A Sète et à Montpellier avec cette « mauvaise tête » d’Alessio

alessio-lega4

Sur le berceau d’Alessio Lega, se sont penchées les fées de la chanson et de la politique. Un grand-père conteur, lecteur des Misérables et des récits homériques, a ajouté la dimension narrative. Des parents cultivés et attentifs ont favorisé la veine créatrice. Voilà une bonne recette pour fabriquer un “cantastorie” des temps modernes. C’est pourtant à l’illustration et à la bande dessinée que s’est d’abord formé Alessio,  durant ses études à Milan, et c’est la bande dessinée qui l’attire en France. La musique n’est encore qu’un passe-temps qui accompagne les heures passées à dessiner.

Il y a tout de même au départ une solide formation en guitare au conservatoire, une enfance passée à écouter de la musique classique, mais aussi Fabrizio De Andrè et Francesco Guccini. Alessio compose d’ailleurs ses premières chansons dès l’adolescence.

En famille, les discussions ne manquent pas entre les parents, militants de Lotta Continua, qui ont accroché aux murs un poster de Karl Marx et une reproduction de Guernica, et le grandinti_illimani-cantos_de_pueblos_andinos-frontal3-père fasciste. C’est pourtant à l’école qu’a lieu ce qu’on pourrait appeler la prise de conscience politique. Une enseignante d’histoire, qui assure au pied levé un remplacement, évoque le coup d’état au Chili de 1973 et les tortures perpétrées par la junte militaire au pouvoir depuis lors. En 1983, la presse en rappelle le triste anniversaire. Pour Alessio, le lien se fait là-encore avec la chanson grâce aux pochettes bariolées des disques des Inti-Illimani, en exil en Italie depuis 1973.

C’est en arrivant au lycée qu’Alessio s’inscrit à la FGCI (Fédération des jeunesses communistes italiennes), qu’il quitte au bout d’un an. Il se rapproche des trotskistes pour suivre une élève de terminale, jusqu’au moment où il réalise qu’il est vraiment trop jeune pour elle! C’est au cours d’un débat sur les élections, organisé dans un centre social à Lecce, sa ville natale – il y avait alors en Italie des centri sociali partout très actifs – qu’il est traité d’anarchiste à la petite semaine par un militant anarchiste. Cette désignation par un autre, qui plus est anarchiste, l’interpelle. Il ne tient pas tant à défendre sa position critique à l’égard de l’abstentionnisme (qui est encore sa position aujourd’hui) qu’à comprendre pourquoi il est anarchiste.

Ses premières lectures sur le sujet ne sont pas une émanation des milieux anarchistes. Il lit le roman de Riccardo Bacchelli, Il diavolo a Pontelungo (1927, traduit en français en 1973 sous le titre La Folie Bakounine). Tout en voulant ridiculiser les anarchistes, Bacchelli a été dépassé par ses personnages, Bakounine, Cafiero, Costa, si généreux qu’ils ont grandi entre ses mains. C’est en cela que c’est un livre fondamental, dit Alessio. L’autre lecture importante est pour lui Il sovversivo. Vita e morte dell’anarchico Serantini de Corrado Stajano (1975, republié en 2002 aux éditions BSF de Pise).

Les chants anarchistes sont déjà présents dans son répertoire, car ils sont à la source du chant de lutte en Italie : les chansons de Pietro Gori, Addio Lugano bella et Stornelli d’esilio, sont chantées dans tous les milieux de gauche. Étant, à ses dires, un obsessionnel compulsif, Alessio se met à apprendre toutes les chansons anarchistes. Il connaît aussi une foule de chants populaires italiens, de toutes les régions. Cela tombe bien, car il doit élargir son répertoire pour faire la tournée des centres sociaux qui partout l’invitent. C’est avec la même obsession qu’il découvre la chanson française. Il s’achète un dictionnaire des auteurs-compositeurs-interprètes et profite de chacun de ses séjours en France, occasionnés par ses travaux sur la bande dessinée, pour compléter sa collection de disques. Brassens, Brel, Ferré, Vian, Renaud, mais aussi Moustaki, Perret, Barbara, il les connaît tous.

Le passe-temleggiaps qu’était la musique devient l’occupation principale et plusieurs portes s’ouvrent autour de 1998-1999 : une rubrique musicale dans A-rivista anarchica, la participation au festival Léo Ferré de San Benedetto del Tronto, des concerts au moment de la mort de Fabrizio De Andrè… et Alessio en est aujourd’hui à son sixième album, Mala testa, sorti en mars 2013.

