Les couleurs du temps qui passe

 L’Atelier de création libertaire vient de faire paraître un recueil  de poésies bilingues. Un choix de poèmes en italien composés par Mimmo Pucciarelli a été traduit en français par l’Atelier de traduction du département d’italien de l’université Paul-Valéry Montpellier 3. Le travail d’édition a été réalisé par des étudiantes du master Métiers du livre et de l’édition du même établissement. Un formidable travail d’équipe, encadré par l’ACL. En prime, une traduction d’une poésie qui ne figure pas dans le recueil, Se per caso :

Si par hasard

Si par hasard tu réussis à fermer la porte
et à rester avec toi même
tu verras des papillons colorer le plafond
peut-être même des demoiselles avec des talons aiguilles
et des chaussures pointues
mais il y aura aussi
toute ta petite humanité
qui essaie de te lire un télégramme
de te tendre une main calleuse
de te demander comment va ta famille
et quel est ton salaire
qui t’offre un café
qui t’exhorte à jouer
aux cartes.

Elle te demande ensuite ce que tu penses
de la dernière loi inique.
De ton père mort depuis des années
de comment tu accueillerais l’annonce d’une grave maladie
si tu es allé récolter les olives
si tu as regardé cette émission
qui parlait
de ce monsieur
un saint créateur d’emplois
de virages pénibles dans de longues autoroutes
du système de santé qui est vraiment dégoûtant
N’est-ce pas ?
Si tu utilises ton zizi
si tu penses revenir
pour les prochaines vacances.
Ma petite humanité
sourit et blague sur tout.
Au vieil ami
qui revient de la maison du défunt
le jeune cinquantenaire
assis devant le bar
demande en souriant
« Alors il bouge encore ? »

Moi quand je marche, j’observe
je demande aux pierres et aux feuilles de ne pas glisser
au delà de ma petite vision.
Je demande aux vieilles dames
couvertes seulement d’une écharpe en laine
si on est encore loin du but.
« Nous avons fait la montée
Et la descente a commencé. »

Ma petite humanité
tient tout entière
dans un mouchoir de terre
noire et de ciment gris
devant des téléviseurs colorés
derrière des vitres embuées
face à des cheminées enflammées
à des tables recouvertes
et à d’énormes lits

Ma petite humanité
croit qu’elle est l’Humanité
et joue avec les images du monde entier
elle sourit, crie, fait des grimaces
elle a ouvert les cadeaux de Noël
et aujourd’hui elle tend les doigts vers la voisine
elle regarde son frère, sa cousine, sa tante
elle pense à ses ennemis
elle écoute les derniers récits
de vieux peintres
et met le tout dans son portefeuille.
Ma petite humanité
est humaine comme tous ceux
que vous rencontrerez demain
dans un train, au stade, à l’usine
au bureau
ou dans les rues vides de la banlieue.
Elle est tellement humaine
qu’il me faudrait trois mille pages
pour la décrire
mais je ne suis pas docteur
et je dois résumer le tout
en une poésie
en quelques mots
qui ouvriront la porte
et m’indiqueront un chemin
celui de leur petite humanité
qui recouvre mes pupilles
et me fait mourir doucement.

Ma petite humanité
est enfermée dans un écrin d’ombres
de poix et de saindoux
de plaisanteries salaces
et de dents mal entretenues.

Elle est toute recroquevillée
sur la petite chaise
près de la cheminée.
Elle boit encore du vin
casse et mange des noix
invoque le Père éternel et la Madone
écoute les cloches virtuelles
lit le nom des défunts
et rote après manger.

Le matin,
le café colore l’hémisphère nord,
les tuiles tremblent
sous le poids des ans
les pieds découvrent des coins de jardin
encore non cultivés
et les yeux se regardent égarés
dans le miroir de la salle de bain.
Ma petite humanité
commence à s’amuser avec les pétards
et à lancer des bouteilles incendiaires
pleines de vrai mousseux
et d’oiseaux embaumés.
En groupe les chasseurs
découvrent un nouveau journal
et un fusil semi-automatique,
puis ils défont leur ceinture
s’assoient à une table ronde
et commence une longue partie de cartes.
Ma petite humanité
ne se décompose jamais,
elle est toujours à l’écoute de la voix en direct
la perçoit
et en avale l’essence
elle la digère puis l’expulse
comme une sentence.

