Bakounine et Schopenhauer

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Né en 1814 et mort en 1876, Bakounine s’est confronté à presque tous les philosophes du siècle : d’abord fichtéen, puis hégélien, il a abondamment fait usage, dans sa maturité, des philosophies de Comte et de Feuerbach et a eu Marx pour meilleur ennemi. Mais qu’en est-il au juste de celui qu’on présente, peut-être à tort, comme le plus marginal de tous les philosophes du XIXe siècle, Arthur Schopenhauer ?

On trouve en tout trois références à Schopenhauer dans toute l’œuvre de Bakounine.

1)      Dans l’article du premier numéro du Narodnoe Delo (La cause du peuple) intitulé « Comment poser les questions révolutionnaires – La science et le peuple » (septembre 1868), Schopenhauer est mentionné, aux côtés de Comte, de Proudhon et de « quelques-uns des tous récents penseurs anglais » pour avoir inspiré son système de la théorie de Kant selon laquelle « l’intelligence humaine est incapable de pénétrer l’essence des choses. » (on trouve ce texte dans le volume 6 des Œuvres complètes éditées chez Champ Libre, p. 382).

2)      Dans un fragment de La théologie politique de Mazzini (fragment S, Œuvres complètes, vol. I, p. 198), dans une note, Bakounine signale qu’un philosophe allemand du nom de Schopenhauer, contemporain de Hegel mais qu’on n’a commencé à lire qu’après la mort de Hegel, à peu près vers 1850, a pris le parti du bouddhisme contre le christianisme (il s’agit d’une allusion au succès tardif rencontré par Schopenhauer avec ses Parerga et Paralipomena, parus en 1851)

3)      Enfin dans une lettre du 11 novembre 1874 adressée à son vieil ami Nicolas Ogarev (mentionnée par Arthur Lehning dans son introduction au volume 6 des Œuvres complètes chez Champ Libre, p. LXXXII, mais inédite), Bakounine, alors malade, raconte qu’il a sous la main trois ouvrages : la Kulturgeschichte der Menschheit de Kolb (sorte d’histoire des civilisations, en allemand), l’autobiographie de Stuart Mill (en anglais) et Schopenhauer, dont il ne cite pas l’ouvrage, peut-être les Parerga et Paralipomena.

C’est bien peu, et il semble que Schopenhauer fasse partie de ces auteurs dont on découvre que Bakounine les a lus, mais dont il est à peu près impossible de suivre la trace dans ses écrits. Au demeurant, les préoccupations de Schopenhauer étaient bien loin de celles de Bakounine (sauf peut-être du dernier Bakounine, qui le lisait sentant la mort approcher : la lettre de 1874 est empreinte d’une forme de résignation). En particulier, il est notoire que Schopenhauer n’a quasiment pas développé de philosophie politique ni de philosophie du droit, et qu’il s’en est tenu à la métaphysique (Le monde comme volonté et comme représentation, De la quadruple racine du principe de raison suffisante) et à la philosophie morale (Les deux problèmes fondamentaux de l’éthique : De la liberté du vouloir & Le fondement de la morale). De même que le reste du lectorat européen, il est vraisemblable que Bakounine ait découvert Schopenhauer lors de la sortie de l’ouvrage de 1851, donc très tardivement, et qu’il n’ait pas eu accès aux thèses contenues dans son « ouvrage fondamental » (comme Schopenhauer a coutume de désigner Le monde). L’indication de l’article de 1868 le suggère, qui sent sa seconde main (en effet, Schopenhauer ne soutenait pas que l’essence des choses nous était inaccessible, mais qu’elle ne pouvait être appréhendée empiriquement, et qu’une métaphysique était requise pour accéder au monde de la volonté).

Toutefois, quelques rapprochements sommaires peuvent être opérés. Schopenhauer était athée. Il rejetait le libre-arbitre. Sa philosophie de la représentation cherche à penser l’individuation, et sa philosophie de la volonté le dépassement de l’individuation, la morale consistant pour lui, non dans l’obéissance à la loi morale, mais dans l’altruisme. Plus intéressant encore, Schopenhauer rejetait brutalement toute idée de légitimation de l’État et du droit par un quelconque contrat originaire servant de norme implicite : l’État a pour lui une pure fonction répressive, et ce n’est qu’à cette condition qu’on peut parler de loi (il n’y a pas de loi morale, il n’y a de loi qu’assortie d’une contrainte extérieure), et le droit est simplement ce domaine qui vise à empêcher que les hommes subissent l’injustice (il est le revers de la partie négative de la morale, qui inclut les devoirs de justice), et non qu’ils la commettent. En somme, il n’est pas impossible que sur ses vieux jours, Bakounine ait pu être attiré par le réalisme désabusé du vieux philosophe pessimiste.

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Comme tant de personnages intéressants, mais aussi comme l'anarchisme, dont il est considéré à raison comme l'un des fondateurs modernes, le révolutionnaire russe Michel Bakounine (1814-1876) a mauvaise réputation : apôtre de la violence, faible théoricien, radicalement extérieur au champ intellectuel européen, on ne compte plus les griefs qui lui sont adressés.
Toute une partie de ce blog consistera d'abord à corriger cette image, erronée non seulement parce qu'elle consiste à projeter sur la personne de Bakounine les fantasmes construits à propos de l'ensemble du mouvement anarchiste, mais aussi parce que Bakounine n'est pas seulement l'un des premiers théoriciens de l'anarchisme. En consacrant ce blog à Bakounine, nous entendons ainsi présenter toutes les facettes de sa pensée et de sa biographie, depuis les considérations familiales de ses premières années jusqu'aux développements théoriques anarchistes des dernières, en passant par son inscription momentanée dans la gauche hégélienne et par son panslavisme révolutionnaire. Nous nous permettrons également quelques excursus, dans la mesure où ils pourront contribuer à éclairer la biographie et la pensée de notre cher Michka ! Le tout sera fonction des envies, de l'actualité, des réactions de lecteurs, et contiendra autant que possible de la documentation sous forme d'images et de textes.
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