Bakounine et Schelling (2) : la lecture de Manfred Frank

Comme annoncé dans le précédent billet, je traduis ici, avec quelques annotations complémentaires, un passage de l’introduction de Manfred Frank à Schelling, Philosophie der Offenbarung 1841/42, Francfort, Suhrkamp, 1993, p. 30-39 (la première édition date de 1977, mais celle que j’ai utilisée a manifestement été actualisée). J’en proposerai un commentaire dans le prochain billet. Quoique je n’en partage pas le propos, cette lecture par M. Frank du rapport de Bakounine à Schelling me semble représenter une tentative osée et stimulante de remettre en cause un certain nombre d’idées reçues. Bref, ça ne fonctionne pas, mais c’est intéressant! On ne saurait en outre trop souligner l’importance du travail éditorial sur ce cours de Schelling, qui vaut au moins autant pour son contenu que pour la masse de documents rassemblés par Manfred Frank pour reconstituer le contexte dans lequel celui-ci a été prononcé.

Quelques mots pour situer le passage traduit ci-dessous : auparavant dans son introduction, Manfred Frank est revenu sur le contexte qui a amené Schelling à venir enseigner à Berlin, puis sur l’attente qui a entouré ses cours, notamment chez August von Cieszkowski (l’auteur des Prolégomènes à l’historiosophie, dont on fait, à mon avis à tort, un texte emblématique du jeune hégélianisme) et Søren Kierkegaard. Il a également signalé que la philosophie de Schelling trouva à l’époque, parmi les socialistes français, un adepte en la personne de Pierre Leroux, et il n’hésite pas, quelque pages avant le passage qui nous intéresse (p. 25), à proposer ce raccourci historique: « Peut-être les hégéliens auraient-ils mieux fait de s’approprier le potentiel critique de cette réception de Schelling. Ils étaient voués à faire l’expérience de ce que, face à leur divinisation de l’État, dont l’«illibéralisme» avait déjà été attaqué par Schelling à Munich, une opposition socialiste surgirait, qui mènerait à la scission de l’Internationale. » Le rapport à Schelling, clé du conflit entre Marx et Bakounine dans l’Internationale trente ans plus tard ? Il fallait oser…

Traduction :

Michel Bakounine faisait aussi partie des auditeurs du premier cours [de Schelling] à Berlin. On a conservé cette circonstance en mémoire davantage pour sa curiosité que parce qu’on aurait attendu, de la rencontre de ces deux têtes, quelque pensée éclairante. Dans le premier volume de sa monumentale biographie manuscrite de Bakounine (Londres, 1896-1900), Max Nettlau ne se risqua pas même à affirmer avec certitude que Bakounine avait été un auditeur de Schelling1. Mais l’édition, incomplète et interrompue à 4 volumes, des œuvres et de la correspondance par I. M. Steklov (Moscou, 1934-1936) a apporté une lumière suffisante sur cette circonstance, même si, jusqu’ici, les passages correspondants n’étaient accessibles que dans l’original russe (nous donnons en annexe pour la première fois une traduction allemande dont s’est occupée Barbara Conrad, voir ci-dessous, p. 538 sq.). Par suite, il est établi que Bakounine a écouté le cours de Schelling, qu’il a fait sa connaissance et a appris du reste à l’apprécier, et qu’il ne manifesta son attente avec pas moins d’enthousiasme que [August von] Cieszkowski, Kierkegaard ou [Adolf] Hilgenfeld. Malheureusement, cette lettre si souvent promise à sa famille en Russie, avec la description complète du cours n’a jamais été écrite, ou bien a été perdue, ou bien (ce qui reste à espérer) est contenue dans la liasse de lettres inaccessible et jusqu’ici non publiée dont parle Steklov dans sa préface au premier volume de son édition. En dehors de l’information quelque peu douteuse citée par Dragomanov dans l’introduction à Sozialpolitischen Briefwechsel…2 (voir ci-dessous p. 541) sur l’acclamation frénétique de Bakounine lors d’une retraite aux flambeaux organisée en l’honneur de Schelling en février 18423 (que rapporte également Lenz : voir ci-dessous p. 483 sq., p. 494), nous ne possédons aucune information directe sur la position de Bakounine envers le Schelling de la « philosophie positive ».

