vie libre. La vie des forçats, fort de son succès et du contexte de critique généralisée du bagne, doit être rééditée en 1935. Soixante-quatorze ans plus tard, les éditions Libertalia nous permettent de nous replonger dans cet univers de mort qui n’a pas forcément disparu. C’est ce que nous dit Jean-Marc Rouillan dans la préface qu’il offre à cette réédition superbement illustré par Thierry Guittard. On crève encore et toujours dans les prisons françaises. A lire absolument. Et, avec un peu d’attention, le lecteur pourra remarquer dans les lignes de Dieudonné le personnage de Barrabas avec qui il se lia d’amitié aux îles du Salut : « D’autres, comme Barrabas, qui cambriolait les églises et les châteaux et en donnait le produit aux pauvres, passent vingt-cinq ans de leur vie au bagne, en restant propre, sans jamais s’amoindrir de la plus petite bassesse ». Barrabas n’est autre qu’Alexandre Jacob (voir à ce propos le blog qui lui est actuellement consacré : http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob/) et, à l’image de ceux de Dieudonné, les écrits du matricule 34777 démontent ce système éliminatoire que fut le bagne. A l’image de la préface de Jean-Marc Rouillan, ils dénoncent également le système pénitentiaire tout court. De là, la conclusion de sa lettre ouverte à Georges Arnaud, auteur en 1953 d’un livre reportage sur les prisons françaises, lettre publiée dans le mensuel de Louis Lecoin Défense de l’Homme en avril 1954 : « J’estime que la vindicte exercée dans les établissements pénitentiaires constitue une des plus grandes abominations de l’époque et je crie : A bas les prisons, toutes les prisons ! Alexandre Jacob, ex-professeur de droit criminel à la faculté des îles du Salut ». Les éditions de l’Atelier de Création Libertaire publient justement une nouvelle biographie de Jacob-Barrabas : Alexandre Jacob l’honnête cambrioleur. Là encore le bagne est montré comme ce qu’il fut historiquement. Un effet pas forcément positif de la colonisation (si tant est qu’elle ait pu en avoir). Un camp … des camps de travail où le détenu est libre, libre de mourir. Arbeit macht frei en Guyane.
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