Bakounine dans le Maitron des anarchistes
Le 1er mai 2014 est sorti ce que l’on appelle « le Maitron des anarchistes », c’est-à-dire en fait Les Anarchistes. Dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone (Paris, éditions de l’Atelier) ouvrage coordonné par Claude Pennetier et pour lequel l’amie Marianne Enckell a joué un rôle important, notamment pour la collecte des biographies.
J’y ai pour ma part apporté ma modeste contribution en rédigeant la notice biographique de Bakounine, notice donc il existe deux versions : une courte pour la publication papier, et une plus longue pour la version électronique. Je donne la version longue telle qu’envoyée aux éditeurs (en corrigeant simplement une ou deux petites choses, mais il est possible qu’il reste quelques erreurs par rapport à la version finalement publiée). Comme c’est une sorte de biographie de Bakounine condensée, et que je n’en avais pas encore posté sur ce blog, je me dis que ça ne peut pas faire de mal.
Et bien évidemment, n’oubliez pas d’acheter le Maitron des anarchistes auprès de votre libraire. En payant auprès d’un indépendant un livre qui a été largement financé par souscription, vous vous éviterez le désagrément d’avoir fourni indirectement à un quelconque oligarque un morceau de son nouveau jacuzzi.
BAKOUNINE Michel (Mikhaïl Alexandrovitch, dit)
Né le 18 mai 1814 à Premoukhino, gouvernement de Tver (Russie), mort le 1er juillet 1876 à Berne (Suisse). Jeune hégélien, révolutionnaire russe, puis théoricien anarchiste. Membre de l’AIT. Il prit une part active aux mouvements révolutionnaires européens de 1848-1849 ainsi qu’à la tentative insurrectionnelle de Lyon en septembre 1870 et fut le principal opposant de Marx au sein de l’AIT (Association Internationale des Travailleurs).
Michel Bakounine était originaire d’une famille de la noblesse terrienne russe. Son père, Alexandre, avait passé plusieurs années en Italie avant de reprendre le domaine familial. Michel avait deux sœurs aînées, deux plus jeunes sœurs et cinq frères, également plus jeunes. Dès ses jeunes années, il apprit le français et l’allemand. Envoyé à l’école d’artillerie de Saint-Pétersbourg pour y devenir militaire, il servit entre 1833 et 1835 dans une brigade d’artillerie dans les gouvernements de Minsk et de Grodno.
En mars 1835, à Moscou, il fit la rencontre de Nicolas Stankevitch, qui animait un cercle de jeunes passionnés par la littérature philosophique allemande. Il démissionna de l’armée en décembre 1835 et rejoignit ce cercle, au sein duquel il devint successivement un adepte de Fichte, puis de Hegel, dont il utilisait alors les pensées pour appréhender ses propres relations avec son cercle d’intimes. Au sein de sa famille, il entra notamment en conflit avec son père à propos du mariage de l’une de ses sœurs. Déjà ami avec Ivan Tourgueniev et Vissarion Belinski, il rencontra Alexandre Herzen en avril 1840. En juillet 1840, il quitta la Russie pour l’Allemagne afin d’y poursuivre sa formation philosophique, et aussi d’échapper à un milieu familial qui lui pesait. Séjournant à Berlin et à Dresde, il suivit les cours de Schelling (en même temps que Kierkegaard et Engels) et de l’hégélien Karl Werder et fit la rencontre de plusieurs figures du mouvement libéral et démocratique allemand, dont Arnold Ruge, figure prééminente de la gauche hégélienne qui éditait les Deutsche Jahrbücher für Wissenschaft und Kunst. Dans cette revue, il fit paraître en octobre 1842, sous le pseudonyme de Jules Elysard, son article « Die Reaktion in Deutschland » (« La Réaction en Allemagne ») qui eut un certain retentissement. Craignant que l’ambassade russe ne commençât à s’intéresser à lui, il partit pour la Suisse en janvier 1843. Il fit paraître en juin 1843 dans Der Schweizerischer Republikaner de Berne son article « Der Kommunismus » (« Le Communisme »). À nouveau inquiété par les autorités russes, il partit pour Paris en février 1844 et séjourna brièvement à Bruxelles au printemps 1844. A Paris, il fit la connaissance de Marx et de l’équipe du Vorwärts, mais aussi de plusieurs socialistes français (dont Proudhon, avec qui il se lia d’amitié et discuta de la philosophie hégélienne) et de membres de l’émigration polonaise. En janvier 1845, ayant appris que le Sénat russe le sommait de rentrer en Russie et l’avait déchu de ses titres de noblesse, il fit paraître dans le journal La Réforme un article attaquant frontalement l’autocratie russe. Il réitéra en 1846 avec un article contre la persécution de religieuses catholiques en Lituanie. En novembre 1847, ayant prononcé un discours enflammé à l’occasion d’une commémoration de l’insurrection polonaise de 1830, il fut expulsé de France vers la Belgique à la demande de l’ambassade russe.