La recherche sur Bakounine qui, dans une large mesure, a négligé ces documents épars, se serait sans doute satisfait de clore le chapitre Schelling dans la biographie intellectuelle de Bakounine à la manière de Guy Planty-Bonjour : « Il ira même écouter Schelling qui le déçoit vite.* »4 Malheureusement, il y a quand même – au moins sur un plan philologique et historique – un problème Schelling-Bakounine auprès duquel on ne devrait pas passer si légèrement. En effet, dans une lettre à Karl Rosenkranz d’avril 1842, Arnold Ruge, qui feignait de le savoir par son intimité avec Bakounine, affirme que ce « jeune homme », qui « [dépasse] tous les vieux ânes de Berlin » serait l’auteur du pamphlet Schelling et la révélation. Critique de la plus récente tentative de la réaction contre la libre philosophie, publié anonymement par Binder à Leipzig en 1842 (voir ci-dessous, p. 542 sq.).5

Cependant, à peine deux mois après l’envoi de la lettre de Ruge, un certain Oswald revendiqua en termes hardis la paternité de ce même écrit dans sa discussion des Leçons d’Alexander Jung sur la littérature allemande moderne, imprimée dans les Annales de Ruge.

Le Sieur Jung, qui, en tant qu’hégélien, s’était « avili » à célébrer Schelling, d’une manière presque liturgique, comme le « messie positif », se faisait savonner la tête dans des termes rudes et conseiller de se laisser corriger par le petit écrit « connu de tout le monde », Schelling et la révélation, « dont je confesse ici être l’auteur ».6

Comme Gustav Mayer a pu en faire la preuve, Oswald est le pseudonyme de Friedrich Engels.7 Avec cela, le problème semblait clarifié. Depuis lors, que ce soit dans la recherche sur Bakounine ou sur Marx et Engels, il ne joue plus de rôle. Que la légitimité de l’affirmation d’Oswald puisse être douteuse, ne semble du moins pas être venu à l’esprit des commentateurs du premier volume des MEW (qui n’en soufflent mot).

Pourtant, l’histoire de la censure politique au cours du Vormärz allemand connaît un nombre considérable d’exemples de reprises ou de retraits de noms d’auteurs derrière des personnes de même conviction. Que l’on songe que Bakounine, comme Ruge l’écrit à Rosenkranz, « ne veut pas volontiers se reconnaître comme l’auteur, ne serait-ce qu’à cause de sa situation de Russe », surtout qu’il avait pour plan « de se rendre plus tard à Moscou, peut-être à l’Université » (voir ci-dessous, p. 543) ; et que l’on considère de surcroît qu’en dépit de l’anonymat, la paternité de Bakounine pourrait s’être ébruitée dans les cercles russes (comme un passage d’une lettre de Belinski semble l’indiquer) ;8 que l’on envisage enfin le fait que Bakounine ait pu faire la connaissance d’Engels, outre lors du cours bondé de Schelling, aussi lors des leçons de Werder, suivies assez régulièrement par les deux,9 et même qu’à cette époque ils avaient leurs quartiers ensemble dans des maisons presque voisines à Berlin dans la Dorotheenstrasse ; alors on a le matériau pour construire une conjecture pas a priori invraisemblable en faveur d’une paternité de Bakounine sur cet écrit.

Nettlau tient la lettre de Ruge, si inconfortable que lui soit l’affirmation qu’elle contient, pour « une source incontestable ».10 Enfin, à cette époque, Ruge voyait Bakounine et lui parlait presque tous les jours. Par ailleurs, il n’a pas transmis l’information d’une manière contingente, mais s’est donné personnellement la peine de discuter l’écrit d’une manière détaillée dans les Annales allemandes (nous proposons les parties les plus importantes de cette recension dans l’annexe ci-dessous, p. 331 sq.). On pourrait même d’autant plus facilement croire Engels capable d’une telle générosité qu’il risquait peu de choses sur le sol prussien quand il abritait derrière son pseudonyme un pamphlet politiquement indifférent qui, en tant que simple fait philosophique* aurait déjà suscité le scandale dans la Russie du tsar Nicolas 1er.

