La révolte de Los Angeles
Texte intégral - Troisième partie
MENSONGE EN TECHNICOLOR
« Le rêve est la vérité. »
Zora Neale Hurston, 1937
« On ne peut avoir le capitalisme sans le racisme. »
Malcolm X, 1964
« Vous savez, cette émeute a été notre média. »
Jeune de L. A. à des reporters, 1992
PENDANT LA RÉVOLTE de L. A., il devint clair que même l’information apparemment la plus simple était saturée de mensonges. On nous répéta maintes et maintes fois, par exemple, que « la violence débuta peu après l’annonce du verdict » - comme si le verdict raciste lui-même n était pas un acte de violence, et comme si toute l’affaire King ne montrait pas a quel point la violence participe du comportement routinier du Département de Police de Los Angeles et du mode de vie américain. Un autre refrain malhonnête exprima la consternation des médias : les rebelles de L. A. étaient « en train d’incendier leurs propres quartiers ». Les leurs, vraiment ? Y a-t-il quelqu’un pour croire réellement que des gens forcés de vivre dans ces communautés de désolation et de terreur les possèdent ou les contrôlent ?
En fait, la leçon principale de la révolte fut de montrer à quel point les médias de l’Establishment et le comportement habituel des racistes déterminent les Américains blancs à nier ce qu’ils voient. Ainsi, un juré s’obstina à maintenir que King « dirigeait l’action et qu’il la contrôlait complètement » alors qu’il gisait accablé sous la volée de coups que lui assenait la police. Un gros titre du Chicago Tribune, dans un rare accès de lucidité, résuma le parfait illogisme du jury, : « Ce que nous pensions avoir vu dans la bande vidéo n’est pas arrivé. »
Les membres du jury qui acquittèrent les flics coupables de voies de fait sur Rodney King montrèrent une capacité terrifiante à construire un « simiotexte » blanc qui leur permit de nier la brutalité du pouvoir, malgré le nombre de fois où ils l’observèrent. Assurément, même maintenant, une petite armée d’universitaires s’efforce fiévreusement d’adapter les divers modes de la « déconstruction » aux réalités de Los Angeles. Dans la mesure où de tels intellectuels sont incapables de voir que l’oppression et la liberté (et non pas seulement des images manipulables à l’infini sont en jeu, ils ne peuvent, par l’usage débridé qu’ils font de la « déconstruction », sortir d’une apologétique honteuse semblable à la capitulation de H. de Man devant le fascisme ni se démarquer de la lâche décision des jurés de Simi Valley.
Ce ne fut pas seulement la conduite du jury, mais le spectacle entier donné par la presse et les commentateurs télé qui montra comment il est possible d’être littéralement aveuglé par le racisme. Étant donné les procès-verbaux d’arrestation et les images de la révolte, il ne peut y avoir de doute sur le fait que la réaction de la communauté au verdict de l’affaire King fut multiculturelle, pour employer un terme que les universités n’ont pas encore totalement vidé de sens.
La jeunesse latino se déversa dans les rues aux côtés des Afro-Américains et subit plus d’arrestations et de « déplacements » que n’importe quel autre groupe. Beaucoup de rebelles étaient fraîchement arrivés des pays d’Amérique centrale dont les récentes histoires de résistance garantissaient qu’ils ne s’en laisseraient pas imposer par la présence des tanks. Les Américains d’origine coréenne vinrent en grand nombre aux rassemblements du mouvement Justice for King et furent arrêtés par centaines. Quantité de Blancs firent partie des foules insurgées et figurèrent bien en vue sur nombre des photographies les plus frappantes du soulèvement. La police arrêta plus de mille Blancs.
