Amour et mariage chez Bakounine
Une fois n’est pas coutume, je cède le clavier à un autre bakouninien, en l’occurrence Gaetano Manfredonia, pour la version longue d’une contribution qu’il vient de publier par ailleurs dans un volume d’hommages à Ronald Creagh. Deux raisons à cela: je n’aurais pas fait mieux sur la question, et Gaetano me l’a gentiment proposé. Merci donc à lui de venir enrichir ce blog, auquel je tâcherai un jour ou l’autre de revenir moi-même plus assidûment. Cela ne vous dispense évidemment pas d’aller jeter un œil au volume en question, et d’en faire l’acquisition si cela vous tente! La présentation de l’ouvrage est ici, et on peut le commander directement sur le site de l’éditeur (qui est aussi l’hébergeur de ce blog) JCA
Amour et mariage chez Bakounine
Bakounine a toujours occupé une place bien particulière au sein du mouvement anarchiste. Sa célèbre phrase de 1842 sur le « désir de destruction » a été utilisée par ses ennemis déclarés et par certains de ses commentateurs peu scrupuleux pour accréditer la thèse d’un Bakounine « apôtre de la pan-destruction » bien plus attiré par l’action que par la réflexion. Rien de plus erroné pourtant, pour peu que l’on prenne la peine de se pencher avec un minimum de sérieux tant sur son parcours militant que sur ses écrits.
Même si ces clichés ont encore la vie dure, il existe désormais en français toute une série d’études et d’ouvrages de qualité consacrés au Russe qui permettent de donner une image plus conforme à la réalité de sa vie et de sa pensée1. La publication à partir de 1973 par les éditions Champ Libre des œuvres complètes de Bakounine par Arthur Lehning2 – restée inachevée -, tout particulièrement, puis l’édition sur CD-Rom des œuvres complètes du Russe réalisée par l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam3 ont permis de mettre à disposition du plus grand nombre une masse de documents jusque-là peu connue et accessible seulement à de rares chercheurs professionnels. L’exploitation systématique de ces fonds d’archives – et en particulier de sa correspondance – reste pourtant lacunaire et des aspects entiers de sa figure et de sa pensée demeurent encore passablement flous ou carrément méconnus.
Ses conceptions en matière de relations entre les sexes ou, d’une manière plus large, sur la famille, tout spécialement, ont été négligées. Ses propos, pourtant, ne sont pas sans intérêt, surtout si on les compare à ceux d’auteurs anarchistes comme Proudhon. Non seulement ils nous aident à préciser l’idée qu’il pouvait se faire d’une société sans Dieu ni Maître, mais ils nous permettent de mieux comprendre tout un pan de ses activités publiques et privées que, pour des raisons diverses et parfois contradictoires, d’abord ses amis, puis ses premiers historiens, ont eu tendance à passer sous silence4.
Du mariage chrétien à l’affirmation du mariage et de la famille libres
Ce n’est qu’à partir de l’année 1864 que Bakounine se tourne véritablement vers l’anarchisme. Ce n’est donc pas étonnant que ses idées concernant le mariage et la famille aient pu beaucoup évoluer dans le temps.
Agé à peine de 23 ans, alors qu’il vivait encore en Russie et qu’il affichait ses convictions religieuses, il donne une première formulation de ses conceptions en la matière. L’occasion lui est offerte par le différent qui l’oppose depuis déjà plusieurs années à son père, coupable à ses yeux d’avoir voulu pousser sa sœur Lioubov à se marier contre son gré5. Dans une lettre adressée à son géniteur datée du 15 décembre 18376, il expose longuement ce qu’il considère comme la conception chrétienne de la famille et du mariage qu’il place ostensiblement sous le signe de « l’amour pour Dieu » en dehors duquel tout lui paraît « fantomatique » et « insignifiant »7. A partir de ces considérations assez convenues pour un croyant, le jeune Bakounine ne tire pas moins un certain nombre de conclusions qui, une fois débarrassées de leurs scories religieuses, serviront de fondements à ses prises de positions de la maturité.
D’une part, il affirme qu’il ne peut y avoir d’amour entre parents et enfants « que là où il existe la liberté ». Ainsi, lorsque les parents exigent de leurs enfants des actes opposés à leurs convictions, ces derniers « ont non seulement le droit, mais ils ont même le devoir de ne pas leur obéir » car précise-t-il : « Tout le but de l’éducation chrétienne vise à doter l’homme d’une seconde naissance spirituelle afin, comme l’a dit le Sauveur, de développer en lui une vie autonome et libre qui le préparera à la rude carrière de la vie, à supporter toutes les douleurs et toutes les souffrances qu’il ne manquera pas d’y rencontrer […]. »
D’autre part, il soutient l’idée que la conception chrétienne du mariage implique que le choix du conjoint ne peut pas être forcé ou reposer sur des considérations matérielles, voire purement sensuelles. En prenant l’exact contre-pied de l’exégèse opérée par Proudhon dans De la Justice8, Bakounine affirme que le mariage chrétien n’accorde aucune place aux « besoins des sens » car ceux-ci sont jugés comme « diamétralement opposés à l’esprit et à la doctrine chrétienne ». Le seul motif qui peut pousser deux individus de sexe opposé à se marier c’est, pour le jeune Bakounine, « l’amour spirituel réciproque de deux êtres qui ont besoin l’un de l’autre, qui s’aiment l’un l’autre dans le Christ, qui sentent le besoin réciproque de fondre leurs âmes en une seule âme, et conséquemment, leurs corps en un seul corps, qui éprouvent un besoin insurmontable de vivre d’une seule vie […] ». Par conséquent, le choix du conjoint ne peut être qu’absolument libre. Dans le cas contraire, le christianisme serait non pas la « doctrine de l’amour, mais celle de la haine et de la débauche, une doctrine qui réprime tout ce qu’il y a d’humain et de saint, une doctrine qui assassine la dignité humaine, une doctrine, bref, dont la destruction devrait bénéficier du plus grand droit au respect et au nom d’homme ! 9»
En fait, en dépit de l’interprétation totalement divergente que le jeune Bakounine et le Proudhon de la maturité se font du mariage chrétien, l’un comme l’autre justifient l’institution du mariage au nom du rejet commun de toute considération utilitariste-matérialiste et d’une conception totalement idéalisée de l’amour conjugal. Emporté par sa dialectique, toutefois, Bakounine estime que l’autorité du mari sur la femme, tout comme celle des parents sur leurs enfants, ne saurait être inconditionnelle. Certes, il continue encore à croire que la femme, à la différence de l’homme, « a besoin d’un protecteur dans le monde naturel et d’un intercesseur dans le monde spirituel » et que ces protecteurs « naturels » sont « son père, ses frères, ses autres proches parents et enfin son mari ». Dans cette lettre, il ne reconnaît pas moins que la femme « est un être humain au même titre que l’homme, voilà pourquoi il n’existe pas de côté de la vie, de trésor de la vie, qui ne lui soient accessibles ». Ce qui lui permet de conclure que « tout ce qui est véritable, bon et beau appartient de façon identique à la femme comme à l’homme et constitue exactement la même essence de sa vie, la même vocation de sa vie que celles de l’homme. […]. La femme est une fin en soi et la femme est libre. C’est ce qui constitue la différence essentielle entre la femme chrétienne et la femme mahométane […] ». De ce fait, le mari ne peut être « le chef véritable de sa femme » qu’à condition de la « hisser à son niveau »10. En aucune manière, il ne saurait priver son épouse de ce qui peut l’aider à s’accomplir car celle-ci ne lui est en rien inférieure.
Le refus viscéral de l’amour sensuel affiché par Bakounine dans cette lettre, comme dans d’autres de la même époque, n’ont cessé d’intriguer. Compte-tenu de la méconnaissance quasi-totale d’informations documentées sur sa vie sentimentale et sexuelle, ces propos ont pu faire l’objet d’interprétations les plus contradictoires chez ses biographes. La portée radicale de ces propos, pourtant, est indéniable et elle laisse déjà entrevoir le chemin que Bakounine empruntera et qui le portera à se définir en tout domaine comme « un amant fanatique de la liberté ». Ces considérations sur la nécessité de laisser les individus des deux sexes absolument libres de choisir leur conjoint nous paraissent d’autant plus significatives qu’au moment où il écrit cette lettre, ses conceptions politiques restent celles d’un fidèle sujet du tzar pour qui « la religion, c’est la substance, c’est l’essence de l’Etat […] »11. Par conséquent, il n’est pas excessif d’affirmer que c’est par la reconnaissance de l’autonomie de l’individu dans la sphère familiale que s’affirme tout d’abord l’anti-autoritarisme du jeune Bakounine.
Une nouvelle étape significative de l’évolution de sa « théorie conjugale » nous est fournie par la lettre datée du 4 février 1852 qu’il adresse à sa famille de la forteresse Pierre-et-Paul où il est emprisonné depuis le mois de mai de l’année précédente12. Le prétexte est fourni par le mariage de son frère cadet Alexandre. Après la liberté, c’est l’égalité entre les époux qui est mise en avant et qu’il justifie au nom de la complémentarité des deux sexes.