Sur le fondement d’une comparaison stylistique de l’écrit polémique avec l’essai de Bakounine publié peu après dans les Annales, La Réaction en Allemagne, et en s’appuyant sur l’autorité d’un connaisseur aussi solide que Max Nettlau,11 on pourrait miser sur le paternité de Bakounine. La ferveur pressante et l’accentuation visionnaire du discours (en particulier dans les passages introductifs et conclusifs), à côté d’une certaine retenue dans l’introduction de traits de style ironico-humoristiques sont des caractéristiques qu’on ne peut trouver typiquement dans le discours engelsien. Il y a en outre, comme Nettlau l’a de nouveau fait remarquer, de « frappantes » correspondances en termes de contenu entre les deux écrits : par exemple la récurrence de la symbolique de l’orage (« touffeur », « sécheresse », citations bibliques), ou la polémique insistante, à valeur de leitmotiv, contre « les positifs », qui ne sont certes pas d’emblée identifiés à Schelling lui-même mais sans doute à ceux qui « avaient placé leur espoir » en lui et y avaient trouvé leur compte. Enfin, quiconque vote pour la paternité d’Engels devrait être étonné que (malgré toutes les faiblesses intellectuelles que l’on décèle dans l’écrit polémique sur Schelling) un texte d’une densité spéculative comparable ne se retrouve pas dans toute son œuvre.12

Pourtant il se pourrait bien que ce soit lui l’auteur, et non Bakounine. Une lettre d’Engels à Ruge du 15 juin 1842, qui n’a été connue que récemment à travers la nouvelle MEGA va dans ce sens.13 Engels n’y répète pas seulement la revendication prononcée dans la recension sur Jung (au manuscrit de laquelle la lettre est jointe), il démasque aussi son pseudonyme d’Oswald (voir ci-dessous p. 544). La remarque : « Pourquoi n’ai-je pas envoyé Schelling et la révélation pour une publication dans les Annales ? » semble répondre à une question de Ruge et ne fait sens que si l’on suppose que celui-ci n’était pas ou plus tout à fait sûr de sa thèse sur la paternité du texte. La lettre de Ruge n’a toutefois pas été conservée ; et on peut encore admettre qu’Engels ne voulait pas mettre dans la confidence Ruge (qu’il tenait – si notre construction est bien établie – pour l’origine d’une rumeur dommageable à Bakounine). Un jugement sur la crédibilité de la lettre d’Engels devrait faire avec beaucoup d’inconnues : l’une d’entre elles est la mesure de la sincérité qui existait entre Ruge d’un côté et aussi bien Bakounine qu’Engels de l’autre. La lettre d’Engels est indéniablement brève et non dénuée d’une réserve ironique envers son destinataire. Il reste la trace d’un doute.

Dans une lettre à Fröbel du 8 mars 1843, donc presqu’un an plus tard, Ruge semble encore tenir Bakounine (et non Engels) pour l’homme approprié « pour fournir aux Français une représentation de nos luttes » (voir ci-dessous p. 566). C’est surtout à Pierre Leroux que pense Ruge, donc à ce socialiste qui « voit dans [Schelling] celui qui libérera Français et Allemands du joug du système hégélien » (voir ci-dessous p. 566). Dès lors, cet ajout : « Bakounine devrait écrire à ce sujet à Pierre Leroux et lui exposer authentiquement et expressément toute l’affaire » (ibid.) reçoit une signification propre. Cela procède à tout le moins de la remarque que Ruge tenait Bakounine pour particulièrement approprié à entreprendre des éclaircissements négatifs sur Schelling.

Dans ces conditions, il faudrait encore une fois revenir à une comparaison en termes de contenu aussi bien des articles d’Oswald dans le Telegraph für Deutschland de Gutzkow (voir ci-dessous p. 535 sq.) avec Schelling et la révélation que de ce même écrit avec La Réaction en Allemagne de Bakounine. Sur cette voie, peut-être des indications inespérées sur les spécificités de la réception de Schelling chez les deux pourraient-elles être gagnées.