Typiquement, néanmoins, en novembre 1992, quand le New York Times revisita les lieux de la révolte, ses journalistes réussirent à faire entièrement disparaître cette population blanche. « La population blanche de la cité, selon le Times, bien que largement épargnée par l’émeute, fut secouée par le soulèvement dont elle fut témoin. » Avant la révolte, et après qu’une jeune afro-américaine eut défié, dans un meeting de protestation, le maire Bradley - « On ne peut pas faire confiance à ces gens (Bradley et autres) pour agir. Vous (la foule), vous savez ce qu’il faut faire » - les femmes jouèrent un rôle de premier plan dans les rues. Une photo du New York Times, prise peu après mais à des kilomètres. de là, montrait, selon la légende, cinq personnes criant « des insultes et des menaces à la police » : quatre étaient des femmes. Trois des quatre pillards en train de rire représentés sur la première page du Chicago Tribune du 1er mai étaient des femmes. Quelques jeunes mères latinos portaient des bébés avec elles tandis qu’elles pillaient. Un reporter britannique remarqua une femme noire lançant méthodiquement des pierres dans les fenêtres de l’immeuble du L. A. Times. A Hollywood, une « bande de petites filles blanches » - comme le décrivit un journaliste radio - se servit à même le stock d’un grand magasin de lingerie. Suite passionnante à la plus grande manifestation de femmes de l’histoire des États-Unis - la marche pour le droit à la libre procréation à Washington DC, quelques semaines plus tôt -, la révolte de L. A. donna consistance à l’expression usée d’ « Année de la femme ».
Malgré tout cela, l’image dominante du soulèvement donnée par les médias fut de loin le tabassage de l’automobiliste blanc Reginald Denny par de jeunes Noirs. Armés d’un petit bout de bande vidéo, la presse et la télé imposèrent, en se focalisant sur Denny, leur Nouvel Ordre mondial à la place de l’activité variée, créatrice, vivante de la révolte.
Ainsi ce furent les Afro-Américains de sexe masculin, censés en tant que tels constituer une menace, et non pas les violences policières, qui devinrent le problème central des médias. Prendre Denny pour victime, de ce point de vue, n’équilibrait pas simplement le cas de King, cela l’expliquait, ainsi que le verdict de Simi Valley. Les Noirs, comme d’habitude, étaient le problème. Ils étaient, comme le suggérèrent les glapissements soigneusement rodés de Bush et de Quayle, les produits pathologiques de l’effondrement de la famille noire, ils étaient des mercantis et des incendiaires hip-hop. La télé en vint à représenter les femmes noires de South Central comme dans un mélo, non pas comme des personnes agissant de leur propre chef, mais comme des spectatrices abusées, d’irresponsables enfants porteuses d’enfants incontrôlables, et même des fans de Murphy Brown sans cervelle poussées à la maternité hors mariage par l’exemple néfaste d’une héroïne de sitcom riche, blanche et à la quarantaine bien sonnée.
En réduisant l’émeute à une affaire de jeunes Noirs de sexe masculin, les informations ne permettaient guère d’en comprendre la participation multiraciale et multi-ethnique. Comme l’écrivit Mike Davis : « On entend les commentateurs parler à satiété des jeunes Noirs alors qu’en fait on voit d’autres groupes ethniques sur l’écran [1] ». Que faisaient par exemple tant de gosses blancs à envahir les rues, a s’exposer au danger ? Pourquoi les arrestations se firent-elles surtout chez les Latinos ? Ces questions furent ignorées la plupart du temps.
Occasionnellement, un magazine d’information a cité brièvement un « expert » quelconque pour dire que les événements de Los Angeles étaient une « émeute de classe », de pauvres, indifférents aux problèmes de race, et agissant sous l’effet d’une misère commune. Cette analyse, bien meilleure que tout autre disponible dans la presse populaire, souffre de la tendance des intellectuels américains à supposer que ce qui relève d’un problème de classe ne relève donc pas d’un problème de race. Le conflit de classes, évident dans la révolte de Los Angeles, ne devrait pas occulter le fait qu’elle a surgi à la suite d’une exigence claire de justice raciale. Les jeunes Afro-Américains de la « bourgeoisie » y compris les étudiants de l’université de Californie du Sud, de l’université de Californie-Los Angeles et des campus de l’État de Californie, participèrent énergiquement à la révolte. Les jeunes Blancs qui se joignirent à l’action faisaient plus qu’exprimer de simples griefs de classe, ils faisaient un pas décisif vers l’abolition de la suprématie blanche en se mêlant à une « émeute raciale » pour attaquer l’autorité plutôt que pour attaquer les Afro-Américains. Ce sont les « infos », mais vous ne le saurez jamais par les journaux.