« […] N’oublie jamais, – écrit-il – qu’en amour comme en sagesse, l’homme ne peut jamais donner plus à la femme qu’il n’en reçoit lui-même, il y a égalité parfaite ; du côté de l’homme il y a un enchaînement plus logique dans les idées, la puissance de l’abstraction, l’énergie extérieure de la volonté et la force matérielle ; – mais la femme lui apporte en retour beaucoup de bon sens, un dévouement héroïque, une générosité naturelle, une délicatesse toute innée dont il n’est pas capable lui-même, une intuition instinctive de ce qui est beau, juste et vrai, – elle lui apporte la beauté et la grâce, « l’éternel féminin » comme dit Goethe, sans lesquelles toute la force de l’homme serait ignoble et son intelligence éternellement fausse.. […] Il y a beaucoup de très bons ménages dont le bonheur ne s’entretient que de batailles journalières ; et je Vous assure qu’il vaut mieux se donner quelques bonnes tapes que de se bouder éternellement ; quand on s’aime bien ces colloques démonstratifs deviennent une nourriture pour l’amour. Seulement alors, pour que toute chose soit en ordre, quand le mari lève son bras pour frapper, la femme doit nécessairement jouer de ses ongles, et à chaque tape qu’elle reçoit, répondre par une bonne égratignure, toujours selon le principe de la communauté ; les ongles étant l’expression naturelle de la grâce féminine, comme le poignet est celle de l’intelligence masculine, – ils se complètent mutuellement. Ainsi donc parité complète en toutes choses, en tendresse comme en colère, en tapes comme en caresses, telle est la loi suprême du mariage. – Vous voyez que je suis conséquent jusqu’au bout dans ma théorie conjugale […] ».
Ce n’est qu’après son évasion de Sibérie au cours de l’été 1861 que ses idées vont prendre leur tournure définitive. Dans le programme qu’il rédige en septembre-octobre 1864, en vue de la constitution de sa Fraternité internationale, intitulé Société internationale secrète de l’émancipation de l’humanité13, on trouve formulé pour la première fois les deux postulats sur lesquels reposent ses conceptions anarchistes en la matière : d’une part, que la femme, quoique différente de l’homme, n’est ni inférieure, ni moins intelligente et libre que lui et que, par conséquent, elle doit être « déclarée son égale » dans les droits comme dans toutes les fonctions et devoirs politiques et sociaux ; d’autre part, que la réalisation d’une société fondée sur la justice et la liberté nécessitait la destruction des structures autoritaires et patriarcales de la famille. Considérant que dans la société d’avenir la liberté devait « être la base et le principe de toutes les humaines relations », il se prononce ainsi pour le remplacement du mariage « religieux et civil » par le « mariage libre » : « Issu d’un accord libre entre deux individus de différents sexes […] le mariage n’aura besoin ni de la sanction du prêtre, ni de celle du magistrat public […]. Formé librement, le mariage se dissoudra librement. Il suffira de la volonté de l’un des deux époux, pour que le mariage fût rompu. » La seule restriction – mais de taille – qu’il apporte à la mise en œuvre inconditionnelle de ces principes, c’est que les deux époux soient majeurs. Avant que l’éducation dispensée par la famille et la société les aient préparés à exercer pleinement leur future liberté, les jeunes personnes devaient rester sous la tutelle des autorités communales et ne pouvaient jouir de ce fait que « d’une liberté restreinte ».
Comme il prend bien soin de le préciser, en débarrassant le mariage de ses entraves légales, il ne s’agissait nullement de porter atteinte à l’institution familiale mais de la refonder sur des nouvelles bases :
« Plusieurs pensent – écrit-il – qu’une fois le mariage délivré de la sanction religieuse et politique qui l’enchaînent, la famille, cette base première de l’Etat se dissoudra, et avec elle s’en ira aussi toute moralité dans les relations des deux sexes, faisant place à une dépravation et à une promiscuité horribles. – Je ne partage aucune de ces craintes.
Il n’y a pas de doute que l’émancipation du mariage portera un coup mortel, le dernier coup, à la famille patriarcale, théologique et sacrée, – vrai embryon-prototype de l’état théologique et sacré. Mais je n’y vois aucun mal. Cette famille a été et continue d’être encore, quoiqu’à un degré considérablement affaibli, la nourricière de tous les despotismes. L’autorité terrible du père, celle de l’époux, celle du frère aîné, et en général celle des frères sur les sœurs […]. Cette solidarité hiérarchique de la famille, représentant à la fois l’aristocratie la plus orgueilleuse et la monarchie la plus absolue, – voila le fort sacré […] de toute oppression, de toute inégalité, de toutes les injustices politiques et sociales. Quel mal y a-t-il à ce que cette source du mal disparaisse ? »
Pour lui, l’évolution des mœurs, « l’esprit du siècle », condamnait inéluctablement la famille patriarcale. « […] La famille antique, patriarcale, ce sanctus sanctorum de l’Etat centralisateur, divin, monarchique, s’en va à vue d’œil. Les mœurs actuelles, dans tous les pays, malgré toutes les lois, tendent évidemment à l’institution de la famille libre ». Dans la société débarrassée du principe d’autorité, par conséquent, non seulement l’institution familiale ne disparaîtrait pas mais elle pourrait s’affirmer pleinement. On trouve chez Bakounine une véritable apologie de la famille ainsi régénérée dans laquelle il voit le « produit nécessaire, spontané de la nature humaine ». Sur ce point ses idées apparaissent indiscutablement en avance sur son époque et annoncent déjà l’émergence d’une conception de la famille purement relationnelle et affinitaire qui n’a commencé à s’affirmer véritablement que fort récemment au sein des sociétés contemporaines. Le Russe est pourtant un homme attaché aux valeurs d’autonomie et de devoir propres à la première modernité. Dans la droite ligne de ses prises de positions de jeunesse, en voulant rendre le mariage libre, son objectif principal reste toujours et encore celui de « le moraliser », ce qui le porte à écrire :
« […] Nous sommes fermement et profondément convaincus qu’en donnant à chacun de ses membres [de la famille] toute la liberté, nous raffermirons leur union mutuelle, à laquelle nous rendrons par là même toute sa moralité, – par cette simple raison que l’homme n’est moral qu’autant qu’il est libre.[…] Aujourd’hui une femme trompe son mari et reste avec lui, – et plus souvent encore le mari trompe sa femme et la force à rester avec lui. Quand ils seront libres de se quitter toujours, ils n’auront plus besoin de se tromper mutuellement, – voici déjà un immense triomphe pour la morale – car le mensonge, produit de la lâcheté et de l’esclavage est la cause principale de toute immoralité – ensuite, unis désormais, non par une volonté ou une convenance extérieure, mais par sympathie et par attraction, forcés de se respecter mutuellement, comme des êtres également libres, moralisés par cette liberté même, ils formeront une union et plus sincère et plus forte qu’aujourd’hui. »
Pour que le mariage puisse être effectivement libre, et que la destruction des bases matérielles de la famille traditionnelle soit complète, Bakounine estime nécessaire de procéder à la mise en place de la vieille revendication saint-simonienne de l’abolition du droit d’héritage. Conscient de ce qu’il appelle « le désir et le souci naturel des parents de fournir à leurs enfants les moyens de devenir des hommes à leur tour », il préconise que l’entretien, l’éducation et l’instruction des enfants des deux sexes soient pris en charge par la collectivité jusqu’à l’âge de la majorité. Or, sur ce point aussi, Bakounine innove par rapport à des théoriciens anarchistes comme Proudhon en affirmant explicitement le droit de la part de la société – au nom de l’intérêt de l’enfant – de « protéger » celui-ci « contre la misère, contre le mauvais exemple, contre les mauvaises doctrines, et même contre les stupidités ou la brutalité possibles de leurs propres parents ».
« Le droit prétendu des parents sur leurs enfants – précise-t-il – est un droit excessivement limité. Les parents ont le droit d’aimer leurs enfants et à les soigner tant que cela leur fait plaisir, mais non celui de les maltraiter, de les exploiter comme cela se fait aujourd’hui dans les grandes fabriques, ni de fausser et encore moins de tuer leur intelligence, leur énergie morale, ni de les dépraver. »
Dans les moutures successives de ce texte, qui servira de base à bien d’autres projets de sociétés secrètes, Bakounine ne modifie plus fondamentalement son propos. Dans le Catéchisme révolutionnaire de mars 186614, néanmoins, il est possible de trouver plusieurs passages dans lesquels il précise encore ses idées. En premier lieu, il souligne qu’en voulant le mariage libre, il entend abolir la « famille légale, fondée sur le droit civil et sur la propriété » mais non pas ce qu’il appelle « la famille naturelle ». Deuxièmement, il propose que la société vienne en aide financièrement aux femmes enceintes :
« Du moment qu’une femme porte un enfant dans son sein, jusqu’à ce qu’elle ne l’ait mis au monde, elle a droit à une subvention de la part de la société, payée non pour le compte de la femme mais pour celui de l’enfant. Toute mère qui voudra nourrir et élever ses enfants, recevra également de la société tout le prix de leur entretien et de la peine dévouée aux enfants. »
Troisièmement, il affirme la nécessité que, dans le mariage libre, l’homme et la femme puissent jouir également « d’une liberté absolue ». « Ni la violence de la passion – écrit-il – ni les droits librement accordés dans le passé ne pourront servir d’excuse pour aucun attentat de la part de l’un contre la liberté de l’autre, et chaque attentat pareil sera considéré comme un crime. »
La reconnaissance pour chacun des conjoints de la possibilité d’avoir librement des relations sexuelles avec d’autres partenaires n’est pas explicitement formulée – et elle n’apparaît dans aucun de ses écrits théoriques – mais le sens général de ces propos laisse peu de place au doute. La liberté « absolue » reconnue à l’autre conjoint n’est, en tout cas, nullement considérée comme incompatible avec l’existence de liens solides et durables entre membres de la famille ainsi régénérée. La manière dont lui-même cherchera à mettre en pratique ses propres conceptions en tant qu’époux et père apparaît, pour le peu que nous le sachions, particulièrement éclairante sur l’importance capitale que Bakounine continuait à accorder à la famille en tant que résultat du libre choix des individus et non plus de la contrainte patriarcale ou du respect des conventions.