Une confrontation des deux textes attribués à Engels apprend en fait que les divergences, que nous soulignions plus haut, ne surpassent pas les correspondances. Sont (mesurés depuis l’article Schelling sur Hegel) caractéristiques du point de vue d’Engels dans Schelling et la révélation14 (et en même temps non-caractéristiques du point de vue de Bakounine : mais ici une évolution aurait pu avoir lieu) : 1) la profession de foi réitérée en faveur du jeune-hégélianisme (p. 173 sq., 197 sq., 239) ; 2) la posture de gardien de tombeau ou de paladin envers le maître décédé (ibid. et p. 182, 190-191, 196 sq., 219 sq.) ; 3) le rejet du christianisme (identifié au positivisme) et de la religion en général (p. 174, 177, 219) ; 4) l’argumentation d’un idéalisme hypertrophié (et manifestant souvent une mauvaise compréhension) contre les composants « matérialistes » du point de vue de la philosophie de l’existence dans la pensée de Schelling (p. 186, 190, 196 sq., 202 sq.), y compris la mauvaise compréhension de l’innovation « positiviste » de Feuerbach et de son « attaque » de Hegel (p. 219) ; 5) le contemplativisme qui est associé à cela : l’engagement non pas tant pour l’émancipation réelle que pour « l’idée, la conscience de soi de l’humanité » (p. 221) et la condamnation panthéiste des catégories d’individu et de personnalité librement agissante (« Là où […] tout se fait par soi-même, une personnalité […] est superflue », p. 217, et p. 197, 202 sq., 208) ; 6) la polémique contre la force corrosive de la négation (le non-étant) et de la contradiction (p. 181 : « la contradiction [est] érigée [par Schelling] au rang de principe de la philosophie », voir aussi p. 217, passim) ; 7) la défense de l’identification ontologique de la raison et de l’effectivité (elle « a l’absolu déjà au-dedans de soi » ; p. 198) contre le défi, relevant d’une philosophie de la praxis, au travers de la proposition de Schelling suivant laquelle « Ce qui est rationnel est possible » (p. 182) ; 8) la vision harmonieuse du « ciel descendu sur la terre » et de la suppression de « toute discorde », de « toute scission » (p. 219 sq.) : ici l’auteur en arrive même à une certaine contradiction avec l’« école jeune-hégélienne ».

Par opposition, dès ses premières phrases, l’essai de Bakounine dans les Annales dépasse certaines restrictions idéalistes des jeunes-hégéliens (pour lesquels il n’avait auparavant déjà guère de sympathies, il est vrai pour des motifs exactement opposés). La « réalisation de la liberté »15 est son but. Cela s’appelle « démocratie » et exige, dans le contexte d’une identification de la raison et de l’effectivité, de détacher l’« existant » du « possible ».16 Le possible est ce qui n’est pas (encore), le pouvant-être, la puissance, le négatif. La « religion » (qu’ici Bakounine ne rejette encore en aucune manière : un argument fort contre sa paternité sur l’écrit polémique contre Schelling)17 est la garante d’un avenir dans la liberté et l’égalité, dont la nature n’implique pas d’emblée la réalité. En tant que non-étant relativement à l’être, elle doit être convertie par l’acte en un état de positivité qui n’est pas encore contenu en lui. Bakounine tire expressément la conséquence qui était certes exigée par l’Historiosophie de Cieszkowski, mais ne pouvait cependant totalement prévaloir sur les prémisses hégéliennes : la transformation révolutionnaire de l’étant18 est certes l’effectuation de la théorie, mais en tant qu’acte réel elle doit aussi « outrepasser la théorie ». Le « présent effectif de la liberté » n’est aucunement une implication ontologique de la théorie, mais ne peut être « accompli […] que par un acte de l’Esprit pratique autonome. » Exprimé en termes schellingiens encore : « l’achèvement de la théorie […] est son auto-dissolution dans un monde pratique original et nouveau ». Du « plus haut sommet de notre culture moderne unilatéralement théorique »19, Schelling avait déjà parlé comme du « sommet » sur lequel la raison se voit installée, sur lequel elle ne peut se maintenir et qui la précipite dans la « crise » : tel est le début de la « philosophie positive ».

À qui sinon aux hégéliens aurait pu s’adresser l’avertissement contre tout court-circuit ontologique suivant lequel la simple nécessité rationnelle impliquerait ipso facto l’effectivité ? Le négatif, le rationnel, le simplement possible, dit Bakounine, « comme tel ne serait rien du tout ; il n’est qu’en opposition au positif ; tout son être, son contenu et sa vitalité n’est que la destruction du positif ».20 Par conséquent, cette positivité basale dont l’acte a besoin pour ne pas être « rien du tout », ne peut être la sienne propre mais seulement la positivité de l’effectivité sur laquelle il s’épuise. – C’est ainsi que Schelling avait auparavant argumenté (nous avons parlé ailleurs d’une « preuve ontologique de la réflexion »),21 et c’est ainsi que, plus tard, Sartre a fondé son ontologie.

