Le pouvoir du sucre
Prologue
Un livre sur le sucre devrait peut-être commencer par un récit autobiographique, au dénouement heureux, où il est question d’un gros, boutonneux et maladif, l’auteur, consommateur frénétique de sucres, qui finit par se transformer en un athlétique gentilhomme, mince, équilibré, efficace, admiré des hommes et des femmes. Ou alors par une ouverture modérément terroriste sur la diffusion impressionnante du diabète, des caries, des crises cardiaques, cancers, têtes vides et os cassés à attribuer sans l’ombre d’un doute à une alimentation moderne basée sur le sucre et sur d’autres produits raffinés et toxiques. Ne pouvant susciter l’intérêt par une histoire personnelle de rédemption alimentaire (soyons clair, l’ex-obèse ce n’est pas moi) et n’ayant aucun intérêt à effrayer qui que ce soit, ce livre commence autrement, dans un lieu précis : 275, rue Toledo à Naples.
S’il y a d’autres dignes faiseurs de sfogliatelle à pâte feuilletée ou brisée, par exemple les frères Attanasio qui œuvrent vico Ferrovia, une ruelle près de la place Garibaldi, que certains hérétiques mettraient même à la première place, il ne fait aucun doute que seul Pintauro est digne de régner sur l’Olympe de la mythologie pâtissière napolitaine. Même les touristes, quand ils ne sont pas trop pressés de suivre comme des moutons un chemin tout tracé au milieu des ruelles, ont vite fait de trouver, en se promenant Piazza Plebiscito, via Toledo ou près de la Galleria Umberto I, un autochtone qui leur impose de passer par ces vingt mètres carrés de paradis pour gourmands. À l’entrée, on est accueilli par une enseigne rouge sur plastique blanc, éclairée de l’intérieur par un néon diffusant une lumière obsolète : sfogliate calde. C’est ce qu’il faut manger. Les autres gâteaux aussi sont excellents, mais ne nous dispersons pas. Ces sfogliatelle sont sublimes et il serait injuste de quitter ce triste monde sans les avoir goûtées au moins une fois, et même deux. Il ne faudrait toutefois pas commettre l’erreur de croire que cette spécialité pâtissière unique et double à la fois (feuilletée ou brisée) règne en maîtresse absolue : les nombreux adorateurs de choux et de babas, nature, à la crème ou à la chantilly, prendraient ombrage, sans parler des invectives que ne manqueraient pas de lancer les fanatiques des mignardises aux amandes, des queues de homards à la crème ou à la chantilly, des brioches sobres et parfumées (que les Italiens confondent parfois avec les croissants), rondes, coiffées d’une demi-boule, aussi peu sucrées que possible. Puis il y a les passionnés des gâteaux de saison, struffoli, roccocò, mustacciuoli, paste reali, raffiuoli e susamielli (le seul gâteau que les pauvres pouvaient se permettre autrefois et que ma grand-mère appelait en effet ‘e pezziente, les mendiants) ou de la galaxie provinciale des nougats et des croquants.
N’oublions pas le monde souterrain du gâteau maison, rarement accessible aux étrangers, qui croiront avoir acheté une vraie pastiera : l’impératrice post-équinoxiale n’est pas de nature mercantile, quand vous l’achetez chez Scaturchio, ce n’est qu’une imitation, certes réputée et digne, mais plutôt onéreuse, de l’originale, qui ne peut se passer des mères, grand-mères ou tantes, ni de leurs cuisines, et qui, pour être parfaite, a besoin d’un four à bois.
Enfin, je ne peux éviter d’au moins mentionner le sanguinaccio (je ne parle pas de cette horreur sans âme qu’on trouve dans les pâtisseries à l’époque de carnaval, mais du vrai, celui qu’on fait avec du sang de porc et dont la vente est interdite), les figues aux amandes, passées au four et aspergées de vin cuit (on les nappe maintenant de chocolat en hommage à la modernité) et le migliaccio, le plus pauvre parmi les pauvres. Autant de délices pour les connaisseurs, qui ne font toutefois pas l’unanimité et qui n’arrivent jamais dans le commerce, si bien qu’il est inutile d’offrir de l’argent en échange.
Voilà, je pense avoir clairement montré qu’il n’y a pas de lieu moins approprié que Naples pour lancer une injonction à supprimer le saccharose, car je ne connais pas d’endroit qui puisse dépasser, en variété et en qualité, la pâtisserie napolitaine, pas même, selon moi, la capitale sicilienne.
J’ajoute que je m’efforcerai de faire en sorte que mes argumentations ne soient pas confondues avec les intolérances des fondamentalistes de l’alimentation saine, dont les anathèmes, qui peuvent impressionner les orphelins de dogmes désormais putréfiés, sont tout à fait inefficaces pour convaincre les personnes qui, tout en conservant leur esprit critique, tentent d’améliorer leur existence.
Si donc vous me lisez en repensant à l’excellente caprese (le gâteau, pas la salade mozzarella, tomates et basilic) que vous venez d’avaler et que, compatissant·es, vous souriez en pensant : « Le pauvre, il ne sait pas ce qu’il perd », comprenez que vous faites erreur : je connais parfaitement la sensation d’envie de sucre et c’est justement pour cela que j’ai eu besoin de comprendre d’où vient cette envie.
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