Responsabilités familiales et engagement révolutionnaire : l’impossible équation ?
C’est en Sibérie que Bakounine décide de se marier avec une jeune polonaise, Antonina Ksaver’evna Kwiatkowska, le 5 octobre 185815. Elle est âgée de 17 ans à peine tandis que lui en a 44. Dans une de ses lettres adressées à Alexandre Herzen il raconte sa rencontre avec celle qui allait devenir sa femme :
« En avril [1857], je fus transféré à Tomsk. Je vécus là environ deux ans et fis la connaissance d’une charmante famille polonaise, dont le père Ksaverij Vasil’evic Kwiatkowski travaille dans l’industrie aurifère. Cette famille habitait à une verste de la ville, dans une maison de campagne, […] une petite demeure où la vie s’écoulait dans le calme et l’observance des anciennes coutumes. Je me mis à aller là chaque jour et proposai d’enseigner le français et autre aux deux filles; je me liai d’amitié avec ma femme ; je gagnai son entière confiance et m’épris d’elle passionnément ; elle aussi s’éprit de moi ; je l’ai donc épousée […]16. »
Dans un premier moment, sa demande en mariage n’est pas bien accueillie par la famille d’Antonia et Bakounine dut s’y prendre à deux reprises avant d’avoir le consentement de son futur beau-père17. En dépit de ses origines aristocratiques, sa situation de déporté politique ne plaidait certes pas en sa faveur. Seule l’amitié que lui manifeste le gouverneur général de la Sibérie orientale, son cousin Nicolas Mouraviev, semble avoir fait pencher la balance ce son côté.
On s’est beaucoup interrogé sur les raisons véritables de ce mariage et sur la nature exacte des liens qu’il a entretenus avec Antonia. En l’absence à peu près totale de renseignements fiables sur ses préférences et orientations sexuelles, certains commentateurs ont pu affirmer que ce mariage ne fut pas consommé18. Le seul témoignage direct que nous avons sur ce point est la lettre-confession que Bakounine écrit à son ami Ogarev, en décembre 1869, dans laquelle il affirme aimer Antonia « autant qu’un père peut aimer sa fille »19. Ces propos, toutefois, sont tenus bien des années après leur mariage à un moment où sa santé s’est considérablement dégradée et ne permettent guère de conclure que cela fut le cas dès le début de leurs relations de couple. D’autres historiens ont vu dans ce mariage un moyen détourné utilisé par Bakounine pour faciliter sa fuite de Sibérie au point de nier qu’il ait voulu pour de bon « fonder une famille, avoir un foyer »20.
Si l’on examine sa correspondance, il ne fait pas de doute que Bakounine ait pu voir dans son mariage – tout au moins dans un premier temps – une occasion pour améliorer sa situation matérielle tout en donnant des gages de bonne conduite aux autorités du tzar afin qu’elles assouplissent le régime de résidence forcée auquel il était soumis et qui lui interdisait de se déplacer. Bakounine profite immédiatement de ses fiançailles pour adresser aux autorités locales une requête dans laquelle il demande qu’on l’autorise à s’absenter de Tomsk pour aller chercher du travail en Sibérie Orientale afin d’assurer les moyens d’existence pour lui et pour sa future épouse. « De quelle manière – affirme-t-il – assurerai-je le gouvernement de la sincérité de mes sentiments ? Les mots ne prouvent rien […]. Il me semble que ma seule intention de me marier pourrait servir de preuve de ma ferme résolution de consacrer le restant de ma vie à des occupations pacifiques et légales21. »
Un tel empressement dans la soumission a dû paraître bien douteux aux autorités – et pour cause ! 22 – et ce n’est qu’à « grand peine », au bout d’une année, en mars 1858, qu’il obtiendra l’autorisation de s’installer à Irkutsk avec Antonia. Cette première étape franchie, Bakounine attendra encore de longs mois avant de réussir à s’évader, seul, au cours de l’été 1861, en direction du Japon, puis des États-Unis pour rejoindre, enfin, l’Europe occidentale.
Peut-on pour autant voir dans son mariage une union de convenance, une simple « ruse » de guerre pour échapper à ses geôliers ? Rien n’est moins sûr car dans toutes ses lettres arrivées jusqu’à nous, sa décision de s’unir avec Antonia apparaît toujours comme un choix de conviction, ouvertement assumé vis-à-vis tant de ses amis que de sa famille qui, dans l’ensemble, déplorent cette union. C’est avec fierté qu’il annonce à ses plus proches amis son mariage avec une « polonaise », ce qui à ses yeux représente presque un acte militant. « Ma femme est polonaise. – écrit-il avec emphase à Adolf Reichel – Tu vois que je suis resté fidèle à l’idée maîtresse de ma vie23. » A Herzen, il confie : « Elle est polonaise, mais ce n’est pas une catholique de conviction ; c’est pourquoi elle est aussi exempte de fanatisme politique ; c’est une patriote slave24. » Mais ce n’est pas là l’essentiel car sa correspondance abonde littéralement de marques d’affection vis-à-vis de son épouse, ce qui laisse peu de doutes sur la sincérité de ses sentiments. A sa famille, il décrit Antonia comme « une amie et un ange », « une brave fille » qui « n’a peur de rien » : « tout la réjouit comme un enfant »25. En s’adressant à Herzen, il se déclare sans restriction heureux en mariage car, ajoute-t-il : « Il est bon de vivre non pour soi, mais pour un autre, surtout quand cet autre est une femme gentille ; je me suis donné tout entier à elle ; et, de son côté, elle partage par le cœur et par l’esprit toutes mes aspirations26. »
Loin de se réjouir, ses plus proches amis et compagnons de lutte apprirent d’un assez mauvais œil la nouvelle de ce mariage. Le révolutionnaire de toujours n’allait-il pas s’assagir pour de bon et renoncer à poursuivre ses combats d’antan ? Jamais, pourtant, Antonia n’est perçue par Bakounine comme représentant une contrainte pouvant entraver ses activités. Bien au contraire, il verra toujours en elle un soutien moral et affectif irremplaçable. « Heureux en famille et malgré ça prêt comme avant, voire avec la passion d’antan, à me lancer dans mes anciens pêchés pourvu que s’en présente l’occasion » précise-t-il à l’attention de ses amis, alors qu’il est encore en Sibérie27. Tout se passe comme si son mariage, au lieu de l’éloigner de l’action révolutionnaire, le fortifiait dans ce qui reste la raison principale de son existence sans lui faire oublier pour autant ses devoirs d’époux.