Revenu en France à la faveur de la révolution de février 1848, il se plongea dans l’ivresse du Paris révolutionnaire. Mais ayant appris que des mouvements insurrectionnels avaient éclaté en Europe centrale, il quitta la France en avril 1848. Le projet de Bakounine était alors de trouver un point d’appui pour un soulèvement en Russie, d’abord dans le mouvement polonais, puis dans celui des nationalités slaves d’Autriche. A cette époque, des rumeurs faisant de Bakounine un espion furent relayées par l’entourage de Marx. Il séjourna en Allemagne au printemps 1848, puis partit pour Prague en juin 1848 pour y assister au congrès slave. Il participa à l’insurrection de la ville contre les troupes autrichiennes. De retour en Allemagne, il rédigea à l’automne 1848 son « Appel aux Slaves », incitant les nationalités opprimées à se joindre au camp de la révolution européenne. En mai 1849, à Dresde, alors qu’il préparait une nouvelle insurrection en Bohème, il prit une part active au soulèvement de la ville. Il y côtoya notamment Richard Wagner. Arrêté, il fut condamné à mort par la Saxe (14 janvier 1850), peine commuée en détention à perpétuité (12 juin 1850), puis livré à l’empire d’Autriche, qui le condamna à mort avant de le livrer aux autorités russes (17 mai 1851). Lors de son séjour à la forteresse de Königstein, dans l’attente de l’examen de sa demande de grâce, il rédigea un long texte, Meine Verteidigung (Ma Défense), expliquant son action. En Russie, confiné dans la forteresse Pierre-et-Paul, il adressa au tsar Nicolas 1er une Confession dans laquelle il faisait le bilan de ses années d’activité révolutionnaire tout en feignant le repentir. Gravement malade (scorbut), il finit par obtenir en 1857 son éloignement en Sibérie. Il séjourna d’abord à Tomsk, où il épousa une jeune Polonaise, Antonia Kwiatkowska (avec qui il eut sans doute une relation plus paternelle qu’amoureuse), puis à Irkoutsk, où il fut le protégé du gouverneur Mouraviev-Amourski, dont il était un lointain parent. En juillet 1861, il s’évada sur un navire américain en partance pour le Japon et rejoignit l’Europe en décembre après être passé par Yokohama, San Francisco, l’isthme de Panama, New York et Boston. À Londres, il retrouva Alexandre Herzen et Nicolas Ogarev, éditeurs de la revue d’opposition Kolokol (La Cloche), mais aussi Marx. Reprenant ses activités révolutionnaires avec l’orientation slave et démocratique qui était la leur avant sa longue période d’emprisonnement et d’exil, il tenta vainement d’apporter son soutien à l’insurrection polonaise de mars 1863, ce qui le conduisit notamment en Suède, où il prit contact avec les mouvements démocratiques locaux.
Ayant pris conscience de l’impasse à laquelle conduisait la question des nationalités, ses conceptions évoluèrent vers le socialisme révolutionnaire au cours de l’année 1864. Il quitta Londres pour la Suisse en novembre 1863 et de là rejoignit Antonia en Italie, pays dans lequel il séjourna jusqu’en 1867. Il entreprit toutefois un nouveau voyage en Suède entre août et octobre 1864, passant par Paris (où il rencontra une dernière fois Proudhon) et par Londres (où il revit Marx, qui venait de prendre part à la fondation de l’AIT). De cette époque datent ses premiers projets révolutionnaires qui peuvent être qualifiés de socialistes et libertaires. Il déploya en Italie, d’abord à Florence (1864-1865) puis à Naples (1865-1867) une intense activité conspiratrice, fondant des sociétés secrètes (Fraternité Internationale, puis Société Révolutionnaire Internationale) qu’il dota de programmes et d’organigrammes détaillés (catéchismes révolutionnaires). C’est à cette époque que se fixèrent les opinions philosophiques qu’il allait développer dans de nombreux manuscrits au cours de la décennie suivante. En 1867, à l’occasion d’un article consacré à la question slave et publié en Italie, il se déclara pour la première fois anarchiste. Lors de son séjour à Naples, sa femme entama une relation amoureuse avec l’avocat Carlo Gambuzzi, ami de Bakounine.
