Bakounine à Lyon: chronologie des événements

commune_de_lyonÉtant donné la quantité d’approximations, voire de falsifications délibérées dont a fait l’objet le passage de Bakounine à Lyon en septembre 1870, il semble important de revenir rapidement sur la chronologie des faits.

Le contexte est le suivant: depuis le 19 juillet 1870, la France du Second Empire est en guerre contre la Prusse de Bismarck, alliée à un certain nombre d’États allemands qu’elle va bientôt unir sous la férule du 2ème Reich. Très vite, ce conflit tourne à la catastrophe pour les armées impériales, le point d’orgue de cette débandade étant la prise de Sedan le 2 septembre 1870. Lorsque la nouvelle de la capitulation de Napoléon III arrive dans le reste du pays (dans l’après-midi du 3 septembre à Paris), la République est proclamée, d’abord à Lyon, dans la matinée du 4 septembre, puis à Paris.

A Lyon, qui a déjà connu un important rassemblement de l’Internationale le 20 juillet (plusieurs milliers d’ouvriers ont participé à un meeting avant de défiler dans la ville), le drapeau rouge flotte sur le beffroi de l’hôtel de ville et la situation est quasi insurrectionnelle. L’un des enjeux de cette période, c’est de savoir si sous le nom de République, va s’instaurer un régime qui remet en selle un certain nombre de figures réactionnaires « républicanisées » (Thiers, pour ne citer que lui), avec la complicité de républicains bourgeois radicaux (Gambetta, par exemple), ou bien si le renversement du Second Empire peut être l’occasion d’instaurer une république sociale, d’autant qu’il apparaît assez clairement à l’époque qu’une partie importante de la bourgeoisie française préfère encore la victoire des armées allemandes à l’instauration d’une république sociale – attitude qu’on trouvera encore 70 ans plus tard au travers du fameux slogan « plutôt Hitler que le Front Populaire »…

A cette époque, Bakounine se trouve en Suisse, où il s’est établi à la fin de l’année 1867. Toutefois, ainsi qu’on le verra dans le prochain billet consacré aux textes qui ont sous-tendu la participation de Bakounine à l’insurrection lyonnaise, il suit d’extrêmement près la situation en France et considère que la guerre contre l’Allemagne peut être l’occasion d’une révolution sociale. Par ailleurs, Lyon est sans doute la ville française où Bakounine dispose du plus grand nombre d’amis, membres de l’Internationale, partageant sa vision politique et sociale. Dès lors que l’avancée des armées allemandes rend inéluctable l’encerclement de Paris (qui sera effectif dès le 20 septembre), Bakounine et d’autres considèrent que toute entreprise de défense nationale ne peut partir que de Lyon, non seulement en raison de son statut de deuxième capitale française, mais aussi en raison de sa position stratégique à l’entrée du couloir rhodanien.

C’est dans ce contexte que Bakounine décide de se rendre à Lyon. Je reprends ici la chronologie fournie dans l’introduction signée par Arthur Lehning au volume VII des Œuvres complètes éditées chez Champ Libre (p. LXIX et suivantes):