Cela dit, concilier son désir affiché de jouir d’une paisible vie familiale aux côtés d’Antonia avec la poursuite de ses activités subversives n’était certes pas une chose aisée ni pour lui ni pour sa femme, qui en fit vite l’amère expérience. La décision de Bakounine de s’évader de Sibérie – qu’il semble avoir prise en concertation avec elle – est la première épreuve majeure à laquelle le couple d’amoureux sera confronté. D’autres suivront. A sa belle-sœur, Natalie, il avoue :
« Je savais qu’elle [Antonia] aurait et de l’amertume et de la peine sans moi à Irkutsk et elle est pour moi, avec mon action, tout pour moi dans la vie ; et malgré tout, m’étant conseillé avec elle seule, j’ai pris ma décision ; je l’ai prise, je te l’assure, non pas à la légère, mais après y avoir longtemps, longtemps réfléchi, après un combat intérieur opiniâtre et douloureux, en pleine conscience de toutes les difficultés, incommodités, de tous les sacrifices et conséquences possibles consécutifs à mon entreprise28. »
Une fois retrouvée la liberté, conscient d’avoir laissé Antonia et sa famille « dans la situation la plus indécise et la plus désagréable », il multiplie les démarches auprès des autorités tzaristes afin que son épouse ne soit pas molestée29. L’absence de nouvelles de sa femme l’accable30 et pendant de longs mois il n’aura de cesse de faire en sorte qu’elle puisse le rejoindre. Dans ce but, il demande à ses frères et sœurs d’abord de la faire venir d’Irkutsk chez eux, puis de Prjamuchino à Londres31. « Mon épouse ne doit pas rester une minute de plus en Sibérie » tempête-t-il dans sa correspondance32 et si le gouvernement venait à s’y opposer il envisage même la possibilité « tout simplement » de « l’enlever »33. Puis, devant les doutes qui semblent assaillir Antonia, il n’hésite pas à la combler de déclarations d’amour et à la rassurer sur leur future situation financière pour qu’elle accepte de partir immédiatement :
« Ne réfléchis pas, amie, ne diffère pas ; prépare-toi au voyage […]. Mon cœur a langui de toi. Je ne vois nuit et jour que toi. Dès que tu arriveras auprès de moi, nous partirons en Italie ; là-bas c’est meilleur marché, plus gai, et il y aura beaucoup de besogne. N’aie pas peur, mon petit cœur, tu auras une bonne et de quoi vivre ; arrive seulement34. »
Bien loin d’un supposé mariage de raison, c’est toujours et encore le besoin de partager sa vie avec son être aimé qui s’affiche dans ces lettres dans lesquelles Bakounine livre ses sentiments les plus intimes :
« Et n’aie pas peur, amie. Tu ne vivras pas avec moi dans l’opulence ni non plus dans la misère. Dis zut ! à ceux qui te racontent que tu seras pour moi une gêne et une attache. J’ai besoin de ton intimité, de tes liens. Grâce à eux, je serai plus libre, plus tranquille, plus fort. Je t’aime, Antonia. Ainsi donc, amie, aie confiance et n’écoute personne, quel que soit celui qui, d’une manière ou d’une autre, essaye d’ébranler ta confiance. […] Amie, ne me trahis pas, [tu] veux être avec moi et tu le seras. Or moi je suis fidèle à toi du plus profond de mon cœur dans lequel tu vis comme une sainte. Au plein sens du terme, il chante pour toi35. »
La situation pourtant n’évolue pas assez vite. Antonia continue à hésiter. Bakounine impatient reprend à nouveau sa plume pour réaffirmer à sa belle famille et à son entourage tout l’amour qu’il porte à sa femme mais aussi pour y exposer sa conception purement affinitaire du mariage. Conformément à ce qu’il écrira quelques années plus tard dans ses programmes anarchistes de la Fraternité, sa femme est laissée libre de choisir : partir le rejoindre à Londres ou rester en Sibérie, si elle le désire :
« S’il en est ainsi, si elle-même n’éprouve pas l’impérieux besoin de se rendre auprès de moi, – précise-t-il à une amie – si le voyage vers moi s’accompagne du moindre sacrifice, si elle peut être bien sans moi, de grâce, qu’elle ne s’inquiète pas de moi, qu’elle reste. Vous dites qu’elle attend mon dernier mot, le mot décisif. Le voici: elle est libre et en droit et en toute justice ; oui, avec ma bénédiction sincère, affectueuse, elle peut disposer d’elle même en n’ayant en vie que son bonheur, ce qui pour moi est la chose la plus chère. Son droit est incontestable et la reconnaissance officielle de celui-ci ne se fera pas attendre36. »
Antonia a-t-elle été rassurée par ces engagements ? C’est fort possible car, en mars 1863, après avoir passé Noël et le jour de l’an chez sa belle-famille, elle arrive finalement à Londres mais Bakounine n’est pas là à l’attendre37. Conformément à son serment de continuer à se battre pour la cause de l’émancipation des slaves, il venait de s’engager dans une tentative qui visait le soulèvement de la Pologne.
« Au moment même où je m’embarquais pour cette expédition, – raconte-t-il – j’apprenais que ma femme, après deux ans de combat contre toutes sortes de difficultés financières et politiques, était enfin arrivée à Londres où elle avait espéré me trouver. Ce fut une épreuve pour moi et pourtant, sans hésiter, je pris la résolution de réaliser mon projet depuis longtemps mûri et de la laisser une seconde fois veuve pour ….38 »
Ce n’est qu’en avril 1863 que les deux époux pourront se retrouver à Malmö en Suède après une séparation de vingt et un mois39. Commence alors une nouvelle période dans la vie de ce couple atypique au cours de laquelle Bakounine se montre manifestement fier de sa jeune femme tandis qu’Antonia découvre avec avidité le mode de vie occidental (Stockholm, Londres, Paris, la Suisse…) en même temps que le monde cosmopolite des exilés politiques de tout bord. Comme promis, le couple décide de s’installer en Italie. Ce sera d’abord Florence à partir de janvier 1864 mais, avant de se rendre sur place, il fait un crochet par Caprera, la petite île où Garibaldi reçoit ses amis, ses admirateurs et ses multiples admiratrices. Bakounine est, à ce moment là, encore sous l’emprise de la légende du « héros des deux mondes » et c’est avec empressement qu’il fait savoir à une de ses connaissances que Garibaldi les a accueillis amicalement pendant les trois jours de leur séjour. Par la même occasion, il nous apprend que Garibaldi a été « extrêmement gentil et aimable » avec Antonia. « En nous accompagnant, il fit monter mon épouse dans une petite barque, prit lui-même les rames, tandis qu’elle traînait au bout d’une longue perche des oursins, une sorte de frutti di mare. » précise-t-il flatté40.
A Florence, d’abord, puis à côté de Naples – où le couple s’installe en juin 1865 – grâce aux lettres de recommandations de Mazzini, de Bertani et de Garibaldi – Antonia et Michel vont rencontrer la plupart des hommes politiques italiens du « parti d’action » – y compris des ministres ! – et multiplient les visites de courtoisies et les réceptions41. Indiscutablement, la présence d’Antonia à ses côtés constitue un atout pour Bakounine qui ne dédaigne pas de s’afficher avec elle dans les salons politiques et mondains. Cela lui permet de nouer de nouveaux contacts utiles pour ses projets de recrutement des membres de ses organisations secrètes tout en prenant soin de satisfaire le besoin de distractions de sa jeune épouse. Même ses relations avec Marx se trouvent facilitées, à qui il promet, dans un moment unique de familiarité, de lui envoyer les photographies de sa femme et de sa propre personne en échange de celle de sa famille42.
Certes, Antonia n’a rien d’une conspiratrice, – elle n’a jamais transporté de la dynamite cachée autour de sa taille, comme la femme de Cafiero43 – et bien des amis de Bakounine la trouvent trop frivole à leur goût, beaucoup trop, en tout cas, pour voir en elle la compagne idéale du vieux révolutionnaire. Certains pourront tenir carrément des propos insultants à son égard comme le communard Arthur Arnould qui écrit qu’elle « avait tous les goûts, toutes les allures, toutes les habitudes de la mondaine »44. Plusieurs biographes de Bakounine ont brossé d’elle un portrait des plus négatifs où perce plus d’une veine de misogynie. Hélène Iswolsky écrit qu’avant sa rencontre avec Bakounine, « elle n’avait de sa vie goûté la lecture d’aucun livre, encore moins les spéculations de l’esprit »45. E. H. Carr souligne avec complaisance qu’elle s’intéressait bien davantage à la mode qu’aux idées sociales de son mari tout en la peignant comme une fille sans réelle personnalité, doutant même qu’elle ait pu avoir « des pensées et des sentiments profonds »46. Si elle accepte de partager la vie de Bakounine jusqu’à sa mort, c’est parce qu’elle est une femme de nature soumise qui se laissait guider par son mari. Madeleine Grawitz, de son côté, s’étonne qu’un « révolutionnaire tel que Bakounine » ait pu « s’attacher à un être aussi éloigné de ses préoccupations » et l’explique par sa « capacité » à supporter « les limites » d’Antonia47.
Quoi que l’on ait pu dire ou écrire à son sujet, pourtant, rien ne permet d’affirmer qu’elle était réfractaire aux idées radicales de son mari. Bakounine la défend constamment dans ses lettres, n’hésitant pas à la présenter sous les traits d’une militante capable de garder « infiniment mieux » que lui le secret48 ou de former « des comités de dames pour soutenir la cause polonaise »49. Il salue en elle une « femme formidable » emplie de « dévouement » et de « témérité » comme à l’occasion de l’épidémie de choléra qui sévit, à Naples, à l’automne 186550. Signalons, enfin, qu’après leur départ d’Italie et leur installation à Genève – où Bakounine va adhérer, en juillet 1868, à l’Association internationale des travailleurs – Antonia fréquente quelques temps la « section des dames » de l’A.I.T. locale où elle a sans doute rencontrée la féministe Désirée Veret, l’épouse de l’oweniste Jules Gay51. Cette participation, toutefois, ne semble pas avoir été bien appréciée par les autres « dames », puisque Bakounine va se plaindre de l’ostracisme qui frappe sa femme, ce qui lui vaudra la réponse suivante de la part de Jules Gay en personne :
« […] Vous avez pensé que Mme Bakounine était l’objet de quelque opposition dans la section des Dames. C’est possible, non pour ce qui dépend d’elle-même, car sous ce rapport, nous pensons que tout le monde est d’accord, et qu’elle est, à juste titre, parfaitement bien vue de tout le monde ; mais, permettez-moi de vous le dire, à cause de vous. On ne peut ignorer qu’elle vous est entièrement dévouée. Il suffit qu’elle soit dans une réunion de femmes pour qu’elle cherche à y répandre ce que vous voulez propager ; et précisément, les femmes craignent presque toutes vos opinions contre les bourgeois et vos opinions révolutionnaires. De là, un peu de crainte de l’action sur elles de Mme Bakounine52. »
Il est plus que douteux dans ces conditions que Bakounine ait pu tenir devant ses amis « intimes » ou ses connaissances les propos désobligeants à propos de sa femme que certains ont voulu lui prêter53. Les « limites » intellectuelles réelles ou supposées d’Antonia, en outre, ne sont guère considérées comme étant rédhibitoires à ses yeux. Bien des années après, s’il reconnaît avoir fait une « affreuse bêtise » et, plus encore, « commis un crime » en se mariant « avec une jeune fille presque deux fois et demi » plus jeune que lui54, il continue à trouver « bien de circonstances atténuantes » à ce choix au nom de sa conception moralisatrice du mariage. Rappelons que d’après cette conception, développée déjà dans sa jeunesse, le mariage n’était légitime qu’à condition que le mari soit en mesure de favoriser le développement intellectuel et moral de la femme. Or, comme il l’avoue à son ami Ogarev :
« Je pourrais, pour me justifier, […] te dire que je l’ai tirée d’un vulgaire trou de province, que si elle ne m’avait pas épousée, elle serait devenue la femme d’un monstre, d’un chef de police sibérien. […] J’ai réussi à l’arracher au monde des idées triviales, à aider son développement humain et à la sauver de beaucoup de vulgaires tentations et amours55. »
Ces propos nous paraissent d’autant plus significatifs que son père aussi s’était marié avec une jeune fille âgée de 18 ans, tandis que lui en avait 40. Or ce que Bakounine lui reprochera toute sa vie, c’est justement de ne pas avoir été capable d’élever le statut moral et intellectuel de son épouse. « Pour se faire pardonner cet acte d’égoïsme », accuse-t-il, son père s’était efforcé « pendant tout le reste de sa vie, de descendre à son niveau, au lieu de la faire monter au sien »56.
