Bakounine dans « Il était une fois la révolution »

duck_you_sucker_sergio_leone_cUn ouvrage de Bakounine apparaît dans Il était une fois la révolution de Sergio Leone (1971). À la suite d’une discussion animée avec son compère mexicain Juan Miranda (joué par Rod Steiger), le personnage du révolutionnaire irlandais Sean Mallory (James Coburn)  laisse tomber par terre le livre qu’il était en train de lire: Bakunin, The Patriotism. On peut regarder cette scène sur youtube (elle se trouve environ 8mn après le début de la video qui, malheureusement, est en VF). Si vous avez le DVD dans la version uncut, cela se trouve 1h18 après le début du film.

Cette scène pose deux problèmes distincts. Un problème philologique d’abord: de quel ouvrage précisément s’agit-il, puisque Bakounine n’a jamais écrit un ouvrage qui s’appellerait Le patriotisme? Un problème d’exégèse ensuite: que signifie cette scène, pourquoi un patriote irlandais est-il en train de lire ce que Bakounine a écrit sur le patriotisme, et pourquoi jette-t-il l’ouvrage dans la boue au cours de la discussion?

Pour résoudre le problème philologique, une petite capture d’écran:

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Alors, c’est quoi ce livre, sachant que Bakounine n’a jamais écrit un livre qui se serait appelé « Le patriotisme »? A la rigueur, on pourrait imaginer qu’il s’agit d’un recueil des articles que Bakounine écrivit en 1869 dans un journal suisse lié à la première Internationale, Le Progrès du Locle, car en effet, dans cette série d’articles, Bakounine traite du thème du patriotisme. Le problème, c’est qu’on ne connaît aucun recueil de ce type en langue anglaise. Mais si on regarde de plus près la capture d’écran ci-dessus, il y a une bizarrerie supplémentaire: la manière dont est écrit le nom du révolutionnaire russe. Habituellement, en anglais, on choisit ou bien de transcrire littéralement « Mikhail Bakunin », ou bien de traduire « Michael Bakunin », or ici, on a une sorte de compromis avec ce « Mikhael A. Bakunin ». Cette bizarrerie pourrait nous aider à trouver l’édition en question, mais précisément, si vous tapez cela dans un moteur de recherche, vous tombez exclusivement sur des sites de fans de Sergio Leone. En somme, le mystère reste entier, pour l’instant.  Quelques éléments de réponse supplémentaires toutefois: l’action est censée se dérouler en 1913, et il devrait être possible de connaître ce qui était publié de Bakounine à cette époque en langue anglaise. Par ailleurs, on dispose pour cela d’un outil précieux: la thèse de Pierre Péchoux, intituée Diffusion d’une œuvre : Bakounine. Publications dans la langue originale et en traductions, Paris I, 1986. Et je sens que cette histoire va me coûter une visite à la bibliothèque de la Sorbonne…

Reste le problème exégétique : que vient faire Bakounine dans cette histoire? Il était une fois la révolution narre la rencontre entre un révolutionnaire irlandais spécialiste en explosifs, Sean Mallory (James Coburn), et un bandit mexicain plus ou moins embarqué dans la révolution mexicaine de 1913, Juan Miranda (Rod Steiger). Dans la scène qui nous intéresse, Miranda adresse à Mallory une longue tirade sur les révolutions: ceux qui écrivent des livres en sont les instigateurs, mais ils se gardent bien d’y participer, et après la révolution, tout redevient comme avant. D’un air désabusé, Mallory regarde alors le livre qu’il était en train de lire et le laisse tomber dans la boue en soupirant. On pourrait d’abord penser qu’il s’agit d’une traduction en actes du discours de Miranda : le patriote irlandais laisse tomber dans la boue son livre révolutionnaire. Mais il y a  plusieurs éléments dérangeants. Le premier, qu’ont relevé nombre de commentateurs, c’est que ce soit précisément Bakounine, figure du théoricien anti-autoritaire (et aux antipodes du révolutionnaire de salon, comme l’atteste sa participation physique à quantité d’insurrections), qui fasse les frais de la tirade violemment anti-chefs du malfrat mexicain. Cela pourrait signifier que Mallory n’a même plus besoin de lire Bakounine, puisque Miranda lui a exposé, à sa manière et dans son rude langage, les risques de dérives autoritaires que comportaient les révolutions (il faudrait cependant ajouter que Bakounine, lui, ne renonce pas à la révolution pour autant).