Quand la presse sortit vraiment du cadre « jeunes Noirs contre société blanche », elle ne le fit que pour souligner les tensions entre Afro-Américains et commerçants coréens et, plus récemment, entre Noirs et Latinos. Ces deux zones de tension sont d’immense importance. Que les médias, apparemment, ne soient capables de repérer les préjugés anti-asiatiques et antilatinos (et anti-arabes et antisémites) que lorsque l’émergence de telles attitudes peut être imputée à la communauté noire, ne doit pas nous laisser ignorer les différends réels entre gens de couleur aux États-Unis. Mais la leçon du soulèvement de L. A. est tout sauf de conclure désespérément à l’unité impossible. Le scandale du verdict de l’affaire King fut multiracial, et le cri « Pas de justice, Pas de paix ! » a retenti hautement et en plusieurs langues.
Dans le cas des relations Noirs-Latinos, il y a peu de preuves que la tendance première à l’unité céda dramatiquement la place à des luttes intestines à mesure que la révolte progressait. Le pompeux exercice de chauvinisme de Jack Miles « Blacks vs. Browns », qui déshonora les pages du numéro d’octobre 1992 de The Atlantic, s’appliqua pesamment à faire correspondre les événements d’avril-mai 1992 à son titre. Peine perdue, même dans l’interprétation torturée qu’en donne Miles. Des sous-titres comme « A New Paradigm : Blacks vs. Latinos » sont suivis de manière détonnante dans l’essai de Miles par des discussions sur les divisions à l’intérieur de la population latino et par des preuves du but commun des Noirs et des Centre-Américains dans la révolte. Il est clair qu’il y a des conflits entre Noirs et Latinos à Los Angeles. Les récentes batailles pour les petits boulots dans le bâtiment le reflètent assez. Mais, comme dans les rivalités entre gangs, l’expérience de la révolte urbaine n’aggrava pas tant les divisions entre Noirs et Latinos qu’elle ne les atténua.
Les conflits entre Noirs et Coréens soulèvent des problèmes bien plus inquiétants. Les commerçants américains d’origine Coréenne furent ceux qui, de la part des pillards, et en particulier des incendiaires, subirent proportionnellement les pertes les plus graves. La possession par les Coréens de débits d’alcool et de magasins des plus exposés au pillage accentua les tensions après la très légère condamnation du commerçant Suon Ja-du pour le meurtre de l’adolescente noire Latasha Harlins, et permet de comprendre Cet engrenage des violences. Les politiques de crédit, qui confinent les hommes d’affaires asiatiques dans les ghettos (d’où le capital blanc a fui pour l’essentiel) et qui empêchent les Afro-Américains d’ouvrir des commerces, jouent évidemment un rôle dans l’exacerbation des problèmes entre Noirs et Coréens. Les rencontres quotidiennes dans les magasins sont quasi programmées pour provoquer l’explosion entre les deux camps, chacun se sentant pris au piège et sous la menace.
Il est insensé de croire que, dans de telles situations, les problèmes entre commerçants et clients en resteront là et ne déteindront pas sur les relations entre Noirs et Coréens à plus grande échelle. Il n’est tout simplement pas vrai, par exemple, que les paroles anticoréennes des chansons hip-hop se cantonnent à l’expression d’une haine de classe.