  • 12 septembre: Bakounine arrive à Genève. Sur place, il retrouve deux camarades qui ont participé à l’insurrection polonaise de 1863, le Russe Vladimir Ozerov et le Polonais Walenty Lankiewicz (qui mourra sur les barricades à Paris lors de la Semaine sanglante en mai 1871)
  • 14 septembre: Bakounine et ses compagnons quittent Genève, et arrivent dans la nuit suivante, ou le matin du 15 à Lyon. La ville est alors en proie à l’agitation, mais d’une manière que Bakounine semble avoir considérée comme stérile: plusieurs témoignages nous le dépeignent comme reprochant aux Internationaux de s’être laissé aller à un compagnonnage avec des bourgeois radicaux qui ne peut mener qu’au gâchis le plus complet.
  • 17 septembre: création d’un Comité du Salut de la France lors d’une réunion publique qui réunit plusieurs milliers de personnes à la salle de la Rotonde, aux Brotteaux. Ce Comité propose la création de comités analogues dans toutes les communes de France, qui sont censés se mettre en rapport et se fédérer avec lui afin d’organiser une levée en masse qui marcherait vers Paris pour en empêcher l’encerclement. Dans les jours qui suivent, des comités se constituent dans lesquels les membres de l’Internationale jouent un rôle prépondérant.
  • 25 septembre: réunion du Comité central lors de laquelle est décidé le soulèvement. Selon Lehning, c’est Bakounine qui rédige l’appel au soulèvement, qui sera lu le lendemain lors de la réunion publique qui se tient à nouveau dans la salle de la Rotonde – et il est vrai qu’on y retrouve la plupart des idées qu’il a défendues lors des mois précédents (il y a cependant un débat sur ce point entre Fernand Rude, qui considère que la signature de Bakounine résulte d’un compromis avec des éléments inspirés par le blanquisme, et Arthur Lehning, qui défend la thèse d’un texte intégralement bakouninien).
  • 26 septembre: nouvelle réunion publique à la Rotonde, lecture de l’appel au soulèvement. La lenteur avec laquelle s’enchaînent les événements a de quoi étonner: alors que le texte de l’appel est prêt le 25, l’insurrection n’aura lieu que le 28, donnant ainsi tout loisir aux autorités, en liaison étroite avec le gouvernement provisoire réfugié à Tours, de s’organiser.
  • 27 septembre: l’appel, imprimé en noir sur fond rouge, est placardé à 500 exemplaires dans Lyon sous le titre « République française – Fédération révolutionnaire des communes », il est signé par 26 personnes, dont Bakounine. Voici le texte de l’appel:

La situation désastreuse dans laquelle se trouve le Pays ; l’impuissance des pouvoirs officiels et l’indifférence des classes privilégiées ont mis la nation française sur le bord de l’abîme.
Si le peuple organisé révolutionnairement ne se hâte d’agir, son avenir est perdu, la révolution et perdue, tout est perdu. S’inspirant de l’immensité du danger et considérant que l’action désespérée du peuple ne saurait être retardée d’un seul instant les délégués des comités fédérés du salut de la France, réunis au Comité central proposent d’adopter immédiatement les résolutions suivantes :
*- la machine administrative et gouvernementale de l’Etat, étant devenue impuissante, est abolie
*- tous les tribunaux criminels et civils sont suspendus et remplacés par la justice du Peuple
*- le paiement des impôts et des hypothèques est suspendu et remplacé par les contributions des communes fédérées, prélevée sur les classes riches, proportionnellement aux besoin du salut de la France
*- l’Etat étant déchu, ne pourra plus intervenir dans le paiement des dettes privées
*- toutes les organisations municipales existantes sont cassées et remplacées dans toutes les communes, par des comités de salut de la France, qui exerceront tous les pouvoirs sous le contrôle immédiat du Peuple
*- Chaque comité de Chef lieu de département enverra deux délégués pour former la convention révolutionnaire du Salut de la France
*- Cette convention se réunira immédiatement à l’Hôtel de ville de Lyon, comme étant la seconde ville de France et la plus à portée de pouvoir énergiquement la défense du Pays .

Cette convention appuyée par le peuple entier sauvera la France. Aux Armes !
Lyon, le 26 septembre 1870