En septembre 1867, il partit pour la Suisse pour assister, à Genève, au congrès de la Ligue de la Paix et de la Liberté. Il n’allait pratiquement plus quitter ce pays jusqu’à sa mort. Bakounine chercha à gagner la Ligue aux idées socialistes révolutionnaires, qu’il développa dans un long manuscrit inachevé au cours de l’hiver 1867-1868, Fédéralisme, socialisme et antithéologisme. N’ayant pas réussi à rallier l’organisation à l’AIT (à laquelle il avait lui-même adhéré à Genève en juillet 1868), il fit scission en octobre 1868, fondant l’Alliance Internationale de la Démocratie Socialiste avec notamment quelques jeunes militants français qu’il avait rencontrés au sein de la Ligue (V. Jaclard, J. Bedouch, les frères Reclus, A. Rey, A. Richard, B. Malon). L’adhésion collective de l’Alliance à l’AIT ayant été rejetée par le Conseil Général à Londres (22 décembre 1868), elle fut dissoute et ses sections locales (dont celle de Genève, la plus importante) adhérèrent séparément à l’Internationale. Parallèlement, Bakounine maintint l’existence de son organisation secrète, la Fraternité internationale, pour laquelle il continua à rédiger programmes et statuts secrets. À partir de février 1869, il noua également des liens avec des militants de l’Internationale basés au Locle, parmi lesquels James Guillaume (qui dirigeait le journal Le Progrès), Adhémar Schwitzguébel et August Spichiger, tout en œuvrant à la mise en place d’une fédération romande de l’AIT, dotée d’un journal, L’Égalité, paraissant à Genève. Au cours de l’année 1869, Bakounine écrivit de nombreux articles pour ces deux journaux, dont une série consacrée au patriotisme. Il prit part en septembre 1869 au congrès de Bâle de l’Internationale. Il y contribua à l’adoption de résolutions qui allaient aviver la tension avec Marx et son entourage, dont une sur l’abolition du droit d’héritage. Il y rencontra également des militants français qui devinrent ses amis, parmi lesquels Eugène Varlin.
En octobre 1869, Bakounine quitta Genève pour Locarno afin de se rapprocher de l’Italie. Antonia attendait en effet un deuxième enfant de sa relation avec Carlo Gambuzzi, mais souhaitait continuer à vivre avec Bakounine – les deux enfants allaient d’ailleurs porter son nom, et des prénoms italiens. Dans une lettre du 16 décembre 1869, Bakounine expliqua à Ogarev sa situation familiale et désigna Gambuzzi comme le « véritable époux » d’Antonia.
En Suisse, Bakounine ne cessa d’entretenir des liens avec son pays natal, notamment par le biais des milieux de l’émigration russe à Genève. Il maintint sa collaboration avec Herzen et Ogarev et rédigea, au cours de l’année 1868, une série de brochures à destination de la Russie. En 1869, il fit la connaissance de Sergueï Netchaïev, qui, prétendant être à la tête d’une importante organisation secrète, l’impressionna par son énergie et sa détermination. Bakounine ignorait alors que Netchaïev avait quitté la Russie après avoir pris part à l’exécution d’un membre du groupe qu’il dirigeait (l’étudiant Ivanov) et que l’organisation dont il se réclamait n’existait pas. Il est probable que Bakounine ait considéré qu’il pouvait passer outre les divergences théoriques et pratiques qui le séparaient de Netchaïev parce qu’il espérait, par son entremise, avoir un impact sur le cours des événements en Russie. Les relations qu’entretint Bakounine avec Netchaïev pesèrent lourdement dans les accusations qui furent portées contre lui au moment de son exclusion de l’AIT. Netchaïev avait notamment pris l’initiative de menacer un éditeur pour que Bakounine soit déchargé de la traduction du Capital de Marx en russe. En outre, il détourna des fonds destinés à la reparution du Kolokol après la mort de Herzen (21 janvier 1870). A la même époque, il rédigea un Catéchisme du révolutionnaire, qui dépeint le révolutionnaire en homme perdu, inflexible et cynique. Bien que ce texte diverge en de nombreux points des conceptions défendues par Bakounine, celui-ci en fut considéré, notamment par ses adversaires dans l’Internationale, comme le co-auteur – erreur qui persiste aujourd’hui et profite de la confusion avec les catéchismes révolutionnaires rédigés par Bakounine au cours des années précédentes. Alerté par plusieurs de ses amis sur les agissements de Netchaev, Bakounine finit par rompre avec lui en juin 1870, non sans l’avoir défendu contre les menaces d’extradition vers la Russie que le gouvernement suisse faisait alors peser sur lui (Les Ours de Berne et l’ours de Saint-Pétersbourg).