Toutes les interprétations misogynes que le mariage de Bakounine avec Antonia a suscitées reposent, en fait, sur l’a priori, jamais démontré et indémontrable, qu’il existait une sorte d’incompatibilité « physique, intellectuelle et spirituelle »57 entre les deux époux. Or cela revient à faire l’impasse totale sur les raisons sentimentales et affectives qui ont pu les pousser à vivre ensemble pendant de très longues années en dépit des épreuves multiples qu’ils ont dû endurer. Antonia est bien loin de correspondre au portrait de la femme soumise à l’autorité de son mari qu’on a voulu brosser d’elle et encore moins à celle de la femme volage, trompant allégrement son mari vieux et impotent. Bien au contraire, par sa volonté de mener une vie affective et amoureuse à elle, tout en acceptant de rester aux côtés de son époux et compagnon non pas par obligation mais par libre choix – y compris dans les pires circonstances, lorsqu’ils seront accablés par la misère, alors même qu’elle est aimée par un autre homme qui la désire et voudrait qu’elle vienne habiter avec lui – Antonia prouve « par les faits » qu’elle n’est pas si étrangère qu’on l’a dit aux conceptions « sociales » de son mari, dans le domaine de la famille tout au moins. Voilà pourquoi, si leur union fut peut-être « sans lien sexuel » elle ne fut pas moins, à sa manière, une « union admirable »58, conforme, en tout cas, à l’idée purement relationnelle et affective que Bakounine se faisait de la famille et du mariage.
Quand le personnel devient politique
Bakounine, pendant toutes ses années de mariage, semble être resté cohérent tant avec ses convictions profondes mûries au cours de sa jeunesse qu’avec les idées exprimées dans ses catéchismes. Accepta-t-il dès le départ d’accorder à Antonia la plus complète liberté y compris en matière de relations sexuelles ? Impossible de le dire avec certitude mais la liaison qu’elle engage – officiellement à partir du début de l’année 1867 – avec le Napolitain et ardent garibaldien Carlo Gambuzzi, ne le fait pas changer d’avis. Bakounine a raconté, lui-même dans sa lettre à Ogarev de décembre 1869 :
« Quand elle a rencontré le véritable amour, je ne me suis pas cru le droit d’engager la lutte avec elle, c’est-à-dire contre cet amour. Elle a aimé un homme qui la vaut entièrement, mon ami et mon fils en doctrine sociale-révolutionnaire, Carlo Gambuzzi. Il y a deux ans et demi Antonia est venue me dire qu’elle l’aimait et je l’ai bénie, la priant de me regarder comme un ami et de se souvenir qu’elle n’avait pas de meilleur et de plus sûr ami que moi59. »
Dans cette lettre, nous sommes bien loin de l’image d’un Bakounine trompé consentant, acceptant de fermer les yeux sur les frasques de sa jeune épouse, que certains témoins ou commentateurs ont voulu accréditer60. Ce qui ressort toujours et encore, c’est la ferme volonté de Bakounine de rester en cohérence avec ses idées, respectueux du libre choix de sa femme.
La naissance d’abord d’un premier enfant, Carlo, puis de deux autres, Sophie et Marussia, viendra, toutefois, considérablement compliquer les choses.
Ne sachant pas comment Bakounine réagirait, sa femme lui cache sa grossesse et décide d’accoucher en secret de Carlo (Carluccio pour la famille). D’après le témoignage de Bakounine : « […] Lors du Congrès de Genève [septembre 1867], […] Antonia s’est trouvée enceinte. Par manque de confiance, elle m’a caché sa grossesse, elle a supporté d’effroyables tourments, trompé tout le monde et, sous prétexte de faire une excursion, est allée accoucher dans un village des environs de Vevey [août 1868], s’exposant, ainsi que l’enfant, à un grand danger. Prévenu à mon insu, Gambuzzi est arrivé et a pris l’enfant avec lui à Naples. Antonia s’est rétabli ; quant à moi, je ne soupçonnais toujours rien61. » Ce n’est que suite à un « incident » qu’il découvre la vérité, en octobre 1868, mais même dans ces circonstances il prend le parti de sa femme62.
« Que je n’aie pas appris la chose plus tôt, ce n’est pas la faute d’Antonia mais celle de Gambuzzi. – précise-t-il à Ogarev – Dès le début elle voulait tout me dire, mais il exigea d’elle et la supplia de ne me parler de rien. Sous ce rapport, comme sous beaucoup d’autres, il s’est montré au-dessous d’elle. Élevé dans le monde bourgeois de l’Italie, il ne peut encore se libérer du culte des convenances et du point d’honneur, et préfère fréquemment les petits chemins sinueux à la grande route droite. Je dirai pour sa justification que la pensée le terrifiait effectivement de m’affliger et de m’offenser. Il a pour moi un attachement filial et une amitié incontestablement chaleureuse63. »
Cette découverte inopinée ne va pas changer pour autant ses convictions :
« […] J’ai répété à Antonia qu’elle était entièrement libre et l’ai priée de décider de son propre sort, sans aucune considération à mon égard, de la façon qu’elle croirait la meilleure : rester avec moi en tant qu’épouse – bien entendu épouse uniquement pour le public – ou se séparer de moi et vivre à Naples ouvertement comme épouse de Gambuzzi. Elle s’est décidée pour la première solution pour les raisons suivantes : avant tout elle est habituée à moi, et l’idée lui paraissait insupportable d’en vivre séparée ; en second lieu, elle craignait d’être une charge pour Gambuzzi, craignait de le mettre dans une situation dont il ne saurait pas se tirer, vu ses préjugés sociaux, avec honneur. De sorte que nous avons décidé tous les trois que tout resterait comme avant. L’enfant passerait l’hiver à Naples (cette décision fut prise en octobre 1868) et, [au printemps], Antonia se rendrait en Italie, soi-disant auprès d’une amie polonaise malade qui mourrait en été et confierait son fils à Antonia64. »
Les choses ne se passeront pas tout à fait comme prévu. Fin mars 1869, Antonia se rend à Naples auprès de son enfant et, comme Bakounine le craignait, elle tombe à nouveau enceinte. Encore une fois, la question de savoir qui allait se charger de la garde des enfants va se poser d’une manière impérieuse et, une nouvelle fois, ce sont les liens affectifs et non pas les liens de sang qui sont mis en avant. Mais laissons la parole à Bakounine :
« Alors Gambuzzi lui proposa de venir faire ses couches à Naples et de laisser le nouvel enfant entièrement à sa tutelle ; renonçant complètement à lui, elle reviendrait auprès de moi après les couches, avec le fils, notre enfant adoptif de l’amie polonaise décédée (bien entendu un mythe). Antonia s’insurgea contre cette proposition et déclara catégoriquement que, pour rien au monde et pour quelque considération que ce soit, elle n’abandonnerait son enfant. Entre elle et Gambuzzi la lutte s’engagea. Ils firent appel à moi comme juge. Je pris, évidemment, le parti d’Antonia et écrivis à Gambuzzi que son plan était monstrueux, qu’une mère capable d’abandonner son enfant, pour quelque considération sociale que ce soit, serait à mes yeux un monstre. Alors, Antonia m’adressa cette prière : quitter Genève, venir en Italie et reconnaître les deux enfants comme miens. Je ne fus pas long à réfléchir et acceptai. Je me sentis obligé d’accepter, car je ne voyais pas d’autre moyen de sauver Antonia ; et ayant commis un crime envers elle, j’avais le devoir de la sauver. Cela se passait en juillet ou en août de cette année […]65. »
C’est donc à l’insu de tous, exception faite de quelques « intimes », que Bakounine quitte Genève pour s’installer à Locarno, en novembre 1869, en attendant l’arrivée d’Antonia. Mais celle-ci hésite encore.