Dès lors qu’il s’agit de conflits entre victimes du système, affronter une réalité si sinistre ne doit pas nous amener à penser, comme le font les médias, que toute réalité est fatalement destinée à rester telle. L’histoire plus large de la riposte de Los Angeles, de la riposte au niveau national et de celle des Américains d’origine coréenne au verdict de l’affaire King réfute un tel point de vue qui tend à répandre le désespoir, car il montre la formidable pression que des jeunes gens peuvent exercer pour briser les chaînes de ceux qui
subissent à en mourir l’oppression de race et de classe.
APRÈS LA PLUIE
« Le monde en danger est notre vrai et serai voisinage. »
Guillermo Gomez Peña
« Seuls les poètes, parce qu’ils doivent fouiller et recréer l’histoire, en ont jamais appris quelque chose. »
James Baldwin
« Nous sommes toujours en train de chercher. Je pense que maintenant nous sommes sur le point de trouver. »
John Coltrane
L’IMPORTANCE à long terme de la révolte de L. A. ne peut pas être appréciée en dehors de la crise écologique mondiale. Le fait que le plus grand soulèvement urbain du siècle aux États-Unis ait été ignoré par la presse environnementaliste est un signe de plus - et sans appel - que l’écologie bourgeoise est indissolublement liée à l’Establishment pollutocratique qu’elle prétend combattre.
Il est clair que la révolte et la riposte à l’échelle du pays qu’elle a engendrées abondent en implications écologiques. Extraordinaire exemple d’ « action locale », elle affectera inévitablement pour longtemps toute pensée globale.
La révolte a fourni, par exemple, un dramatique et éclairant prélude à l’orgie des Violeurs de la Terre connue quelques semaines plus tard sous le nom de « Sommet de la Terre » à Rio de Janeiro. Les délégués (pour la plupart des chefs d’État) déclarèrent sans broncher que le capitalisme - système social foncièrement écocidaire - était compatible avec une planète saine. Mais les mines brêlantes et les prisons surpeuplées de L. A. se joignirent à l’air pollué qui infeste toujours la cité pour donner le démenti à ces bureaucrates et montrèrent au monde entier que la patrie du capitalisme par excellence est une des sociétés les plus malades du globe.
En ce temps de destruction massive des forêts tropicales et autres endroits sauvages, la contradiction entre la cité et la « campagne » est devenue cruciale dans toutes les luttes pour le changement social. Quiconque connaît le b a ba de l’écologie sait que la restauration massive de la nature sauvage est aujourd’hui une priorité, qui ne le cède à aucune autre - en fait, la condition préalable à la continuation de la vie sur cette planète - et qu’une telle restauration exige, à son tour, le démantèlement massif des cités mortifères de la société industrielle. Sous ce jour, l’incendie des centres commerciaux de L. A., peppétré collectivement et dans la liesse, peut être considéré non seulement comme une réponse sensée aux conditions de vie intenables du ghetto, mais aussi comme un pas écologiquement sain vers la destruction de ces désastres urbains que sont les villes empoisonnées de l’Amérique. Objectivement, dans la guerre du gouvernement nord-américain contre la vie et la nature sauvages, les rebelles de L. A. furent du côté sauvage.
Subjectivement, cependant, la dimension écologique de la révolte apparaît avec un relief encore plus accusé. Que des adolescents noirs se reconnaissent de plus en plus comme une espèce en danger - ce fit en fait le thème d’un rap local très populaire juste avant et pendant la révolte -, c’est certainement une des principales révolutions de la conscience de notre temps. Que la plantation de nouveaux arbres - pour apporter de la beauté dans les communautés minoritaires de L. A. - soit une exigence majeure du programme avancé en commun par les Bloods et les Crips pour la reconstruction de la cité, cela aussi donne à penser.
Le point de départ des rebelles, en outre, était à des années-lumière de l’antinomie bidon « travail contre environnement », que les démagogues misérabilistes de tous bords emploient pour paralyser les étourdis. En demandant non pas du travail mais la vie, et toute la liberté et la plénitude qu’elle renferme, les rebelles de L. A. - parmi lesquels les votants inscrits étaient à n’en pas douter une rareté - ont révélé de fortes affinités avec l’aile la plus radicale, « sans compromis », du mouvement écologiste.
