La révolte de Los Angeles
Texte intégral - Deuxième partie
LE PRINTEMPS EST LÀ
« A vrai dire, les phénomènes ne se déroulent
pas toujours en pratique selon les schémas établis. »
Amilcar Cabrai, 1968.
« Jusqu’à présent, l’on a décrit le malheur, pour inspirer la
terreur, la pitié. Je décrirai le bonheur pour inspirer leurs contraires. »
Isidore Ducasse, 1870.
POURQUOI LOS ANGELES ? Le poète Larry Neal a écrit que
« l’Amérique est le plus grand geôlier du monde, et nous sommes tous en prison ». Il est caractéristique du Nouvel Ordre mondial que la cité d’Amérique qui ressemble le plus à une prison, véritable foyer de racisme institutionnalisé et couveuse de quelques-unes des innovations les plus insidieuses de l’histoire dans la guerre du Capital contre le Travail, se trouve aussi être ce que Mike Davis appelle la « métropole à la croissance la plus rapide du monde industriel avancé » [1]. Rien n’est moins surprenant qu’une révolte majeure éclate dans une cité où la misère post-industrielle a atteint son niveau le plus haut. Mais les événements d1avril-mai 1992 ne peuvent être réduits au statut de phénomène « régional ». En fait, la révolte a révélé, dans ses grandes lignes, des tracés et des courbes qui aideront à définir le déroulement de la lutte pour l’émancipation humaine sur ce continent dans les années à venir.
Los Angeles est la cité la plus militarisée des États-Unis,et ses flics ont depuis longtemps la réputation d’être les plus fascistes du pays. Le Département de Police de L. A. compte 8 000 agents, et il faut ajouter la Police du Shérif qui en compte 8 000 aussi. Le premier jour du soulèvement, Wilson, le gouverneur de Californie, fit donner 4 000 soldats de la Garde nationale. Le président Bush envoya 4 500 militaires et marines aussi bien que 1 200 conseillers juridiques fédéraux de la Patrouille des frontières, du Bureau des prisons, du Commandement des forces aériennes, de la Police des parcs américains, des unités héliportées du service des Douanes, des équipes de la section armes et tactique spéciales (SWAT) du FBI, et des équipes spéciales du Bureau des alcools, tabacs et armes à feu. 1 200 officiers de la Patrouille des autoroutes de Californie furent mobilisés. Outre ce 26 900 défenseurs en armes du Capital et de l’État, plusieurs Milliers d’autres étaient en « réserve ». De plus, L. A. possède 3 500 agences de « sécurité privée », toutes lourdement armées.
Qu’il eût fallu soixante-douze heures à ces immenses forces militaires pour occuper les quartiers rebelles montre que le soulèvement exprimait le malaise et les désirs d’une large communauté. De manière significative, bien plus que dans les soulèvements de ghetto des années soixante, la révolte de L. A. s’étendit vite au-delà des vastes zones libérées du ghetto lui-même, allumant des foyers de rébellion parmi les opprimés d’Hollywood, de Long Beach, de Pasadena et d’ailleurs. En tout, quelque 10 000 commerces furent détruits. Les dégâts furent estimés à un milliard de dollars. Environ 17 000 « émeutiers » furent arrêtés. Près de 2 000 furent « déplacés ».
Moins d’une heure ou deux après les premières nouvelles sur les « troubles » de L. A., les services de police furent placés en « réserve » sur tout le territoire des États-Unis. Des réservistes furent rappelés, les patrouilles de rue augmentèrent Et par tout le pays la police locale fit invitée à ajouter les mensonges et les menaces de son cru à la propagande non-stop des médias aux ordres.
Malgré ce déploiement de forces policières et militaires à l’échelle de la nation, malgré un complet mépris des libertés civiques par les forces mises en place, qui prit les proportions d’un état de siège à Los Angeles, Las Vegas et ailleurs, et malgré l’enfilade de demi et de non-vérités débitées à la télé, à la radio, dans la presse et en chaire, la révolte de L. A. provoqua une réaction positive et active d’un océan à l’autre. Peu importe les manœuvres, aussi rusées furent-elles, de l’« officiel » ministère des Affaires étrangères ou des commentateurs des médias - qui peut faire la différence ? - pour essayer de supprimer les vraies informations en provenance de L. A. ou de les noircir avec des images et des insinuations racistes, des jeunes récalcitrants d’un bout à l’autre du pays ont percé l’écran de fumée et sont entrés dans l’action. Des actions de protestation qui, dans certains cas, tournèrent à la révolte totale, provoquée par l’annonce du soulèvement de L. A. et en solidarité avec lui, eurent lieu dans au moins quarante-quatre cités sur vingt États [2].