« Pendant plus de deux semaines, – écrit-il à Ogarev – je ne reçus pas un mot de réponse ni à mon télégramme, ni aux lettres envoyées après lui [Gambuzzi]. Je compris qu’entre eux la lutte continuait ; je leur écrivis une lettre synodique dans laquelle, tout en leur montrant sous son véritable jour notre situation mutuelle, je leur indiquais deux issues pour en sortir et exigeais qu’ils se décident pour l’une ou pour l’autre, à savoir : ou bien, Antonia, renonçant une fois pour toutes à l’amour de Gambuzzi, et se contentant de son amitié, reviendra immédiatement chez moi avec mon fils et mon futur enfant, ou bien elle restera à Naples comme épouse, reconnue devant tout le monde, de Gambuzzi, avec les deux enfants de celui-ci, reconnus également par lui. Je mis d’avance ma signature au bas de l’une et de l’autre décision, mais j’exigeais qu’ils adoptent l’une ou l’autre sans délai et déclarais que je ne souscrirais encore à la première qu’à condition qu’elle entre immédiatement en vigueur66. »
En définitive, Antonia choisit une fois encore de vivre dans la gène avec son compagnon et époux plutôt que de rester dans un confort bourgeois aux côtés du géniteur de ses enfants. C’est après un voyage éprouvant, enceinte de huit mois et avec un enfant de 18 mois, qu’elle arrive à Arona, à la frontière italo-suisse, où Bakounine l’attend. Conformément à ses engagements, Bakounine va adopter les enfants biologiques de Gambuzzi. Antonia, de son côté, après avoir accouché de Sophie (14 janvier 1870), contrairement à ce que croyait (espérait ?) son époux, ne met pas fin à ses relations amoureuses avec son amant et continue de le voir jusqu’au décès de son époux, au grand scandale de tous ceux qui s’approchent du couple au cours de ces années67. L’amour d’Antonia pour son époux n’est pourtant pas feint. Dans une des très rares lettres qui ont été gardées, elle lui fait cet aveu sans équivoque qui confirme les liens électifs qui unissent le couple : « […] Quand je ne reçois pas de lettres de toi pendant longtemps, une telle angoisse me saisit que c’en est affreux »68. Confrontée aux difficultés matérielles croissantes, elle vole au secours de son époux et se tourne vers Gambuzzi pour lui signaler que la question économique accablait Bakounine au point de le tuer « moralement »69.
L’adoption des enfants de Gambuzzi laissait en suspens la question épineuse de leur éducation et de leur entretien. Bakounine reconnaissait tout à fait légitime et « incontestable » le droit de leur géniteur à « les prendre en charge et de diriger, avec Antonia, leur éducation70». Il est ainsi convenu que Gambuzzi verserait tous les mois 150 francs dans la caisse commune et que lui en ferait autant71.
Le Carnet, sorte de « calendrier-journal » des années 1871-1872, sur lequel Bakounine inscrit jour après jour toutes ses activités publiques et privées, montre le maintien de relations épistolaires très suivies entre Antonia et Gambuzzi d’un côté, mais aussi entre le Russe et son disciple napolitain. Malheureusement, aucune des lettres échangées entre Antonia et son amant n’est arrivée intégralement jusqu’à nous. Ce Carnet fait également état de versements assez récurrents de sommes d’argent de la part de Gambuzzi – conformément à leur accord pour l’entretien de ses enfants biologiques, très probablement. Il nous apprend aussi que les deux amants continuent à se voir. Tantôt c’est Carlo qui se déplace en Suisse, tantôt c’est Antonia qui se rend à Naples72. Lorsqu’elle décide d’aller visiter sa famille en Sibérie, suite à la mort de son frère âgé de 24 ans, c’est à Arona qu’ils se donnent rendez-vous une dernière fois avant son départ. « Antonia retourne avec Carlo » note Bakounine dans son Carnet73. Cinq jours après, Antonia part via l’Allemagne. Elle est à nouveau enceinte d’un troisième enfant74. Cette nouvelle épreuve semble l’avoir profondément affecté, ce qui lui fait écrire ces mots désabusés : « Séparation – pour combien ? pour un an ? pour [toujours] ?75 »
Et pourtant, indifférent aux qu’en dira-t-on et aux convenances bourgeoises, sa seule crainte dans toutes les vicissitudes de sa vie privée est que ses ennemis politiques s’en emparent pour le gêner dans ses combats, d’où la confidentialité absolue qu’il demande à ses amis. Mais surtout, ce qui ressort avec le plus de force des documents qui nous sont parvenus, c’est que, une fois la décision prise de continuer à vivre avec Antonia et de considérer les enfants de Gambuzzi comme les siens, Bakounine prend très au sérieux son rôle d’époux et de père devant subvenir aux besoins de sa famille. Toute sa correspondance est truffée d’indications qui montrent son souci constant de faire face aux demandes de bien-être tant d’Antonia que de ses enfants. A sa manière, il s’efforce d’être un père modèle. Les marques d’affection à l’encontre de ses enfants ne manquent pas. « Mes deux petits enfants, Carlo (2 ans) et Mme Sophie (5 mois) vont bien. Tous deux sont charmants et je les aime follement » écrit-il à son amie la princesse Obolenskaja76. Dans son Carnet, il reporte toutes les petites indispositions de ses enfants. Il nous apprend son intention de faire un arbre pour « Carluccio » pour la nouvelle année ou pour Sophie à l’occasion de son anniversaire77.
Au risque de passer pour un « papa gâteau », il n’hésite pas à combler ses enfants de sucreries ou à passer des heures entières à jouer avec eux. « Papa bonbon, dit le petit » lui rappellera un jour Antonia78. L’obsession d’assurer l’avenir de sa famille, d’ailleurs, est sans doute une des clés principales pour comprendre ses agissements au cours des dernières années de sa vie et tout spécialement pour éclaircir les raisons de son comportement dans le psychodrame que représente l’affaire de la Baronata.
Au départ, l’achat par Bakounine de cette propriété, à côté de Locarno, en août 1873, avec l’argent de Carlo Cafiero – une des personnalités les plus en vues d’Internationale antiautoritaire en Italie qui avait décidé de mettre sa fortune au service de la révolution -, devait être une ruse, un moyen pour dissimuler, sous le masque paisible du bourgeois retraité absorbé exclusivement par sa famille, le travail révolutionnaire. Il avait été ainsi convenu que Bakounine et sa famille résideraient de façon permanente sur place tandis que les « amis intimes » pourraient l’utiliser comme « lieu de relais, de refuge ou d’habitation passagère »79. Or, le moins que l’on puisse dire, c’est que Bakounine se prit au jeu. Profitant de l’absence d’Antonia, il lui fait croire qu’il avait pu acheter cette propriété grâce à la part de son héritage familial. Puis, convaincu par les assurances verbales fournies par Cafiero, il écrit à sa femme que désormais elle n’avait plus « aucune inquiétude » à se faire « pour l’avenir de ses enfants »80. C’est sur parole qu’Antonia se rend alors à la Baronata avec son vieux père et ses fils. Dès le lendemain de son arrivée (le 13 juillet 187481), on la met au courant des bruits qui circulent sur son mari, d’après lesquels il était en train d’abuser de la confiance de Cafiero et de le ruiner par ses dépenses inconsidérées82. Et lorsque Cafiero veut rentrer en possession du domaine, elle a du mal à accepter la réalité83. C’est seulement le samedi 25 juillet que Bakounine, « après dix longs jours de lutte intérieure, dont il n’avait rien dû laisser soupçonner à sa femme », signe l’acte de cession de la Baronata à Cafiero84. Pour se disculper, Bakounine écrira dans son Mémoire justificatif – rédigé fin juillet 1874 à l’intention de sa femme – que s’il avait accepté la proposition ambiguë de Cafiero, c’était avant toute chose non pas pour lui mais à cause de son « inquiétude pour l’avenir de [sa] [famille], et [son] très grand désir de lui donner un refuge et d’assurer jusqu’à un certain point son avenir. » Selon son propre aveu, c’est « l’idée du désespoir et de l’abyme » dans lequel il allait « plonger » Antonia et son père qui le rendra « lâche » au point de ne pas rendre immédiatement la propriété de la Baronata à Cafiero85.
Pour se racheter, Bakounine se propose alors – à l’insu d’Antonia – de partir pour Bologne pour participer à l’insurrection que les internationalistes italiens ont projetée. Il parle de vouloir mourir sur les barricades mais c’est à contrecœur qu’il se rend sur place car il désapprouve l’initiative et son désir le plus vif est de rester en Suisse aux côtés d’Antonia. Or c’est justement cet attachement à sa femme qui va choquer le plus ses amis jurassiens. Trente cinq ans après, Guillaume se montre encore outré vis-à-vis des propos rapportés par Cafiero d’après lequel Bakounine voulait faire de la Baronata « un paradis pour Antonia »86. « Cette faiblesse d’un vieillard envers une jeune femme, qui était pour nous une étrangère et qui ne sympathisait nullement avec les idées qui nous étaient chères, nous irrita profondément, nous Jurassiens » rappelle-t-il87. A aucun moment, ces fiers militants ne semblent prendre au sérieux ce qui pourtant semple crèver les yeux : l’importance que Bakounine accorde au lien familial librement choisi et l’amour qu’il porte à sa femme. Faut-il vraiment lui en vouloir si, au lieu de partager l’avis d’un Netchaïev – pour qui le vrai révolutionnaire ne pouvait avoir « ni intérêts personnels », « ni sentiments, ni attachements » -, il fait preuve d’un penchant manifeste pour ce que Fourier appelle le « familisme » ?