L’environnementalisme dominant continue d’être aux mains de cadres corporatistes et racistes qui par définition rechignent à mettre en question les intérêts de la suprématie blanche, du Capital et de l’État capitaliste. Dans les vingt années passées, la prolifération d’associations comme la National Wildlife Federation, la société Audubon, le Sierra Club, etc., a coïncidé avec la destruction d’une plus grande étendue que celle qui fut détruite d’espaces verts dans le demi-siècle précédent. Ces groupes, qui sont dirigés comme des entreprises par des bureaucrates qui pensent et agissent en hommes d’affaires, sont à l’éco-activiste de base ce que la bureaucratie de l’AFL-CIO est à la classe ouvrière : une élite privilégiée dont la principale fonction est de maîtriser la fureur - c.-à-d. la créativité révolutionnaire - de ceux qui n’ont rien.
Les rebelles de L. A. ont montré exactement ce qu’il allait faire pour transformer l’environnementalisme en un mouvement réel et efficace : le désespoir, le défi, l’énergie, le sentiment de l’ennui et de la misère insupportables de la vie américaine d’aujourd’hui, le sens de l’improvisation, la volonté de prendre des risques et une belle détermination a s’affranchir de la misère. Avec la perspective de ces parias pour inspirer et orienter les actions d’un nouveau mouvement, une planète écologiquement saine pourrait devenir une réalité au lieu de n’être qu’un slogan.
Ceux qui sont le plus loin des rênes du pouvoir se sentent souvent ô combien impuissants, mais ils détiennent toujours le pouvoir de rompre et donc, potentiellement, de renverser l’ordre répressif en son entier.
C’est dans la solidarité de tous ceux qui sont exclus des relations sociales existantes que repose notre seule chance de vaincre la méga-machine écocidaire. Surgissant à un moment où les infrastructures des villes américaines sont au bord de l’effondrement, la révolte de L. A. a ouvert de passionnantes possibilités au développement d’alliances de combat inimaginables auparavant, qui pourraient battre en brèche et même détruire les barrières sectaires qui ne cessent de nous affaiblir et que multiplient à l’envi d’éphémères chapelles à courte vue.
C’est maintenant le temps de nouveaux commencements, et donc le temps de nouveaux regroupements. Il n’est aucun activiste nulle part qui ne tirerait profit de la lecture de Malcolm x - l’auteur préféré des rebelles de L. A. -, et les écologistes radicaux comme les biologistes de la conservation des espèces feraient bien non seulement de rendre leur savoir plus accessible à ceux qui en ont le plus besoin, mais aussi de trouver les moyens de lier leurs luttes à celles des opprimés qui peuvent vraiment améliorer les choses. Dans la cité qui nous a donné le mot smog et qui est aujourd’hui une décharge principale pour les déchets toxiques et les commentaires radio de Daryl Gates [2] de tels liens semblent possibles - et ils auraient même dû être tissés depuis longtemps.
De telles liaisons nouvelles, impensables pour les dogmatiques, sont le fruit obligé de l’imagination révolutionnaire. Si les rebelles de L. A. tiraient leur inspiration de la poésie du rap, la révolte, elle, reste un facteur vital pour renouveler partout la pratique de la poésie en tant qu’activité révolutionnaire. Les rêves les plus hardis des poètes ont toujours exprimé les aspirations les plus profondes de l’humanité, et tout « programme » qui les nie est un aller simple pour la misère et pour plus de misère. Toute prétendue « révolution » qui accepte de s’en tenir à moins que la réalisation de la poésie dans la vie de chaque jour est une révolution dans l’impasse avant de démarrer.
Dès que les éco-activiste s, les féministes radicales, les travailleurs rebelles au productivisme et les combattants de rue des ghettos-barrios commenceront à se comprendre entre eux, à trouver leur terrain commun et à grouper leurs ressources pour des luttes unitaires et pour l’entraide, nous commencerons à voir un mouvement qui pourra tout bonnement être capable de jeter à bas les structures inhumaines qui sont en train de nous tuer tous.
