|
|
La révolte de Los Angeles
ROUGE n°1635, 27 avril 1995
Retour sur la révolte de Los Angeles
Vient de paraître, grâce à l’Atelier de création libertaire de Lyon, une petite brochure. avec, la traduction d’un texte éblouissant du Groupe surréaliste de Chicago [1]. Publié aux États-Unis en 1993, cet essai garde toute sa fraîcheur et toute sa nourrissante saveur.
En guise de préface, les éditeurs publient une lettre de Pierre Naville du 6 avril 1993 (probablement un de ses derniers écrits) à Franklin Rosemont, undes principaux animateurs du surréalisme américain : « J’ai été émerveillé par votre beau texte, dont presque personne n’a parlé en France... Votre document fait un tableau extraordinaire de la rébellion de Los Angeles, et on aurait envie d’écrire quelque chose de semblable au sujet des rébellions qui se produisent aujourd’hui dans beaucoup d’autres pays du monde... Vous pouvez dire à vos amis (...) que j espère vivement que votre mouvement surréaliste parviendra à renouveler ce que nous avions tenté il a si longtemps déjà ». En postface, un beau texte de Guy Girard, présentant l’histoire du surréalisme aux USA, un mouvement de « lucides rêveurs », dont la quête poétique ne se dissocie jamais de la critique comme de la lutte révolutionnaire.
Comme l’on sait, la révolte de Los Angeles (L.A.) a éclaté après le scandaleux verdict par lequel le jury -parfaitement blanc- de Simi Valley (une banlieue chic) avait blanchi un groupe de policiers, ayant tabassé et sérieusement blessé un automobiliste noir, Rodney King (la scène avait été filmée en vidéo par un cinéaste amateur). Selon Rosemont et ses amis, le soulèvement d’avril-mai 1992, « avec des flammes hautes de plusieurs dizaines de mètres et s’étendant sur des dizaines de kilomètres carrés », a éclairé la sinistre réalité nationale du nouvel ordre mondial et a soudainement rendu visible l’injustice fondamentale de la société américaine. Pendant trois journées entières, plusieurs dizaines de milliers de gens ont dit « non » au système d’esclaves connu comme « american way of life ».
Cette révolte, qui a allumé des foyers de rébellion dans quarante-quatre cités américaines, « a révélé, dans ces grandes lignes, des tracés et des courbes qui aideront à définir le déroulement de la lutte pour l’émancipation humaine sur ce continent dans les années à venir ». Sauf rares exceptions, la presse de droite comme de gauche n’a en rien contribué à la compréhension des événements [2]
Contrairement à la version dominante présentée par les médias, le soulèvement de L.A. a été un mouvement multiculturel, auquel participèrent non seulement des jeunes Noirs mais aussi des Latinos (notamment des réfugiés d’Amérique centrale), des Blancs et des Américains d’origine coréenne. Ce fut aussi un mouvement avec une large participation féminine. Cela ne veut pas dire qu’on peut le réduire uniquement. à un soulèvement de classe (comme l’ont écrit certains sociologues de gauche pressés) : la révolte contre l’injustice raciale, symbolisée par l’affaire Rodney King, a été aussi importante que celle contre la misère et contre les autorités- les commissariats de police ont été, avec les supermarchés, les principaux objectifs de la rage populaire.
La brochure ne cache pas l’existence de tensions ethniques entre Noirs et Latinos et, surtout, entre Noirs et Coréens (les commerçants américains d’origine coréenne ont été souvent la victime de pillages et incendies). Mais ces conflits entre victimes du système n’ont rien de fatal, comme le montre la participation multi-ethnique du mouvement. Partisans d’une écologie radicale, les surréalistes américains pensent qu’une restauration de la nature exige « le démantèlement massif des cités mortifères de la société industrielle ». A leurs yeux, l’incendie des centres commerciaux de L.A. a été aussi « un pas écologiquement sain vers la destruction de ces désastres urbains que sont les villes empoisonnées de 1’Amérique ».
Enfin, pour « ceux d’entre nous qui continuent de rêver à la révolution », cette révolte a été un formidable encouragement. Elle est porteuse de l’espoir qu’un jour prochain « les éco-activistes, les féministes radicales, les travailleurs rebelles au productivisme et les combattants de rue des ghettos-barrios commenceront à se comprendre entre eux, à trouver leur terrain commun et à grouper leurs ressources pour des luttes unitaires et pour l’entraide ».
Ce serait le point de départ pour un renouveau de l’activité subversive : « Pétri d’humour, ouvert d la poésie, visant à une réintégration fondamentale de 1 ’humanité et de la planète sur laquelle nous vivons avec les créatures qui la partagent avec nous, ce nouveau mouvement révolutionnaire sera naturellement le plus enjoué et le plus aventureux de tous les temps. Comment pourrait-il en être autrement ? »
Est-il interdit de rêver ? En attendant le jour où, comme le voulait Baudelaire, l’action sera la sœur du rêve...
Michael Löwy
NOTES :
[1] Trois jours qui ébranlèrent le nouvel ordre mondial. La révolte de Los Angeles (avril-mai 1991), Atelier de création libertaire, BP 1186, 69207 Lyon cedex 01.
[2] Parmi ces exceptions, la brochure, mentionne les travaux de Mince Davis, un collaborateur connu de la New Left Review, de Robin D.G. Kelley, du périodique de gauche The Nation et des textes parus dans la revue de tendance marxiste révolutionnaire Against the Current.
|
|
|
|