Le court-circuit hégélien consiste donc en ceci que la « vérité totale » de l’opposition, à savoir l’« inséparabilité » logique du positif et du négatif dans la relation à soi réconciliée de l’idée, serait confondue avec son existence. Mais de fait, la pensée du vrai n’implique pas sa vérité, et l’opposition totalisée n’existe ou bien pas du tout, ou bien « comme telle que comme division ».22

En dépit de l’hommage appuyé à Hegel comme créateur de la « catégorie de l’opposition »23, la dialectique mise en place par Bakounine n’est pas vraiment hégélienne. Fondamentalement, une lecture attentive de La Réaction en Allemagne ne peut passer au travers du fait que le texte n’est pas vraiment rédigé dans la tradition du conflit entre les écoles schellingienne et hégélienne. L’option enthousiaste pour la « négation » passionnément destructrice n’est pas aveugle quant à la signification du « positif ». Bakounine ne considère absolument pas les « positifs conséquents » comme ses véritables adversaires.24 Il faut même, dit-il, « grandement remercier » ceux-là qui sont « droits et honnêtes » et qui « comme nous […] haïssent toute demi-mesure ». « Ils sont d’avis » – et c’est à peu près ainsi que s’est exprimé Schelling dans son cours de Berlin – « que le négatif comme tel s’efforce de se diffuser et ils pensent, tout comme nous-mêmes, que la diffusion de celui-ci serait l’aplatissement de l’ensemble du monde spirituel ; en même temps, dans l’immédiateté de leur sentiment, ils sont porteurs d’un effort tout à fait légitime vers une vie pleine, vivante, et comme ils ne voient dans le négatif que l’aplatissement de cette même vie, ils se retournent vers le passé, […] tel qu’il était avant la naissance de l’opposition entre le négatif et la positif. »25

La polémique de Bakounine s’adresse bien plus à la « malhonnêteté théorique » de ces « positivistes médiateurs » qui, « plus subtils et plus clairvoyants que les conséquents », « ne permettent jamais à l’impulsion pratique vers la vérité de détruire l’édifice artificiellement assemblé de leurs théories ».26 Ce sont les initiateurs d’un compromis paresseux entre les jeunes rénovateurs et les positifs conséquents, et par leur pénible « temporisation », ils empêchent la confrontation dialectique du positif et du négatif. Leur critique de l’existant est toujours en même temps préservatrice car elle ne transperce jamais la coquille de la simple théorie et ne parvient au mieux qu’à une simple critique de la conscience ou de la religion. Certes, Bakounine exprime de la sympathie pour Bruno Bauer, Strauss et Feuerbach ;27 mais le compliment est un peu ambigu puisque le reproche d’« impotence pratique » ne s’applique pas moins à eux qu’aux vieux hégéliens – Bakounine identifie l’un des « médiateurs », Marheineke, par une citation qui lui est attribuée28 – comme Marx l’a répété dans la Sainte Famille. Le « repos philistin » caractérise sans doute mieux le centre hégélien : les deux attaques s’accordent toutefois littéralement avec des expressions contre l’école hégélienne que l’auteur de Schelling et la révélation avait extraites (op. cit., p. 216).

Nous ne continuerons pas à suivre ce fil, mais nous voulons néanmoins retenir que Schelling est plusieurs fois présent dans La Réaction en Allemagne au travers d’allusions et apparaît à deux endroits en tant que témoin de l’esprit nivelant et révolutionnaire de la philosophie moderne (voir ci-dessous p. 545 sq.) et une troisième fois en tant que prophète d’une « grande communion avec toute l’humanité » surpassant le catholicisme comme le protestantisme (« ‘Faute d’un grand enthousiasme, il n’y a que des sectes, pas d’opinion publique’, dit Schelling »). On ne peut faire la preuve d’un affect déterminé de Bakounine à son encontre. En mai 1843, de belle humeur, il écrit encore à sa famille depuis Zurich qu’il « escalade des rochers, s’enthousiasme pour la nature et traduit Schelling » (voir ci-dessous p. 541). Et si, sur le fond, l’on souhaitait faire porter l’attention sur le fait que la dialectique bakouninienne de la négation autonome serrerait de près le positif plutôt comme le ferait un chien de boucherie, ce serait oublier l’accent mis sur le mot « effectivité » qui se trouve chez lui dans tout l’écrit et particulièrement dans les lettres de l’année 1841.29 Les contradictions, dont il oriente la dialectique en recourant à la Logique de Hegel, sont des « contradictions effectives, sanglantes ».30 La négation n’est autonome que dans la mesure où elle est elle-même positive. Chez Schelling aussi, l’être positif ne se fait base que pour le non-étant : il fait – au sens transitif – être la négation. C’est pour cela, dit Bakounine, que « les ouvrages des positifs eux-mêmes sont inconsciemment et involontairement pénétrés de cet esprit négatif ».31