  • 28 septembre: Manifestation place des Terreaux à midi, vers laquelle convergent les participants à la réunion de la veille et des ouvriers des ateliers nationaux, chargés de renforcer les fortifications et venus protester à l’hôtel de ville contre la baisse de leurs salaires. Les portes du bâtiment sont forcées. Saignes lit le manifeste placardé la veille du balcon de l’hôtel de ville, puis cède la parole à Cluseret, ancien volontaire de la guerre de Sécession qui préconise une guerre de partisans contre l’envahisseur. Celui-ci, paré du titre de général, est ensuite chargé d’aller ameuter ouvriers et gardes nationaux révolutionnaires pour venir prêter main-forte à l’insurrection, mais il se bornera à recommander aux ouvriers de venir sans armes, ce qui, selon Bakounine, sera la cause principale de l’échec de cette dernière. D’ailleurs, Cluseret se vantera quelques jours plus tard d’avoir fait avorté le mouvement. Bakounine est présent dans la salle des pas-perdus de l’hôtel de ville, mais rien n’indique qu’il se soit montré au balcon, et encore moins qu’il ait lu la proclamation placardée la veille. Profitant de l’absence de toute foule armée, des gardes nationaux fidèles aux autorités s’introduisent dans l’hôtel de ville et Bakounine est brièvement arrêté, semble-t-il par le maire de Lyon en personne, Jacques-Louis Hénon. La situation est alors très confuse dans le bâtiment (les gardes nationaux bourgeois ont été désarmés par la foule, et le préfet mis en état d’arrestation par les insurgés), et il faut plusieurs heures avant que ses camarades ne repèrent l’absence de Bakounine et n’aillent le libérer en enfonçant quelques portes. Se croyant maîtres de la situation, les meneurs de l’insurrection siègent dans la salle du conseil municipal, prennent une série de décrets et lancent des mandats d’arrêt contre un certain nombre de personnages de la réaction. Mais le préfet ayant fait rameuter les gardes nationaux des quartiers riches, les insurgés se trouvent bientôt privés de défense et contraints de négocier leur sortie, de sorte qu’à 18h30, tout est terminé. Là encore, s’il y eut des décrets pris ce jour-là, ce fut par des militants lyonnais réunis en un Comité provisoire révolutionnaire du salut de la France, et non par Bakounine. Il semble que dans les discussions qui ont entouré la fin du mouvement, Bakounine ait surtout déploré les tergiversations qui avaient laissé le temps à l’ennemi de s’organiser.
  • 30 septembre: Bakounine quitte Lyon pour Marseille, sous le coup d’un mandat d’amener pour « excitation à la guerre civile » et « tous autres crimes ou délits tendant au trouble de l’État ». Toutefois, il semble que les autorités aient mené la répression avec une extrême prudence, de crainte d’être confrontées à un nouveau mouvement du même type. il faudra attendre le 14 octobre pour qu’un mandat d’arrêt soit produit contre Bakounine. De son côté, celui-ci espère pouvoir revenir à Lyon lors d’une prochaine insurrection qui tiendrait compte de ce qui a fait échouer la précédente, mais à partir du 15 octobre il a conscience que ce n’est plus d’actualité. Il envisage un temps de rejoindre Barcelone, mais il quitte finalement Marseille pour l’Italie par bateau le 24 octobre.
  • 27 octobre: arrivée de Bakounine à Locarno, via Gênes, Milan, Arona et le Lac Majeur

De cette chronologie, plusieurs choses ressortent, si l’on songe notamment à la manière dont Marx et Engels, en 1873, rendront compte des événements. L’action de Bakounine s’est inscrite dans le cadre d’un mouvement dont il n’avait pas la direction, et dont on ne peut lui attribuer non plus la responsabilité de l’échec, mouvement que toutefois il approuvait et dont il a tenté de contrecarrer les tergiversations. Tenter de discerner ce qui s’est réellement passé à Lyon ce 28 septembre 1870 permet en même temps de prendre la mesure du type de déformation auquel Marx et Engels ont soumis les événements, déformation qui est à son tour révélatrice de l’image que les deux révolutionnaires allemands se faisaient de Bakounine. Celui-ci est vu comme un conspirateur qui monte des coups de main, tente d’imposer d’une manière occulte sa dictature personnelle et considère que la révolution se réduit à la prise de quelques décrets révolutionnaires ronflants mais en fait dénués de contenu. C’est pour cette raison aussi que dans leur récit de cette journée, ils s’efforcent de séparer ce qui apparaît comme un mouvement spontané (la prise de l’hôtel de ville par les ouvriers) et l’action propre de Bakounine (reconstituée sur la base d’éléments librement empruntés à l’action d’autres participants à cette journée), à laquelle est attribuée in fine l’échec de l’insurrection. Cette falsification me semble cependant intéressante parce qu’elle donne accès, a contrario, à l’un des aspects essentiels de l’action de Bakounine: bien loin de prétendre édicter à un mouvement existant ce qu’il doit faire, Bakounine, en particulier par ses écrits, cherche le plus souvent à s’y inscrire et à énoncer ce qu’il y a de potentiellement révolutionnaire en lui. Pour Marx et Engels, la proclamation placardée dans Lyon doit être attribuée à Bakounine, dont les autres signataires ne sont que les marionnettes, et il semble pour eux inconcevable qu’un mouvement de cette nature puisse résulter d’un effort collectif, la plume de Bakounine venant tout au plus formuler la position des insurgés. Projection de leurs propres fantasmes de dirigeants révolutionnaires?