Comme cela est vrai de la révolte de L. A. elle-même, peu sinon aucune de ces révoltes de solidarité ne furent menées ou même, à vrai dire, affectées en quel que façon par la gauche organisée. Sans la moindre préparation à un tel soulèvement, dont quelques « théoriciens de pointe » avaient en fait prouvé l’impossibilité dans ce qu’ils aiment à appeler cette époque « post-moderne », la gauche - à de très rares exceptions près [3] - ne contribua ni aux événements eux-mêmes ni à leur clarification théorique ultérieure. Dans la presse américaine dite de gauche, la couverture de la révolte de L. A. oscilla de manière caractéristique entre les génuflexions avec torsions de mains sur la « tragédie », et l’autosatisfaction cynique tirée de ce soulèvement qui, comme n’importe quel événement, n’importe où, n’importe quand « soutenait » une fois de plus, tel ou tel programme archaïque. Tout au plus, les sectes de gauche prêtèrent un certain soutien aux manifestations d’après la révolte, auxquelles néanmoins elles tentèrent trop souvent d’imposer un point de vue réformiste en liant les revendications pour un travail moins dénué de sens au sort du Parti démocrate, dont l’écœurante campagne présidentielle aborda la révolte de L. A. en jouant la « carte Sister Souljah » pour réaffirmer avec force insistance cette évidence que Bill « More Cops On The Streets » (Plus de flics dans les rues) Clinton n’était derrière son saxophone qu’un politicien blanc conservateur de plus.
Bien plus intéressant et lourd de conséquence que ces exercices de foire de l’intelligentsia soi-disant radicale, ce fut l’action décidée des sans-abri, qui troquèrent à la vitesse de l’éclair leur condition de gens à la rue contre celle de gens dans la rue, et la lucidité et l’audace révolutionnaires de la communauté hip-hop, et des jeunes insurgés de la classe ouvrière en général, qui firent bien sûr le cœur et l’âme de la révolte.
Contrairement à ceux qui affectent de ne voir qu’analphabétisme et ignorance dans la « jeune génération », nous prétendons que les adolescents les plus pauvres d’Amérique, pour la plupart exclus du système éducatif, sont, à beaucoup d’égards et d’une façon fondamentale, bien plus avisés que ceux qui veulent les garder à l’école pour les préparer à des boulots... inexistants. Si la meilleure façon d’apprendre est de faire, la première chose est de décider quoi faire. il y a toute raison de croire qu’en quelque soixante-douze heures de destruction populaire créatrice, la population insurgée de L. A. a plus appris que pendant toutes les années qu’elle a passées confinée en salle de classe. Presque en passant, donc, elle a proposé la seule solution pratique à la crise largement débattue de l’éducation américaine.
Que les hip-hoppers et les laissés-pour-compte de l’école aient beaucoup à apprendre, c’est évident, mais ils ont aussi beaucoup à enseigner. On aurait tort de minimiser l’inévitable confusion et, dans certains cas, la franche misogynie et l’hystérie anti-coréenne, qui affligent la communauté hip-hop et les rappers, qui constituent son expression publique la plus connue. Il n’en est pas moins essentiel de reconnaître dans cette communauté, et dans sa musique, l’émergence d’un orgueil rebelle, le rejet conscient des valeurs dominantes et des institutions qui les soutiennent et, surtout, une nouvelle identité radicale enracinée dans une conscience de masse, qui se développe et montre que le changement révolutionnaire est possible. L’auto-organisation de ces gosses en casquette de rapper marquée du X de Malcom X a aidé à poser les fondations pour rien moins que la
création d’une société libre.
En contraste hilarant avec le puritanisme sinistre et la rhétorique « réaliste » de la gauche, les nouveaux guérilleros urbains de L. A. voulaient se payer du bon temps. Interrogés par des reporters sur les raisons du pillage, beaucoup répondirent : « Parce que c’est le pied ! ». Une photo de première page du Chicago Tribune du 1er mai portait la légende : « Les pilleurs rient en emportant tout ce qu’ils peuvent ». Ironiquement, le gros titre à la une au-dessus annonce : « Cauchemar de violence à L. A ». Le cauchemar d’une classe est le rêve heureux d’une autre.