Ma petite humanité
est vraiment petite,
mais verdoyante,
au début de chaque mois
elle se présente au bureau de poste
pour s’emparer de sa retraite de survie.
Parfois elle reçoit une lettre jaunie
elle achète rarement les journaux
froissés ;
désormais elle choisit d’acheter
LE-MEILLEUR-POUR-PRESQUE-RIEN
maintenant elle descend de la voiture
pour en prendre une autre
la famille de ma petite humanité
n’est pas seulement désunie
elle est restée collée au mur rempli de photos
elle pleure, parfois, sur elle-même
et elle blasphème, jure contre les autres.
Ma petite humanité composite,
heureuse, redécouvre la joie du matin
en faisant des petits calculs entre les doigts
des pieds
et les oreilles goudronnées
par tant, trop de bruits
d’assassins, cancers, condamnations à mort
et buts en replay.
Elle est de plus en plus petite
dans un monde de plus en plus grand
et c’est pourquoi, en regardant autour d’elle,
chacun de ses représentants
tord le nez et crie victoire.
Victoire, fille d’Enée ou Aristote ou Dante
ou Marconi ou Zoff ou Almirante
ou Mancusi Rocco ou Elena et les pirates
Vercingétorix ou ce chanteur foutraque
qui se touche le sexe pour plaisanter.
Ma petite humanité
porte des caleçons colorés
et des chaussettes made-in-China
elle conceptualise un devenir
éolien pour amuser la montagne
et espère survivre
à une nouvelle guerre planétaire
mais elle crève de rancœur
si le prix de l’essence augmente
elle embrasse les rides de la grand-mère
et se déguise en homme
et elle pleurs si elle doit compter les années.
Oh petite humanité
recouverte de dentelle et de profiteroles
oh petite humanité
étudiée et sculptée
avec un scalpel et des chapeaux
mes couleurs ne sont pas infinies
et tes bras
me serrent le cou.
Écoute,
écoute
le chant du berger
la délivrance glissante
des manuscrits
le doux grondement
d’oiseaux affamés
de jeunes prêtres
sans soutane
de pauvres christs sans croix
de genêts sans fleurs
de soupe
inodore
de soins
sans malades
de tortues
sans ailes
d’ailes
sans époque
d’une époque
sans encombrement
d’un prophète
réduit en pièces
– mais il était en papier et protégé par le ciel –
d’un escargot
d’un lézard
et de cet âne absent
mais qui fait l’éloge du repos
qui joue du trombone
puis te tend des lunettes.

Petite, ma petite humanité !
Pour demain,
je te souhaite encore une année
de vie
une année de paix
une heure de sommeil
un instant
pour transpercer les cœurs
avec amour !

25 décembre 2007

 

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L’histoire de l’anarchisme italien est liée, par bien des aspects, à l’histoire de l’émigration italienne. Malatesta lui-même a passé une bonne partie de son existence hors d’Italie, en Amérique du Sud et à Londres (mais aussi en Égypte et ailleurs), avant son retour rocambolesque en Italie en 1919, et il était en contact avec des militants répartis aux quatre coins du monde. Le fil conducteur choisi pour ce blog offre donc un vaste champ d’investigation. Ce sera la seule contrainte que nous nous imposerons : nos « conversations » auront toutes pour point de départ les vicissitudes des anarchistes italiens dans le monde et aborderont, au fil de l’actualité, de l’humeur, peut-être aussi des réactions et des demandes des lecteurs, des sujets variés, que nous illustrerons si possible de photographies, documents d’archives, correspondances, textes traduits de l’italien…

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