Mais c’est aussi la raison pour laquelle il faudrait, selon moi, interroger à nouveau les conclusions auxquelles aboutit Arthur Lehning dans son introduction. Il me semble notamment que l’auteur balaye un peu vite les éléments objectifs qui tendraient à prouver que l’appel au soulèvement est le fruit d’une élaboration collective et donne de ce fait dans le défaut exactement symétrique à celui qu’on peut relever chez Marx et Engels: exagérer le rôle de Bakounine dans le déroulement des événements (rôle qui était sans doute suffisamment important pour n’avoir pas besoin de ces exagérations) pour en valoriser la figure. Le résultat est malheureusement le même: on perd le rapport vivant et immanent que Bakounine prétendait entretenir avec tout mouvement révolutionnaire pour faire de lui une sorte de chef qui tire les ficelles et rédige les proclamations, dont l’arrestation constitue le tournant de l’insurrection et qui aurait pu faire triompher cette dernière si seulement toutes ses recommandations avaient été suivies.

J’ajoute que sur la question particulière de la teneur ou non bakouninienne de « l’affiche rouge », il me semble possible de défendre, à la différence de ce qu’affirme Lehning, la thèse d’une élaboration collective, sans pour autant considérer, comme Fernand Rude, que des principes blanquistes y auraient été insérés. Dans ce cas, le texte pourrait tout à fait apparaître comme un texte de compromis, où certaines formules (je pense notamment à la mention d’une « convention », qui a tant fait couler d’encre) peuvent être interprétées dans un sens blanquiste ou dans un sens fédéraliste.

Mais rien n’illustrera mieux le rapport qu’entretenait Bakounine au mouvement dans lequel il prétendait s’inscrire que sa propre manière d’en rendre compte, que j’examinerai dans le prochain billet de ce blog.

NB: l’image qui sert d’illustration à ce billet est une image de la « deuxième commune de Lyon », celle de 1871 qui accompagne le mouvement parisien. Si quelqu’un dispose d’une copie de l’affiche rouge de septembre 1870, merci de me la faire parvenir, par exemple à cette adresse

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Comme tant de personnages intéressants, mais aussi comme l'anarchisme, dont il est considéré à raison comme l'un des fondateurs modernes, le révolutionnaire russe Michel Bakounine (1814-1876) a mauvaise réputation : apôtre de la violence, faible théoricien, radicalement extérieur au champ intellectuel européen, on ne compte plus les griefs qui lui sont adressés.
Toute une partie de ce blog consistera d'abord à corriger cette image, erronée non seulement parce qu'elle consiste à projeter sur la personne de Bakounine les fantasmes construits à propos de l'ensemble du mouvement anarchiste, mais aussi parce que Bakounine n'est pas seulement l'un des premiers théoriciens de l'anarchisme. En consacrant ce blog à Bakounine, nous entendons ainsi présenter toutes les facettes de sa pensée et de sa biographie, depuis les considérations familiales de ses premières années jusqu'aux développements théoriques anarchistes des dernières, en passant par son inscription momentanée dans la gauche hégélienne et par son panslavisme révolutionnaire. Nous nous permettrons également quelques excursus, dans la mesure où ils pourront contribuer à éclairer la biographie et la pensée de notre cher Michka ! Le tout sera fonction des envies, de l'actualité, des réactions de lecteurs, et contiendra autant que possible de la documentation sous forme d'images et de textes.
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