En outre, injustice suprême, si Bakounine est à demi pardonné car il est jugé comme un « homme de cœur qui a pêché par une bonté irréfléchie et excessive », aucun égard n’est réservé pour Antonia, la femme, coupable d’être – tare rédhibitoire – « délicate, jolie, extraordinairement soignée et coquette de sa personne »88. Ces militants qui veulent refaire le monde semblent aussi ignorer qu’Antonia s’occupe seule de tout le travail ménager, sans compter la charge que représente le fait d’élever sans aide trois enfants en bas âge. Comme l’a souligné avec justesse Madeleine Grawitz, « [Elle] manquait peut-être d’intérêt pour la politique, mais plus sûrement encore de temps »89.
Une nouvelle fois, Bakounine ne mourra pas sur les barricades car l’insurrection avorte. Rentré en Suisse, il s’installe à Lugano avec Antonia qui, après son énorme déception, accepte malgré tout qu’il revienne vivre auprès d’elle. La vie familiale peut recommencer. « Après dîné [sic] avec Carluccio en ville » confie-t-il sur son Carnet.90 A son entourage, il voudra prouver que la Baronata ne lui manque pas91. Comptant sur l’héritage familial, il achète, en mars 1875, une petite maison près de Lugano92. Hélas ! le spectre de la misère est toujours là et Bakounine va être obligé au cours des deux dernières années de sa vie de quémander encore et encore des subsides supplémentaires à Cafiero et à bien d’autres – à commencer par Gambuzzi ! – pour subvenir à ses besoins et à ceux des siens93. C’est pourtant sans la présence d’Antonia (en déplacement en Italie) et de ses enfants que Bakounine décède le 1er juillet 1876. Prévenue en retard, elle ne peut pas assister à ses funérailles, ce qui n’est pas fait pour déplaire aux amis et compagnons de son défunt mari qui, on l’a vu, ne l’apprécient guère94.
Jusqu’à la fin de ses jours, pourtant, Bakounine n’a pas dérogé à ses principes. Tout en respectant la liberté de sa femme, il se montre soucieux du bien-être et de l’avenir des siens au sein d’une famille non pas subie mais choisie. Elective et relationnelle, dégagée de ses scories autoritaires et patriarcales, source d’épanouissement individuel et d’enrichissement réciproque pour les époux, la conception que Bakounine peut se faire de la famille apparaît de ce fait comme étonnamment moderne. Antonia, de son côté, après la mort de son mari, ira vivre à Naples avec Gambuzzi qui l’épousera en 1879 et adoptera « officiellement » ses propres enfants biologiques. Cette nouvelle phase de vie commune est marquée par la naissance d’une autre fille : Tatiana. Antonia meurt à Portici, le 2 juin 1887. Gambuzzi décède le 30 avril 1902.
Dans l’article chronologique qui est publié après sa mort, il est dit qu’il « connut le grand révolutionnaire Michel Bakounine », qu’il « se maria avec sa veuve » et qu’il « aima les enfants d’Antonia, Carlo, Sophie et Marussia, comme il aimait sa propre fille Tatiana »95.
1Citons en particulier : M. Grawitz, Michel Bakounine, Paris, Plon, 1990 et J-M. Angaut, Liberté et histoire chez Michel Bakounine, Thèse de Doctorat en Philosophie, Université Nancy 2, octobre 2005.
2M. Bakounine, Œuvres complètes, Paris, Champ libre, 1973-1982, 8 volumes.
3 M. Bakounine, Œuvres complètes, IIHS, Amsterdam, 2000. Sauf indication contraire toutes les citations de Bakounine dans la présente étude proviennent de cette édition.
4Chaque fois qu’il est question de la vie privée de Bakounine tant M. Dragomanov (Correspondance de Michel Bakounine, Paris, 1896) que M. Nettlau (Michael Bakunin. Eine Biographie, 1896-1900, 3 volumes) ou J. Guillaume (L’Internationale, Paris, 1905-1910, 4 tomes) omettent délibérément de reproduire les passages de sa correspondance portant sur son intimité familiale ou de mentionner des faits importants connus par ailleurs. Cela s’explique sans doute par leur souci de ne pas mettre à la connaissance du public des vérités qui auraient portées préjudice à la situation matérielle et à la « respectabilité » des descendants de Bakounine et de ses anciennes relations dont la plupart étaient encore vivants. Bien souvent, toutefois, ils voulaient aussi éviter de dévoiler des comportements et des choix personnels opérés par Bakounine qu’ils n’approuvaient pas et qui n’étaient pas conformes à l’image idéalisée qu’ils se faisaient de sa personne et de son engagement militant.
5Sur cette question et les tentatives entreprises par Bakounine pour empêcher ce mariage : M. Grawitz, op. cit., p. 24-29.
6« A Alexandre Bakounine », 15 décembre 1837 in M. Bakounine, op. cit., lettre 37055.
7 « Toute la vocation de l’homme n’est rien d’autre que le désir de s’unir à Dieu, de s’unir à lui au moyen de la révélation chrétienne, de la grâce de l’Esprit saint, et toute sa vie et tous les détails les plus infimes de sa vie doivent être la manifestation de cette aspiration », ibid.
8Dans son étude « Amour et mariage » (De la Justice dans la Révolution, et dans l’Eglise, Paris, M. Rivière, 1935, tome IV) Proudhon affirme que « selon l’idéal chrétien […] le mariage n’a rien de commun avec l’amour : c’est une fonction où tout est réglé en vue de la lignée, de la succession, de l’alliance, des intérêts […] » (p. 119). Il s’en prend tout spécialement aux conceptions de Paul qu’il accuse de vouloir instituer le mariage « simplement pour remédier à la fornication » (p. 103) ce qui rend à ses yeux la conception chrétienne du mariage « immorale ». « En instituant le devoir conjugal », précise-t-il, si celui-ci n’est pas respecté par un des conjoints, « l’infidélité devient pour l’autre excusable » : « le cocuage devient le corollaire du mariage ; sous ce rapport, on peut dire qu’il est d’institution catholique et apostolique » (p. 122).
9M. Bakounine, op. cit., lettre 37055.
10Ibid.
11Cité par M. Grawitz, op. cit., p. 65.
12« A la famille », 4 février 1852 in M. Bakounine, op. cit,, lettre 52002. Cette lettre ne sera pas transmise par les autorités à ses destinataires.
13Programme d’une société internationale secrète de l’émancipation de l’humanité in M. Bakounine, op. cit., texte 64 002.
14« Principes et organisation de la société internationale révolutionnaire. I. Objet. II. Catéchisme Révolutionnaire » in M. Bakounine, op. cit., texte 66 002.
15 « Certificat de mariage : copie d’extrait du registre d’état civil délivrée par le Consistoire Ecclésiastique de Tomsk » in M. Bakounine, op. cit.
16« A Alexander Herzen », 8 décembre 1860 in ibid., lettre 60 006.
17H. Iswolsky, La Vie de Bakounine, Paris, Gallimard, 1930, p. 169-170.
18Ibid., 1930, p. 170. M. Grawitz en reprenant à son compte les propos de Grigorij Vyrubov parle de « pseudo-union » (op. cit, p. 276). Elle envisage aussi la possibilité que Bakounine ait pu avoir des tendances homosexuelles refoulées (ibid., p. 363).
19« A Nikolaj Ogarev », 16 décembre 1869 in M. Bakounine, op. cit lettre 69064.
20 H.-E. Kaminski, Michel Bakounine. La vie d’un révolutionnaire, Paris, Bélibaste, 1971, p. 176. Voir aussi J. Guillaume, op.cit., I, p. 108.
21 « A Aleksandr Dmitrievic Ozerskij », 14 mai 1858, in M. Bakounine, op. cit lettre 58 002.
22Au même moment Bakounine envoie des lettres à ses amis dans lesquelles, tout au contraire, il affirme qu’il est toujours fidèle à ses engagements militants.
23« A Adolf Reichel », 27 décembre 1858, in M. Bakounine, op. cit , lettre 58 006.
24« A Alexander Herzen », 8 décembre 1860, ibid, lettre 60 006.
25« A Evdokija Ekaterina et Praskov’ja Michajlovna », 4 mars 1859, ibid., lettre 59 003.
26« A Alexander Herzen », 8 décembre 1860, ibid., lettre 60 006.
27« A Alexander Herzen », 7-15 novembre 1860, ibid., lettre 60 005.
28 « A Natal’ja Semenovna Bakunina-Korsakova », 15 avril 1862, ibid., lettre 62 017.
29Cf. Lettres du 10 septembre 1861 (61 006) et du 29 décembre 1861- 4 janvier 1862 (61 013), ibid.