L’époque du semestre d’hiver à Berlin fut pour Bakounine l’époque d’une crise intellectuelle profonde. Passé, au sein du cercle de Stankevitch, de Schelling (dont l’influence était de toute façon dominante en Russie jusque vers le milieu des années trente), Kant et Fichte à une identification avec le point de vue hégélien, Bakounine avait développé dans ses premiers écrits entre 1838 et 1840 le concept d’un panthéisme absolument harmonieux, qui n’avait même pour les jeunes hégéliens que des paroles de mépris32 et se laissait aller à recommander à la « nouvelle génération » de renoncer de son plein gré à l’anarchie politique et spirituelle et à « s’installer enfin dans notre glorieuse réalité russe »33 – celle du règne de Nicolas 1er. Ce n’est que dans les passages conclusifs du dernier traité que s’insinue un certain intérêt pour l’effectivité et l’individualité de la conscience de soi ; ces catégories sont cependant développées à partir de l’« unité immanente du sujet et de l’objet » et la solution transidéaliste de La Réaction en Allemagne n’est pas encore en vue.34 On peut douter que ç’ait été l’influence du jeune hégélien Ruge35 qui ait élevé Bakounine au point de vue d’une Philosophie de l’action positivement fondée. Ruge lui-même ne l’avait pas encore atteint à l’époque mais restait sur le terrain d’un hégélianisme corrigé dans un sens presque fichtéen. Que Bakounine, comme l’écrivait Ruge, « dépasse tous les vieux ânes de Berlin », devait aussi s’avérer juste s’agissant de lui-même. Ce ne fut pas avant août 1843 qu’il reconnut devant Marx : « Nous ne pouvons pas poursuivre notre passé autrement qu’en rompant de la manière la plus décidée avec lui. Les Annales ont péri, la philosophie hégélienne appartient au passé. »36

1Max Nettlau, Michael Bakunin. Eine Biographie, Londres, 1896-1900, vol. I, 42 et III + 24 o. « Du reste », ajoute-t-il, « je suis enclin à admettre que [Bakounine] passa encore l’hiver 1841/42 à Berlin, et ce à partir de cette considération générale que s’il avait déjà été à Dresde, Ruge l’aurait mentionné dans ses lettres avant avril 1842. » [Seules les notes entre crochets sont du traducteur. Les autres sont de Manfred Frank.]

2[Il s’agit de l’édition par Dragomanov de la correspondance entre Bakounine et Herzen et Ogarev : Sozialpolitischen Briefwechsel mit Herzen und Ogariow, Stuttgart, 1895. Pour l’édition française, disponible sur wikisource, voir Michel Bakounine, Lettres à Herzen et Ogareff, trad. Marie Stromberg, Paris, Perrin, 1896.]

3La supposition de Max Nettlau suivant laquelle Schelling n’aurait pas été celui auquel s’adressait l’hommage est dépourvue de pertinence (voir III + 24). Du reste, elle consiste à argumenter, d’une manière paradigmatique, avec le préjugé qu’il ne pourrait pas être possible que Bakounine ait acclamé un réactionnaire. E. H. Carr, Michael Bakunin, Londres, 1937, écrit à ce sujet : la déception de Bakounine à propos du cours de Schelling « did not prevent him from participating with enthusiasm in the celebration of Schelling’s jubilee. When the torchlight procession of students drew up in front of the old man’s house, Bakunin’s stentorian hurrah could be heard above the thunder of cheering, and his whole face became, in the picturesque description of a bystander, ‘one enormous open mouth’. Bakunin loved noise, as he loved every other form of spontaneous human activity, for its own sake, and was always ready to take a demonstrative, if not a systematic, part in the life of the university. » Il est cocasse de voir comment les spécialistes de Bakounine se démènent pour trouver des explications afin d’effacer dans l’évolution spirituelle de Bakounine la tâche sombre que représente cette histoire inepte.

4[En français dans le texte, comme toutes les expressions en italiques suivies d’un astérisque.] Guy Planty-Bonjour, Hegel et la pensée philosophique en Russie 1830-1917, La Haye, 1974, p. 61. (Pour le reste, ce travail fournit des indications importantes sur l’importance de Schelling pour la philosophie russe, et même soviétique.)