En concert, Alessio Lega dessine en vers et en musique chaque histoire qu’il raconte, si bien que le spectateur croit voir défiler la toile du « cantastorie » (ou les planches d’une bande dessinée). Les chansons témoignent des influences reçues et entretenues, qui toutes se croisent (chants populaires, chanson française, variété italienne, chansons de lutte…). De Domenico Modugno, qu’on ne connaît en France que pour son succès planétaire « Nel blu dipinto di blu » (« Volare »), il reprend « Amara terra mia », la version italienne d’une chanson traditionnelle des Pouilles, dont les deux chanteurs sont originaires. Une chanson des mondine précède l’interprétation de « Risaie », composée en 2007 :

[…] Il corpo della Mangano di sfalda.
In fondo alla farina di ‘sti grani
rincorre l’onda soffocante e calda
del blues che ci cantava la Daffini.

Risaie, risaie, risaie, risaie […]

E vanno ancora tristi sul lavoro […]
precari che non sognano più in coro
sfruttati che non sanno più cantare.

Des mondine aux travailleurs précaires, dans l’évocation des temps passés, les luttes anciennes et nouvelles sont toujours présentes. On prend parti pour la belle poétesse du XVIe siècle (« Isabella di Morra »), sacrifiée sur l’hôtel de l’honneur et de la famille, comme s’il s’agissait d’un « féminicide » d’aujourd’hui et on s’émeut d’ailleurs autant de l’amour qu’il lui porte (« Sopra la rocca c’è Isabella, anima mia… ») que de ses amours charnelles (« I baci »).

L’indignation est elle aussi intemporelle et sans frontière. Alessio chante en grec la chanson « Sotiri Petroula » que Mikis Théodorakis a écrite en hommage à un jeune homme tué dans une manifestation à Athènes en juillet 1965, pour introduire la chanson qu’il a composée en hommage à Carlo Giuliani, tué durant la manifestation anti G8 à Gênes en juillet 2001, à 300 mètres de l’endroit où, précise-t-il, il se tenait lui-même. La liste serait longue de ses indignations, mais aussi des hommages qu’il aime rendre à ses aînés et inspirateurs. Parmi ceux-ci, Georges Moustaki, décédé quelques semaines avant sa prestation languedocienne. Après son propre texte « Straniero », un hommage, littéraire cette fois, à Albert Camus, il entonne « Le métèque », alternant la version originale et la jolie traduction italienne de Bruno Lauzi intitulée, justement, « Lo straniero ».

L’hommage le plus vivant est sans doute celui qu’il rend à Brassens, sur scène (le spectacle débute par l’interprétation en français de « Au bois de mon cœur ») et dans l’inspiration. Dans sa relation au public aussi car Alessio, comme Georges, donne à son public la sensation qu’il s’adresse à chacun de ses spectateurs individuellement. Comme Georges encore, il réussit à surmonter sa pudeur pour nous chanter aussi des chansons d’amour, les siennes et celles de Georges qu’il adapte en italien (« Amori marinai »).

Merci, Alessio, pour toutes ces chansons à aimer et pour ces chansons d’amour.

Vogliamo canzoni da amare
che il vento ripari la pioggia
vogliamo canzoni dal mare
mai più canzoni da spiaggia

[…] Vogliamo canzoni più amare
della melassa per radio
che mente parlando di cuore
un miele di male e di iodio.

Vogliamo canzoni da amare
e qualche canzone d’amore.

Propos, renseignements et impressions glanés lors du concert du 12 juin 2013 à Sète (organisé par le comité Dante Alighieri au café le Saint Clair), durant l’intervention à la journée d’études “Chants des suds : de la chanson à l’hymne, de l’affiche à l’emblème” (organisée par le laboratoire LLACS de l’Université Paul Valéry Montpellier 3), durant le concert qui a suivi (au Théâtre Pierre Tabard de Montpellier le 13 juin 2013) et pendant le petit déjeuner à la maison, le 14 juin.
Sur le départ pour le prochain concert, Alessio m’a bien recommandé de dire  « encore merci à tous les amis de Sète et de Montpellier ».  Amis de Sète et de Montpellier, le message est transmis.

Texte paru dans Divergences, n°36, septembre 2013.

Leave a Reply

L’histoire de l’anarchisme italien est liée, par bien des aspects, à l’histoire de l’émigration italienne. Malatesta lui-même a passé une bonne partie de son existence hors d’Italie, en Amérique du Sud et à Londres (mais aussi en Égypte et ailleurs), avant son retour rocambolesque en Italie en 1919, et il était en contact avec des militants répartis aux quatre coins du monde. Le fil conducteur choisi pour ce blog offre donc un vaste champ d’investigation. Ce sera la seule contrainte que nous nous imposerons : nos « conversations » auront toutes pour point de départ les vicissitudes des anarchistes italiens dans le monde et aborderont, au fil de l’actualité, de l’humeur, peut-être aussi des réactions et des demandes des lecteurs, des sujets variés, que nous illustrerons si possible de photographies, documents d’archives, correspondances, textes traduits de l’italien…

Catégories
Archives