Mais là où les choses se compliquent, c’est que Mallory ne lit pas Etatisme et anarchie mais un livre sur le patriotisme – dont on peut penser qu’il s’agit d’un texte de critique du patriotisme, s’il est vrai qu’il s’agit des textes de 1869 auxquels je pense. Pourquoi un patriote irlandais en exil lit-il cela? Dans le film, Mallory est en fait un patriote en rupture de ban, qui a dû quitter son pays après quelques douloureux épisodes qui reviennent régulièrement sous forme de flash-back. On pourrait alors supposer qu’il est en train de régler ses comptes avec le patriotisme en général, mais que la tirade de Miranda le conduit à laisser tomber (littéralement) toute littérature révolutionnaire. Peut-être…

Une autre explication possible serait que cette scène soit, dans le détail, du grand n’importe quoi, avec un symbolisme lourdingue (dont la nécessaire association entre Bakounine et un poseur de bombes) et peu cohérent, le spectateur étant chargé de trouver de la profondeur là où il n’y a qu’une emphase creuse – ce qui, je trouve, n’est pas toujours exclu avec les films de Sergio Leone.

Affaire à suivre…

10 réponses à to “Bakounine dans « Il était une fois la révolution »”

  • Max says:

    Ne t’embete pas mon amis,
    rapelle toi que dans ce film, Sergio Leone, qui n’as jamais fait dans toute sa vie un fil décent, comemnce par citer MAO, je m’explique? (la révolution n’est pas….. jusque a la frase fatidique: la révolution n’est pas un diner de gala).

    En Italie le 68 a duré jusque a l’assassinat de Moro par les services segret (gladio) controllé par la CIA, une espece de coup d’etat chilen sans repression de masse, mais décapitation d’une tendance au sein du pouvoir DC filo collaborationiste avec le PCI passer du stalinisme depuis longtemps au socialdemocratisme (compromesso storico).

    N’attribue pas intentions profondes a un porc ignorant comme Leone au quel se rappelle les pires régistes pulp usa d’aujourd’hui comme s’il fusse un géant du cinéma. Il n’était qu’un régiste de tendance et puisque en Italie la gauche en ce moment là était en phase ascendante electoralment parlant et aussi dans l’opinion publique et intellectuelle (grace a une utilisation rusé de Gramsci), il parsemait ses films de référence gauchiste générique pour etre trendy,

    Max from Mafialand (excusé mon français écrit)

  • Jean-Christophe Angaut says:

    Merci pour ce commentaire, qui radicalise les doutes que j’exprimais dans la conclusion de ce billet. Il n’y a sans doute pas grand chose à chercher sur le sens politique que ce roublard de Sergio Leone aurait cherché à mettre dans son film, qui en mélangeant un peu de Mao et un peu de Bakounine a surtout cherché à capter l’air du temps (on est en 1971).
    Par contre, savoir pourquoi ce livre a été choisi, et si Sergio Leone a eu quelque chose à voir là-dedans reste assez mystérieux pour moi (au-delà de l’absence complète de signification politique que cela peut avoir, on est d’accord!).

  • antilibraire says:

    Pensez-vous réellement qu’un réalisateur, quel qu’il soit, prendrait la peine de faire fabriquer à son accesoiriste un livre qui n’existe pas pour un détail scènique d’un quart de seconde à peine visible à l’écran alors qu’il est tellement plus facile d’utiliser un vrai livre?

    Pour ma part, mais j’avoue que je ne suis pas très objectif car j’aime beaucoup les films de Leone (et en particulier celui-là avec son passage antilivresque), non seulement je n’y vois pas une complète absence de signification politique comme vous dites mais j’y vois plutôt une grande signification philosophique (d’ailleurs évoquée plus haut dans votre billet).

    En tous cas il me semble dommage de faire de si intéressantes et précises recherches pour en arriver finalement et paradoxalement à penser « qu’il n’y a sans doute pas grand chose à chercher ». Le fait même que vous ayiez cherché ne prouve-t-il pas à lui seul qu’il y ait quelque chose à chercher (au moins pour une personne)? Qu’il y ait quelque chose à trouver est une autre affaire…
    Mais pourquoi toujours vouloir trouver? « Radicaliser ses doutes » n’est-ce pas les cultiver ?

