Bakounine et le cercle de Stankevitch
Entre 1836 et 1840, Bakounine fut membre d’un cénacle qui eut une importance particulière dans le développement des idées philosophiques en Russie. Ce cénacle est connu sous le nom de Cercle de Stankevitch, du nom de celui qui en fut le centre et l’inspirateur, avant de devenir, après sa mort en 1840 à l’âge de 27 ans, un objet de dévotion pour ses amis. On dispose sur ce cercle littéraire et philosophique d’un ouvrage de référence, celui de Edward J. Brown, Stankevich and His Moscow Circle, Stanford University Press, 1966, dont on peut lire des extraits sur Internet.
Comme on l’a rappelé dans un précédent billet, à l’époque où il participe aux activités de ce petit groupe au fonctionnement informel, qui lit pour l’essentiel de la littérature et de la philosophie allemandes, Bakounine n’est pas politisé, mais c’est le cas de tous les membres du groupe, qui ne vont mobiliser leurs lectures que pour penser les relations qu’ils entretiennent avec leur entourage, au sein du groupe et au dehors.
Le Cercle de Stankevitch se constitue au début des années 1830 (Stankevitch arrive à Moscou à la fin de l’été 1830) dans un contexte marqué par la répression la plus dure, qui fait suite à la tentative manquée de renversement du régime par des nobles libéraux (la conspiration des décembristes, 1825). La philosophie n’est plus enseignée et tout ce qui vient de l’Occident est considéré avec suspicion par les autorités. Le Cercle de Stankevitch va marquer la redécouverte de la pensée philosophique occidentale en Russie. Créé par un noble nourri de culture française et allemande (comme Bakounine lui-même), mais comprenant nombre de roturiers (dont Vissarion Belinski, qui deviendra une figure littéraire de premier plan et qui est considéré comme le premier critique littéraire russe), le Cercle de Stankevitch se réunit chez ce dernier les vendredis pour écouter de la musique, lire de la poésie romantique et discuter de philosophie. Plusieurs femmes (dont les trois sœurs de Bakounine) en sont membres. Bakounine entre dans le cénacle en 1836: les premières lettres qu’il adresse à Stankevitch datent de la fin de l’année 1835, et à partir de la fin du mois de février 1836, il traduit avec ce dernier l’Initiation à la vie bienheureuse de Fichte. Rapidement, le groupe va connaître un tournant : en 1837, Stankevitch part pour Berlin pour y étudier la philosophie (atteint par la tuberculose, il quitte bientôt le pays pour l’Italie), et le cercle continue à exister, dominé par les figures antagonistes de Belinski et de Bakounine. En revanche, le départ du premier pour Saint-Pétersbourg en 1839 et du second pour Berlin en 1840, ainsi que la mort de Stankevitch cette même année, marque la fin du petit groupe.
Le livre de Brown constitue une tentative de rendre compte de la manière dont s’est constituée, avec Stankevitch, une légende romantique, et cela sur la base d’une comparaison entre les écrits que Stankevitch a laissé derrière lui (quelques pièces littéraires et des lettres) et la manière dont sa personne est évoquée par ses amis.
Je consacrerai le prochain billet à la manière dont Bakounine a lui-même pu contribuer à la création de cette légende romantique. Plus précisément, j’essaierai de montrer, en analysant une évocation tardive de Stankevitch par Bakounine, que le jeune romantique russe est élevé par son ancien disciple au rang de type : celui du génie dont les disciples sont finalement la seule œuvre. Mais, en guise de balise, il me faut signaler le rapprochement qu’on peut faire entre cette analyse et celle qu’avait proposée du même personnage Ivan Tourgueniev quelques années auparavant. Tourgueniev ne fut jamais membre du Cercle de Stankevitch : il rencontra ce dernier à Berlin en 1838, puis de nouveau en Italie quelques mois avant sa mort. Il écrivit en 1857 une « Note sur Stankevitch » dans laquelle il soutint que l’influence exercée par Stankevitch sur son entourage tenait au fait qu’il ne pensait pas à lui-même mais exclusivement aux questions philosophiques et aux membres de son entourage. La personnage de Pokorski, dans Roudine, est également, de l’aveu même de Tourgueniev, largement inspiré par Stankevitch.
Au sein du Cercle, l’activité de Bakounine est marquée par deux phases distinctes, celle de disciple, puis celle de maître. Comme disciple, Bakounine suit les engouements du cercle, qui est d’abord marqué par la découverte de Fichte, puis à partir de l’été 1837 par celle de Hegel. De la période fichtéenne de Bakounine ne témoigne guère que sa correspondance, alors qu’au cours de sa période hégélienne en Russie, il est l’auteur de deux textes: un avant-propos à une traduction des Discours au lycée de Hegel (1838), et un très long article inachevé intitulé De la philosophie (1839-1840). Au cours de l’été 1837, Bakounine se met à lire Hegel avec passion: l’Encyclopédie, la Phénoménologie de l’esprit, puis les Leçons sur la philosophie de la religion, mais aussi des disciples du maître, pour la plupart classés à droite au sein de l’école hégélienne (Schaller, Marheineke, Rosenkranz). Après le départ de Stankevitch pour Berlin en 1838, la direction du Cercle devient bicéphale. Pendant un an, Bakounine est en concurrence avec Belinski, jusqu’à ce que celui-ci parte pour Saint-Pétersbourg. Mais de fait, le Cercle vit alors ses dernières heures. Déjà, Bakounine ne cesse de se plaindre du fait qu’il étouffe en Russie et aspire à aller puiser la philosophie allemande à sa source, à Berlin, ce qu’il fera en quittant la Russie en 1840.
Dans la formation intellectuelle de Bakounine, son passage par le Cercle de Stankevitch apparaît comme une période décisive: celle de son initiation philosophique, et c’est pour cette raison que Bakounine évoquera trente ans plus tard la figure de Stankevitch comme celle de son « créateur », et cela bien qu’à l’époque l’ensemble du groupe se soit tenu à l’écart des considérations politiques et sociales. Malgré cette cécité aux problèmes de la Russie, la fréquentation des auteurs philosophiques constituera néanmoins pour les membres du Cercle un début d’ouverture vers l’étranger, ce qui, dans une Russie gouvernée par la doctrine officielle de la Nationalité, constituait déjà une bouffée d’air frais.
Alain Besançon, dans Les origines intellectuelles du léninisme parle de ce petit groupe.