5[Pour une traduction française, voir Friedrich Engels, Écrits de jeunesse, vol. I, trad. J.-C. Angaut & alii, Paris, Éditions Sociales, 2015, p. 153-203.]

6MEW, I, p. 443. Voir aussi p. 493 (du fait de son credo athée qui n’est pas classable d’une manière univoque, l’aveu de paternité d’Engels n’est pas d’emblée utilisable). [Traduction française : F. Engels, op. cit., p. 290.]

7Max Nettlau n’en avait pas encore connaissance. Voir op. cit., p. 42-43, III + 24.

8I. M. Steklov (éd.), M. A. Bakunin, Sobranie socinenij i pisem 1828-1876, 4 vol., Moscou, 1934-1936, vol. 3, p. 437, note. Une lettre de Belinski est citée sur le retour d’une bonne relation avec Bakounine (à Botkin, 7 novembre 1842) : « J’ai reçu de bonnes nouvelles de Michel et je lui ai écrit une lettre !! Que cela ne vous étonne pas : on peut bien s’attendre à cela de ma part… Chose étrange, Bakounine et moi nous cherchions Dieu par des voies différentes, — et nous l’avons trouvé dans le même temple. Je sais qu’il renie Werder, je sais aussi qu’il appartient à la « gauche de Hegel », qu’il entretient des relations avec R… et qu’il comprend Schelling, ce misérable, ce romantique, ce mort vivant. » (cité d’après Dragomanov, introduction à Sozialpolitischen Briefwechsel mit Herzen und Ogariow, Stuttgart, 1895, p. XXVI/XXVII [reprise de la traduction française op. cit., p. 6]). Steklov remarque en outre : « Les mots à propos de Schelling peuvent être compris de telle sorte que serait parvenue aux oreilles de Belinski la rumeur, dont la fausseté a plus tard été prouvée, suivant lequel la brochure Schelling et la révélation serait de Bakounine – une rumeur qui a été avant tout [mais pas seulement?] répandue par A. Ruge » (traduit par Barbara Conrad). – De fait, les propos sur Schelling le romantique enterré vivant ne peuvent se rapporter qu’à l’écrit en question. En outre, il faut corriger Steklov : en novembre 1842, la revendication de paternité d’Engels avait déjà paru. Avant de parvenir à une décision, il faut encore attendre cette liasse de lettres dont parle Steklov : peut-être même y eut-il une lettre de Bakounine à Belinski contenant une allusion à Schelling et la révélation ?

9Nettlau (op. cit., p. 42 et note III + 24) fournit un compte-rendu de souvenir tiré d’une lettre d’Engels qu’il a entendu lire et dont il ressortait clairement qu’Engels avait connu Bakounine dans le cours de Werder. Toutefois, la lettre est d’une date ultérieure et dans le sarcasme d’Engels contre les anarchistes (qui révolte Nettlau), on ne peut plus distinguer de sentiments amicaux à l’endroit de Bakounine.

10Nettlau, op. cit., p. 44.

11Ibid. (« La similitude de style et d’idées est frappante. »)

12C’est aussi le point de vue sur cette problématique de Maximilien Rubel, qui a pris la peine de me le communiquer par lettre et par téléphone.

13Je dois les indications sur l’existence de ce document à M. Pr. Helmut Hirsch qui a soutenu, par son aide et par son intérêt le plus amical, mes recherches sur l’affaire Bakounine-Engels en tant que connaisseur éminent de l’histoire sociale du Vormärz en général et de Friedrich Engels en particulier. Je répète ici cordialement la dette dont je lui suis redevable.

14Les indications de page dans le cours du texte se rapportent à la pagination de l’édition MEW.

15Jules Elysard (= Michel Bakounine), La Réaction en Allemagne. Fragment par un Français. In : Annales allemandes pour la science et l’art, 5ème année, 1842, n° 247 et suivants (octobre), p. 985-1002. Réimprimé dans Rainer Beer (éd.), Michail Bakunin, Philosophie der Tat, Cologne, 1968, p. 61 sq. [111] [Entre crochets dans les notes, la pagination de ma traduction dans J.-C. Angaut, Bakounine jeune hégélien. La philosophie et son dehors, Lyon, ENS Éditions, 2007.]

16Ibid., p. 65 [114].