  • Gilles.R says:

    Pour moi cette scène est assez claire, il ne faut pas chercher midi à quatorze heure. Mallory est une personne cultivé avec des idéaux et il est prêt à se battre pour ceux-ci. D’ailleurs c’est bien sur le sujet du patriotisme qu’il lance Miranda. Mais je pense qu’il est littéralement soufflé par la tirade de ce dernier, en quelques mots Miranda lui démontre que finalement révolution ou non ca ne change rien, ce sont toujours les pauvres qui souffrent et les riches (et entendre par là les intellectuels aussi, ceux qui ont les moyens de faire des études) qui s’en sortent bien. Mallory frappé par cette réalité acquiesce en jetant le livre dans la boue, oui les meneurs de la révolution d’aujourd’hui seront les tyrans de demain.
    Pour moi c’est aussi simple que ca, il donne raison à Miranda. Après la personnalité de Bakunine ou le livre exacte je pense que ca n’a pas trop d’importance, c’est un symbole, le livre contre celui qui VIT la guerre, la faim etc…

  • Pour répondre au message de Gilles R. : ce qui m’a toujours intrigué dans cette scène, c’est son caractère doublement contradictoire. 1ère contradiction: Mallory, patriote irlandais, lit un ouvrage qui critique le patriotisme comme un fait naturel qui doit nécessairement être dépassé. 2ème contradiction : Miranda tient un discours qui peut avoir des tonalités anarchisantes (dénonciation d’une manipulation des gueux par des chefs révolutionnaires), mais qui aboutit précisément à ce que ce soit un livre anarchiste qui se retrouve jeté dans la boue. Il me semble que c’est cette double contradiction qui rend cette scène problématique (ou qui lui donne, si l’on est plus sévère, son vernis de profondeur). Mais le propos du réalisateur est peut-être de soutenir 1) que Mallory est un patriote en rupture de ban, qui cherche à dépasser le patriotisme par une forme d’anarchisme (et évidemment, il balance des bombes) et 2) que même la critique anarchiste du patriotisme et des révolutions téléguidées d’en haut maintient une distinction entre ceux qui conçoivent la révolution et ceux qui la vivent.

  • antoine says:

    La phrase qui me parait la plus juste c’est que Mallory a dépassé ses contradictions grâce à la tirade de son camarade. Mallory représente le militant, presque pro sur la fin, Juan le peuple qui fait la révolution. Juan apprends beaucoup de Mallory, qui lui sert de modèle à travers la banque d’abord comme médiation (prendre la banque c’est ça la révolution, et ça correspond en vrai à sauver les gens). puis avec de moins en moins de médiation. A la fin c’est un révolutionnaire accompli. Mallory est choqué un peu au début par l’aspect prolétaire du mec qu’il entraine, mais au film du film, la confrontation en vient à être un double apprentissage. Mallory vient d’un milieu plus aisé que Juan, ce n’est pas un paysan Irlandais. A travers sa cause de libération nationale, il apprend la révolution, qu’il vient faire au Mexique. Où il apprend une cause plus prolétaire. La pratique révolutionnaire commence à remplacer les livres, qui ne sont au mieux que des manuels d’instruction révolutionnaire, au pire des révolutions par procuration. Confronté à la rage populaire de Juan, il apprends en une phrase ce qu’il cherchait dans son livre – dépasser le patriotisme. D’ailleurs Juan va perdre toute sa famille, confirmation de sa parole prophétique : les pauvres restent les boucs émissaires de la révolution, qui garde un côté bourgeois puisqu’il y a continuité du pouvoir. Ce côté bourgeois est incarné par le docteur qui trahis. Ce qui ne les empêchent pas de continuer à lutter, bien au contraire. L’autre avenir de la révolution, c’est l’apprentissage de la théorie révolutionnaire et de la lutte des classes par les généraux contre révolutionnaire. L’officier incarne les futurs dictatures des juntes militaires. A partir des révolutions populaires, il n’est plus possible pour la bourgeoisie de maintenir l’illusion d’une démocratie égalitaire, il y a forcément chez les dominants une lecture des ouvrages révolutionnaires, c’est l’état policier qui s’annonce. On peut y voir aussi la prémonition d’une réutilisation des ouvrages révolutionnaires par l’extrême droite, comme celle de Gramsci et de son combat culturel. Le film de Leone est donc immensément riche, parce qu’il n’adopte pas une lecture romantique qui idéalise la révolution, mais qu’il écrit un roman, une fiction qui cherche à appréhender les mécanismes humains.

  • AAK says:

    Je ne pense pas que « la scène du livre » soit juste un artifice ou un rideau de fumé.

    C’est la scène pivot du film. Mallory le maitre révolutionnaire face à Miranda son turbulent disciple. C’est le début de l’inversion des rôles.