30 « A Alexander Herzen », 3 décembre 1861, ibid., lettre 61 012.
31 « A Natal’ja Semenovna Bakunina-Korsakova », 15 avril 1862, ibid., lettre 62 017.
32« A Michail Nalbandov », 6 mai 1862, ibid., lettre 62 020.
33 « A Ivan Turgenev », 20 juin 1862, ibid., lettre 62 046.
34 « A Antonija Ksaver’evna Bakunina-Kwiatkowska », 14 juin 1862, ibid., lettre 62 039.
35« A Antonija Ksaver’evna Bakunina-Kwiatkowska », 21-27 octobre 1862, ibid., lettre 62 086.
36« A Emma », 19 novembre 1862, ibid., lettre 62 101.
37 E. H. Carr, Michael Bakunin, Londres, The MacMillan Press, 1975, p. 255 et M. Grawitz, op. cit., p. 250.
38 « A Josef Václav Fric et Anna Fric », 10 novembre 1863 in M. Bakounine, op. cit. lettre 63 045. Au moins dans deux autres circonstances Bakounine se verra dans l’obligation de laisser Antonia pour « veuve » : en septembre 1870, lors de sa participation au soulèvement communaliste de Lyon, et en août 1874, lors de sa participation à la tentative insurrectionnelle avortée de Bologne.
39M. Grawitz, op. cit., p. 257.
40« A Elizaveta Vasil’evna Salias-de-Tournemire », 1 février 1864 in M. Bakounine, op. cit, lettre 64 008.
41 « Ils couraient du matin à une heure tardive de la nuit, très rarement ensemble, si bien que chacun d’eux eut bientôt sa sphère d’activité et ses relations […] » (L. Mecnikov in A. Lehning, Michel Bakounine et les autres, Paris, UGT, 1976, p. 243).
42« A Karl Marx », 7 février 1865 in M. Bakounine, op. cit., lettre 65 004.
43J. Guillaume, op. cit., III, p. 201.
44Arthur Arnould in A. Lehning, op. cit., p. 348.
45 H. Iswolsky, op. cit., p. 170.
46E. H. Carr, op. cit., p. 227.
47 M. Grawitz, op. cit., p. 218.
48« A Aleksandr Herzen et Nikolaj Ogarev », 31 mars – 9 avril 1863, in M. Bakounine, op. cit., lettre 63 028.
49« A Elizaveta Vasil’evna Salias-de-Tournemire », 5 janvier 1864, ibid., lettre 64 002.
50« A Aleksandr Herzen et Nikolaj Ogarev », 7 novembre 1865, ibid., lettre 65 020.
51Cf. les remarques de Nettlau reprises par M. Vuilleumier dans son étude « Bakounine, l’alliance internationale de la démocratie socialiste et la première internationale à Genève (1868-1869) » in Cahiers Vilfredo Pareto, Genève, 1964, n°4, p. 62.
52Lettre du 27 janvier 1869 in Fonds Bakounine, IIHS Amsterdam.
53En fait, tous ceux qui ont dressé des portraits à charge d’Antonia s’appuient principalement sur deux témoignages dont la véracité laisse à désirer. Selon les propos de Grigorij Vyrubov Bakounine aurait dit lors de son séjour à Naples : « Voyez ma Tosa […]. Elle est un peu niaise et ne partage pas du tout mes idées ; mais elle est très gentille, extrêmement bonne, et elle recopie admirablement mes manuscrits importants quand j’ai besoin qu’on ne reconnaisse pas mon écriture » in A. Lehning, op. cit, p. 251. L’autre témoignage est celui d’Alexandrina Bauler [Weber] à qui Bakounine aurait sorti comme boutade à la fin de sa vie : « De toute sa vie Antonia n’a pas lu un seul livre digne de ce nom. Ou plutôt si, rectifia-t-il aussitôt, les Causes célèbres, le seul livre sérieux qu’elle ait parcouru et encore parce qu’il y avait des images […] » (in ibid., p. 369). Ces deux histoires sont reprises la première par H. Iswolsky (op. cit., p. 196) et la deuxième par E. H. Carr (op. cit., p. 227) et par J. Guillaume (op. cit, III, p. 255) qui les utilisent comme « preuve » irréfutable du peu d’estime que Bakounine portait à sa femme.
54« A Nikolaj Ogarev », 16 décembre 1869 in M. Bakounine, op. cit., lettre 69064.
55 Ibid.
56« Histoire de ma vie : première partie (1814-1840) », 1871 in M. Bakounine, op. cit.
57 E. H. Carr, op. cit., p. 322. Cet historien ne fait que reproduire le jugement de Guillaume d’après lequel : « Il y avait une grande distance, au point de vue intellectuel, entre Bakounine et la femme à laquelle il avait donné son nom ; leurs caractères étaient à l’opposé l’un de l’autre, et chacun d’eux menait de son côté une existence à part. » (op. cit., III, p. 254-255).
58Jeanne-Marie, Michel Bakounine. Une vie d’homme, Genève, Noir, 1976, p. 166.
59« A Nikolaj Ogarev », 16 décembre 1869 in M. Bakounine, op. cit., lettre 69064.
60Voir sur ce point les notes sur la vie privée de Bakounine rédigées, en 1905, par Lucien Descaves pour qui « le fait d’avoir endossé trois enfants dont il savait que le père était Gambuzzi » s’apparentait à une « tache » (Fonds Descaves, Dossier n° 301, IIHS Amsterdam).
61« A Nikolaj Ogarev », 16 décembre 1869 in M. Bakounine, op. cit., lettre 69064.
62La plupart des originaux des lettres écrites par Bakounine à Gambuzzi ont été brûlés et seul des extraits de copies réalisées à la main par Nettlau peuvent être consultés. Ce dernier, toutefois, a le plus souvent omis de reproduire les passages concernant les relations intimes entre Antonia, Bakounine et Gambuzzi.
63« A Nikolaj Ogarev », 16 décembre 1869 in M. Bakounine, op. cit., lettre 69064.
64Ibid.
65Ibid.
66Ibid.
67A. Bauler, par exemple, raconte comment elle fut outrée en découvrant, en 1876, dans la maison de ses hôtes l’existence d’une chambre assez luxueuse réservée à Gambuzzi, « l’amico della Bakunina », tandis que celle de Bakounine était des plus inconfortables (in A. Lehning, op. cit., p. 373).
68Cité par M. Grawitz, op. cit., p. 450.
69Cité par A. Lehning in M. Bakounine, Œuvres complètes, Paris, Champ Libre, 1982, vol 8, p. XII.
70 » A Nikolaj Ogarev », 16 décembre 1869 in M. Bakounine, op. cit., lettre 69064.
71Ibid.
72 Carnet, 21 mars 1872, Ibid.
73Ibid, 27 juin 1872. J. Guillaume dans L’Internationale (op. cit., II, p. 301) tout en faisant un large usage des carnets de Bakounine se garde bien de reproduire ces propos ainsi que de faire la moindre allusion aux relations entre Antonia et Gambuzzi.
74Il s’agit encore d’une fille, Marussia (M. Grawitz, op. cit., p. 490).
75Carnet, 3 juillet 1872 in M. Bakounine, op. cit.,
76« A Walerian Mroczkowski et Zoja Sergeevna Obolenskaja », 31 mai 1870 , ibid., lettre 70 050.
77 Carnet, 15 janvier 1871 et 14 janvier 1872, ibid.
78 Cité par M. Grawitz, op. cit., p. 450. Voir aussi le témoignage d’A. Bauler in A. Lehning, op. cit., p. 370-371.
79« Mémoire justificatif », 28-29 juillet 1874 in M. Bakounine, op. cit.
80Ibid.
81Carnet, 13 juillet 1874, ibid.
82Bakounine avait voulu fêter le retour de sa femme par un feu d’artifice, ce qui provoqua la colère de Cafiero qui venait lui-même d’apprendre que sa fortune s’était envolée. Sur les dépenses inconsidérées à la fois de Bakounine et de Cafiero voir le jugement sévère porté par James Guillaume (op. cit., III, p. 96-97).
83Ce n’est que le 8 août qu’elle apprit que le véritable propriétaire de la Baronata était Cafiero (ibid., p. 101 et p. 209.).
84J. Guillaume, op. cit., III, p. 200.
85 « Mémoire justificatif », in M. Bakounine op. cit.
86J. Guillaume, op. cit., III, p. 200.
87Ibid.
88Ibid.
89M. Grawitz, op. cit., p. 567.
90Carnet, 11octobre 1874 in M. Bakounine op. cit.
91J. Guillaume, op. cit., III, p. 254.
92M. Grawitz, op. cit., p. 575.
93Afin d’échapper à leurs créanciers, Michel et Antonia vont même accepter la proposition de Gambuzzi d’aller s’installer à Naples, projet qui ne se concrétisera pas suite à la mort de Bakounine (J. Guillaume, op. cit., IV, p. 26 et M. Grawitz, op. cit., p. 580).
94Elle n’arrive que trois jours après les obsèques (J. Guillaume, op. cit., IV, p.35).
95In memoria di Carlo Gambuzzi nel trigesimo della morte, Naples, 31 mai 1902, numéro unique.