17Ibid., p. 61 [111] « religion de la liberté » ; « que la démocratie est une religion » (p. 65 [114]) ; « à nous seuls, qu’on appelle ennemis de la religion chrétienne, à nous seuls il est réservé et même il nous est fait le devoir suprême de pratiquer effectivement l’amour, ce commandement suprême du Christ et cette unique essence du véritable christianisme, même dans les combats les plus brûlants. » (p. 71 [118]) ; « l’Esprit pratique, présent d’une manière invisible […] annonce […] sa manifestation prochaine dans une Église de la liberté effectivement démocratique et universellement humaine » (p. 82 [126]).

18Ibid., p. 64-65 [114].

19Pour toutes ces citations : p. 77-78 [123].

20Ibid., p. 67 [116]

21M. Frank, Die unendliche Mangel an Sein, p. 109 sq.

22Bakounine, Die Reaktion…, op. cit., p. 78-79 [124].

23Ibid., p. 77 [123].

24Ibid., p. 67-68 sq. [116]

25Ibid., p. 72 [119].

26Ibid., p. 74 [121].

27Ibid., p. 92 [133].

28Ibid., p. 84 et p. 96 [128]. [Dans le cadre de la campagne qui aboutira au renvoi de Bruno Bauer de l’Université, un rapport d’expertise avait été demandé à Konrad Philipp Marheineke, hégélien de droite, sur les écrits de Bruno Bauer. Ce rapport fut ensuite publié par Marheineke en mai 1842 en annexe de son livre Einleitung in die öffentliche Vorlesungen über die Bedeutung der Hegelschen Philosophie in der christlichen Theologie. Nebst einem Separatvotum über B. Bauers Kritik der evangelischen Geschichte, Enslin, 1842. La citation à laquelle fait allusion Bakounine se trouve p. 86 : « In einer sorgenfreieren Lage würde er [BB] gewiss von Vielschreiberei gern abstehen. » En somme, si Bauer avait été dans une situation plus insouciante, il se serait abstenu de tant écrire – ce qui revient à assimiler ses écrits à des textes alimentaires.]

29Cf. Guy Planty-Bonjour, op. cit., p. 62.

30Lettre de Bakounine du 22 octobre 1841 in Sobranie, vol. III, p. 68.

31Bakounine, Die Reaktion…, p. 92 [134]. [Dans le texte de Bakounine, il est question à cet endroit de « positivistes » et non de « positifs ».]

32Michail Bakunin, Frühschriften, traduits, introduits et édités par Rainer Beer, Cologne, 1973, p. 57. Ce passage nous apprend du reste que Bakounine concevait Hegel comme un continuateur conséquent de Schelling, sans établir la moindre opposition entre les deux. À la p. 171, il applique tout à fait innocemment le terme « intuition intellectuelle » à la philosophie de Hegel.

33Ibid., p. 67.

34Ibid., p. 153 sq.

35Comme Guy Planty-Bonjour (p. 61) l’admet avec la plupart des spécialistes de Bakounine.

36MEGA, 3ème section, vol. I, Berlin, 1975, p. 411.

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Comme tant de personnages intéressants, mais aussi comme l'anarchisme, dont il est considéré à raison comme l'un des fondateurs modernes, le révolutionnaire russe Michel Bakounine (1814-1876) a mauvaise réputation : apôtre de la violence, faible théoricien, radicalement extérieur au champ intellectuel européen, on ne compte plus les griefs qui lui sont adressés.
Toute une partie de ce blog consistera d'abord à corriger cette image, erronée non seulement parce qu'elle consiste à projeter sur la personne de Bakounine les fantasmes construits à propos de l'ensemble du mouvement anarchiste, mais aussi parce que Bakounine n'est pas seulement l'un des premiers théoriciens de l'anarchisme. En consacrant ce blog à Bakounine, nous entendons ainsi présenter toutes les facettes de sa pensée et de sa biographie, depuis les considérations familiales de ses premières années jusqu'aux développements théoriques anarchistes des dernières, en passant par son inscription momentanée dans la gauche hégélienne et par son panslavisme révolutionnaire. Nous nous permettrons également quelques excursus, dans la mesure où ils pourront contribuer à éclairer la biographie et la pensée de notre cher Michka ! Le tout sera fonction des envies, de l'actualité, des réactions de lecteurs, et contiendra autant que possible de la documentation sous forme d'images et de textes.
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