Pétri d’humour, ouvert à la poésie, visant à une réintégration fondamentale de l’humanité et de la planète sur laquelle nous vivons avec les créatures qui la partagent avec nous, ce nouveau mouvement révolutionnaire mondial sera naturellement le plus enjoué et le plus aventureux de tous les temps. Comment pourrait-il en être autrement ?
La lutte pour la nature sauvage est inséparable de la lutte pour une société libre, qui est inséparable de la lutte contre le racisme, la suprématie blanche et l’impérialisme, qui est inséparable de la lutte pour la libération des femmes, qui est inséparable de la lutte pour la liberté sexuelle, qui est inséparable de la lutte pour l’émancipation des travailleurs et l’abolition du travail, qui est inséparable de la lutte contre la guerre, qui est inséparable de la lutte pour vivre une vie poétique et, plus généralement, pour faire
ce qui nous plaît.
Les ennemis, aujourd’hui, sont ceux qui essaient de séparer ces luttes.
En avril-mai 1992 le monde fut témoin d’un des premiers ébranlements traumatiques de cette révolution qui doit aller plus loin qu’aucune autre révolution.
Exclus du monde entier, unissez-vous ! La liberté maintenant ! La Terre d’abord ! [3] Ces trois mots d’ordre pour nous n’en font qu’un.
Le Groupe surréaliste
Chicago mars 1993
A propos du surréalisme aux États-Unis aujourd’hui
À la fin des années soixante, peu après la mort d’André Breton, est fondé par les poètes Franklin et Pénélope Rosemont, Paul Garon, Robert Green et quelques autres lucides rêveurs, le Mouvement surréaliste aux États-Unis. Tornade lente puisqu’elle bouillonne toujours dans notre désir, et poulpe dont figurent, depuis Chicago, les imprévisibles réflexes, cette poésie à coups de marteau qui seule peut-être maintenant défend la pensée contre l’aberrant fonctionnement de ce monde. Le premier numéro de la revue Arsenal, surréalist subversion, paraît en 1970, le quatrième en 1988. Un rythme plus frénétique est donné à ces activités où la quête poétique ne se dissocie pas de la critique comme de la lutte révolutionnaire, par la parution d’innombrables tracts, plaquettes et recueils de poèmes, essais, affiches et déclarations collectives diverses. En 1976, à Chicago toujours, le Mouvement organise par ses propres soins, c’est-à-dire sans une quelconque aide de l’industrie culturelle, une exposition mondiale du surréalisme, vouée à l’exaltation de « la liberté merveilleuse, vigilance du désir ». En de tels rendez-vous, vers où toujours s’achemine l’improbable, se croisent des poètes tels Philip Lamantia ou Jayne Cortez, des jazzmen et des wobblies,
Herbert Marcuse et Bugs Bunny... C’est ainsi ; il y a, de l’autre côté de la coutume océane, « quelque chose de nouveau dans le surréalisme : les nombreux textes portant sur la dialectique de la culture populaire, sur les relations changeantes entre le surréalisme et la musique, sur la critique contemporaine du misérabilisme, sur le dépassement de la politique par l’humour et sur les liens entre la pratique de la poésie et une conscience écologique radicale [4] »
Guy Girard
Première partie
Deuxième partie
Troisième partie
NOTES :
[1] Mike Davis : L. A. Was Just the Beginning : Urban Revolt in the United States. A Thousand Points of Light (Open Pamphlet Magazine Series, P. O. Box 2726, Westfield, New Jersey 07091).
[2] A l’époque chef de la police
[3] Earth First ! (la Terre d’abord) est le nom d’un mouvement écologiste radical aux États-Unis
[4] Réponse du Mouvement surréaliste aux États-Unis, in Bulletin surréaliste international, n° 1, 1991
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