Au cours d’été 1870, Bakounine suivit avec attention le début du conflit entre la France de Napoléon III et la coalition allemande réunie autour de la Prusse de Bismarck, ce dont témoigne sa Lettre à un Français. Les défaites des armées impériales, la chute de l’empire et l’avancée vers Paris des armées allemandes poussèrent Bakounine à joindre ses efforts à ceux de ses amis lyonnais (notamment Albert Richard, Louis Palix et Gaspard Blanc) pour organiser un soulèvement révolutionnaire en septembre 1870. Son but était alors de transformer la guerre contre l’Allemagne en guerre révolutionnaire. Cet épisode, l’un des signes annonciateurs de la Commune, allait faire par la suite l’objet de déformations grossières, notamment par l’historiographie marxiste. Bakounine arriva à Lyon le 15 septembre 1870. Il participa à plusieurs réunions publiques et contribua à la rédaction d’une affiche rouge, programme de l’insurrection, qui proposait notamment de remplacer « la machine administrative et gouvernementale de l’État, devenue impuissante » par une « fédération révolutionnaire des communes ». Le soulèvement du 28 septembre 1870 échoua cependant en raison de tergiversations et de défections – notamment celle de Cluseret. Recherché, Bakounine se cacha quelques jours à Lyon, puis partit pour Marseille, où il rédigea un long manuscrit connu sous le titre Situation politique en France. De là, il regagna la Suisse par l’Italie. Au cours de l’hiver qui suivit, il rédigea le long manuscrit, qui demeura inachevé, de L’empire knouto-germanique et la révolution sociale, dans lequel il revient sur la situation française, mais élargit le propos à une histoire de la bourgeoisie allemande et présente ses conceptions philosophiques. Bakounine maintint à cette période son activité au sein de l’AIT et ses relations avec les militants français.
Après l’écrasement de la Commune (mai 1871), il en produisit une défense publique contre le patriote italien Giuseppe Mazzini. L’ensemble de la polémique avec Mazzini est connu sous le titre La Théologie politique de Mazzini et occupa Bakounine jusqu’à l’automne 1871. Comme souvent, Bakounine déborda le contexte initial de la discussion pour présenter plus généralement ses conceptions politiques et philosophiques. Ce fut ensuite la polémique contre Marx, au sein de l’Internationale, qui prit le relais. L’antipathie entre les deux hommes cristallisait un différend profond qui divisait l’AIT sur deux questions principales. La première était celle de l’organisation : à un courant centralisateur (marxiste et blanquiste) qui prétendait donner le premier rôle au Conseil Général basé à Londres, s’opposait un courant, multiforme, prônant l’autonomie des sections. La seconde était celle de la politique : alors que Marx et ses amis voyaient dans la prise du pouvoir politique la première tâche du prolétariat (qui devait, par suite, s’organiser en parti politique), ceux dont Bakounine exprimait l’opinion voyaient dans l’AIT un lieu d’organisation pour la solidarité économique entre les travailleurs, où les questions politiques, philosophiques et religieuses devaient être débattues sans qu’aucun programme ne soit arrêté. Bakounine exposa ces conceptions dans plusieurs manuscrits, dont une circulaire adressée en mars 1872 Aux compagnons de la Fédération des sections internationales du Jura. Il y attaqua Marx sur un plan politique, mais aussi personnel, dans des pages d’un anti-judaïsme virulent. Le congrès suivant de l’AIT, organisé à La Haye du 2 au 9 septembre 1872, pour en rendre l’accès plus difficile aux « anti-autoritaires » (présents en Suisse, en Italie et en Espagne), prononça en septembre 1872 l’exclusion de Bakounine et de ses amis (dont James Guillaume). Cette décision fut désavouée par la plupart des sections de l’Internationale, ce qui conduisit à l’éclatement de l’organisation. Un autre congrès se tint à Saint-Imier à partir du 15 septembre 1872, auquel participa Bakounine et qui posa les bases de l’Internationale anti-autoritaire. Après cet épisode, Bakounine rédigea un long Écrit contre Marx (novembre 1872), qui ne nous est que partiellement parvenu, et surtout Étatisme et anarchie, rédigé en russe entre janvier et août 1873. Ce livre, le dernier de Bakounine, fut lut et annoté par Marx.
Au printemps 1873, Bakounine s’installa, à côté de Locarno, à La Baronata, une propriété achetée par le militant italien Carlo Cafiero, qui voulait en faire une base arrière pour les révolutionnaires italiens, mais le projet échoua. Malade, Bakounine démissionna en octobre 1873 de la Fédération jurassienne. Espérant trouver la mort sur une barricade, il participa au cours de l’été 1874 à des préparatifs insurrectionnels à Bologne, mais le soulèvement fit long feu. Il se retira à Lugano à la fin de l’année 1874. Souffrant de problèmes urinaires (conséquence probable d’un cancer de la vessie), il mourut à Berne le 1er juillet 1876.