Coco Fusco a bien montré que « se moquer de l’identité imposée, des règles imposées, des lois imposées » est depuis longtemps un élément du combat anti-impérialiste. En avril-mai 1992,l’humour fut une arme majeure. Il était difficile à ceux qui se servaient dans les magasins abandonnés par les gardiens de ne pas faire de plaisanteries sur le « marché libre ». Moins d’un jour après le début de la révolte, des autocollants : « Soutenez votre police locale : tabassez-vous vous-mêmes » apparurent sur les murs, les fenêtres et les réverbères d’un bout du pays à l’autre. Rien ne fait plus pour la libération de l’esprit qu’une bonne blague aux dépens des flics, des patrons et des bureaucrates. En outre, comme dans le mouvement des femmes pour la liberté de procréation et dans celui contre le massacre du Golfe, les humoristes - auteurs de bandes dessinées, bateleurs de rue, détourneurs d’affiches et graffiteurs-comédiens - saisirent l’essentiel de la révolte de L. A. plus vite et avec plus de logique que n’importe qui. Une théorie sociale coupée de l’humour ne peut pas servir la cause de la liberté.
L’insistance des rebelles de L. A. sur l’humour et sur le plaisir de piller et d’autres formes de révolte, indique que leur point de départ se situait bien loin du principe politique de réalité. Dans un des articles les plus pénétrants sur la révolte, Robin D. G. Kelley attira l’attention sur « la joie et le sentiment de puissance » qui se lisaient sur le visage de ces Noirs et Latinos, jeunes et pauvres, « s’emparant des biens et détruisant ce que beaucoup tenaient pour
les symboles de la domination » [4]. Dans cette joie et dans ce sentiment de puissance repose le seul avenir qui vaille la peine d’être rêvé.
L’insurrection de trois jours à L. A. en 1992 fut aussi spontanée que le soulèvement des travailleurs hongrois en 1956, la révolte de Mai 68 à Paris et la grève générale de Trinidad en 1970, et elle sera toujours, avec d’autres, à la place d’honneur des grands bonds vers la liberté. Aujourd’hui, quand tout ce qui reste de la gauche traditionnelle n’est qu’un zeste desséché de mouvements morts depuis longtemps, ceux qui n’ont rien à perdre continuent de nous offrir les fruits nouveaux de l’Arbre de Vie.
Première partie
Deuxième partie
Troisième partie
NOTES :
[1] Mike Davis City of Quartz : Excavating the Friture in Los Angeles (New York, Vintage, 1992). Ce livre fournit les données essentielles pour la compréhension de la révolte de Los Angeles.
[2] Birmingham (Alabama), Arcata, Berkeley, Davis, El Cerrito, Irvine, Marin County, Oakland, Palo Alto, Pinole, Riverside, San Diego, San Francisco, San Jose, San Mateo et Santa Cruz (Californie), Boulder et Denver (Colorado), Bridgeport (Connecticut), Miami et Tampa (Floride), Atlanta (Géorgie), Peoria (Illinois), Minneapolis (Minnesota), Saint Louis et Warrensburg (Missouri), Jersey City (New Jersey), Lincoln et Omaha (Nebraska), Las Vegas (Nevada), New Rochelle et New York (New York), Toledo (Ohio), Eugene (Oregon), Pittsburg (Pennsylvanie), Charleston (Caroline du Sud), Austin et Dallas (Texas), Olympia et Seattie (Washington), Beloît, Madison et Milwaukee (Wisconsin) et Washington D C. Des manifestations de solidarité eurent aussi lieu à Ralifax, Toronto et Vancouver (Canada), ainsi qu’à Athènes, Berlin, Paris et Rome.
[3] Outre les écrits de Mike Davis et de Robin D. G. Kelley, cités par ailleurs dans ces notes, un important matériau sur la révolte de L. A. a aussi paru dans News & Letters (59 East Van Buren, Chicago, Illinois 60605) et dans Against the Current (Center for Changes, 7012 Michigan Avenue, Detroit, Michigan 48210).
[4] Robin D. G. Kelley : « Straight from Underground », The Nation, 8 juin 1992, 793-796.
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