    Le reste du film donnera raison à Miranda. Les scènes de la contre révolutions. La montagne de cadavres empilés dans les grottes dont les 6 fils de Miranda. La répression à Messa Verde. Les exécutions sommaires …

    A ce moment là du film, Mallory et Miranda sont muets. Plus aucun son ne sort de leur bouches. Sans doute la violence de la répression qu’il n’existe pas de mots assez fort pour les décrire ….

    Ou plus exactement cela renvoi à la tirade de Miranda au sujet de la révolution qui se termine par « … Parce qu’ils sont morts ».

    L’image métaphorique et prémonitoire du livre dans la boue prend alors tout son sens.

    Et à la fin du film, Mallory au moment de mourir avoue en quelque sorte que sa quête révolutionnaire et son alcoolisme n’ont été qu’une fuite en avant …

  • Ascari says:

    C’est une excellente question, car je me la pose également (ce qui m’a emmené directement ici).
    Au terme d’une rapide recherche sur le catalogue de la Library of congress je dirais que le livre jeté dans la boue est un artefact, a dessein placé ici par Sergio Leone. Alors certes on pourrait considérer ce dernier comme un cinéaste vulgaire, emblématique d’un western typiquement lombrosien, comme le dit de façon détournée Nanni Moretti dans le dialogue d’un de ses film, mais ce serait ignorer l’énorme travail documentaire qu’il réalisait avant chacun de ses longs métrages.
    Je ne me risquerais guère à interpréter cette scène et le rôle que ce livre peut y jouer. Le geste est assez fort (et possède des précédents au XXe siècle…). Mais il est bien certain que Bakounine incarne le révolutionnaire professionnel, de haute extraction, se mettant au service du peuple (non sans la conscience du fameux refus de parvenir) et dont Sean est en quelque sorte l’incarnation modèle 1913.
    La révolution n’est pas seulement sociale, elle peut aussi prendre le tour d’une lutte pour l’indépendance nationale. C’est sans doute l’origine de ce titre de rencontre. Le nom de Miranda n’est d’ailleurs pas, non plus, choisi au hasard ici…
    Quant à Miranda il représente certes l’homme du peuple, sans éducation et typiquement prolétaire avec une vision apolitique tribalo-segmentaire. Mais son statut de délinquant le rattache sans doute plus au lumpenprolétariat qu’au peuple et à sa poésie sainte (Michelet). Ou alors il incarne l’un de ces primitifs de la révolte chers à Eric Hobsbawm.
    Plus largement le film me semble plus axé sur la question de la trahison, éclairants les parcours individuels et collectifs, que sur la dynamique de la révolution proprement dite, tribut possible au climat de l’époque.

  • Ah mais merci pour ce nouvel éclairage! Décidément, ce billet n’en finit pas de refaire surface…

  • Jiz says:

    Alors pour éclairer votre lanterne cette déclaration de Leone:
    « Dans mon monde les personnages les plus intéressants sont les anarchistes. Je les comprend mieux parce que mes idées sont plus près des leurs. »
    Et puis ces films, monuments du 7ème art, parlent d’eux-mêmes…

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Comme tant de personnages intéressants, mais aussi comme l'anarchisme, dont il est considéré à raison comme l'un des fondateurs modernes, le révolutionnaire russe Michel Bakounine (1814-1876) a mauvaise réputation : apôtre de la violence, faible théoricien, radicalement extérieur au champ intellectuel européen, on ne compte plus les griefs qui lui sont adressés.
Toute une partie de ce blog consistera d'abord à corriger cette image, erronée non seulement parce qu'elle consiste à projeter sur la personne de Bakounine les fantasmes construits à propos de l'ensemble du mouvement anarchiste, mais aussi parce que Bakounine n'est pas seulement l'un des premiers théoriciens de l'anarchisme. En consacrant ce blog à Bakounine, nous entendons ainsi présenter toutes les facettes de sa pensée et de sa biographie, depuis les considérations familiales de ses premières années jusqu'aux développements théoriques anarchistes des dernières, en passant par son inscription momentanée dans la gauche hégélienne et par son panslavisme révolutionnaire. Nous nous permettrons également quelques excursus, dans la mesure où ils pourront contribuer à éclairer la biographie et la pensée de notre cher Michka ! Le tout sera fonction des envies, de l'actualité, des réactions de lecteurs, et contiendra autant que possible de la documentation sous forme d'images et de textes.
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