Bakounine, un anarchiste en philosophie

bakounine2Je fournis ci-dessous le texte de la préface que j’ai rédigée pour la publication des Considérations philosophiques sur le fantôme divin, le monde réel et l’homme par les éditions Entremonde (voir précédent billet sur la question).

Le texte de cette préface, ainsi que l’intégralité du livre, peuvent être consultés sur le site Internet de l’éditeur.

L’image qui illustre ce billet est un portrait de Bakounine par Christian Antonelli, dont on peut regarder les dessins ici.

Bakounine, un anarchiste en philosophie

Écrites par Bakounine au cours de l’hiver 1870-71, entre l’échec de l’insurrection lyonnaise à laquelle il a participé et la Commune de Paris dont il sera un partisan, les Considérations philosophiques sur le fantôme divin, sur le monde réel et sur l’homme pourraient surprendre qui ne connaît du révolutionnaire russe que l’image qu’en a donné l’historiographie officielle, dans ses variantes réactionnaire, libérale ou marxiste : celle d’un tenant des « théories irrationnelles de l’emploi immédiat de la violence »[1], d’un homme « prêt […] à patauger dans des fleuves de sang »[2] ou encore d’un personnage dont « l’héritage fut cette seule idée que l’État, c’était le mal et qu’il fallait le détruire »[3]. Il n’est pourtant pas question ici de donner de Bakounine l’image exactement inverse et d’en faire l’auteur de théories désincarnées, conçues à l’écart de toute pratique politique, mais bien plutôt de comprendre le statut et la teneur d’un texte qui se présente expressément comme philosophique.

La philosophie occupe une place particulière dans le parcours personnel et politique du révolutionnaire russe. Né en 1814 dans une famille de la noblesse russe, Mikhaïl Alexandrovitch Bakounine, après avoir échappé à la carrière militaire à laquelle le destinait sa famille, s’initie à la philosophie allemande dans un groupe d’autodidactes connu sous le nom de Cercle de Stankevitch. Il se passionne successivement pour Kant, Fichte et Hegel, et c’est en partie pour approfondir sa connaissance de la philosophie allemande qu’il quitte la Russie pour l’Allemagne en 1840. Mais l’Allemagne le guérit de ses passions métaphysiques : commençant à fréquenter les milieux démocrates et la gauche hégélienne, Bakounine publie en 1842 « La Réaction en Allemagne »[4], brillant article dans lequel il annonce la fin de son parcours philosophique et son abandon de la théorie pour la pratique révolutionnaire, puisque le point d’aboutissement de la philosophie, c’est précisément de reconnaître ses propres limites, au-delà desquelles commence un domaine qu’elle ne peut régir, celui de la pratique historique, sociale et politique.

Bakounine tiendra parole : entre 1843 et 1865, il n’écrit plus rien qui ressemble de près ou de loin à de la philosophie. Révolutionnaire doté d’idées démocratiques et socialistes encore mal définies, Bakounine fait sienne, autour des révolutions de 1848, la cause des nationalités slaves opprimées d’Europe centrale, et cette thématique domine son engagement jusqu’au milieu des années 1860. Arrêté suite à l’insurrection de Dresde en mai 1849, livré à l’Autriche puis à la Russie, Bakounine ne retrouve l’Europe qu’en 1861 après s’être évadé de Sibérie, et il ne prend la mesure de l’impasse que constitue la question des nationalités et de la portée révolutionnaire qu’a gagnée la question sociale qu’à partir de 1864. Or c’est précisément à cette période, dont on peut dater son adhésion à ce qu’on qualifiera, rétrospectivement, de socialisme libertaire (Bakounine lui-même ne se dira anarchiste qu’à partir de 1867), qu’on voit réapparaître sous la plume du révolutionnaire russe des développements qui s’apparentent à de la philosophie. Mais il ne s’agit alors pas pour lui de revenir à ses premières amours et de reprendre en l’état ce qu’il a délaissé vingt ans plus tôt : Bakounine ne prétend pas redevenir philosophe, et les textes à teneur philosophique de sa dernière période tiennent compte de la « sortie de la philosophie » effectuée en 1842-43. Bien plutôt, ces textes, dont les Considérations philosophiques constituent l’échantillon le plus dense et le plus remarquable, représentent les incursions sur le terrain philosophique d’un anarchiste pour qui un combat est à mener aussi en philosophie, pour l’émancipation de l’homme en tant qu’être pensant. Le retour à la philosophie dont témoignent les Considérations s’opère donc à partir d’une pratique militante. Il s’agit désormais de savoir quelle conception du monde est impliquée par cette pratique, quel type de philosophie est susceptible d’en articuler les principes et d’accompagner théoriquement un engagement anticapitaliste et antiautoritaire. En somme, si les textes des années 1842-43 posaient la question du saut que représente le passage de la théorie à la pratique, ceux de la dernière décennie d’activité théorique de Bakounine constituent un retour à la théorie à partir de la pratique.

Le statut qui revient à la philosophie dans les derniers textes de Bakounine permet de comprendre certaines des spécificités de notre texte. Les Considérations philosophiques sur le fantôme divin, sur le monde réel et sur l’homme, ici republiées sur la base du texte qui a été établi par l’équipe réunie autour d’Arthur Lehning à l’Institut International d’Histoire Sociale d’Amsterdam (IISG), ont initialement été conçues comme un appendice à L’empire knouto-germanique et la révolution sociale. Comme ce fut le cas quelques années auparavant avec Fédéralisme, socialisme et antithéologisme (1867-68), et comme ce sera encore le cas avec La théologie politique de Mazzini (1871) et Étatisme et anarchie (1873), Bakounine commence par rédiger un texte de circonstance (qui portait significativement pour titre initial La révolution sociale ou la dictature militaire), qui devient l’occasion d’une exposition de ses conceptions philosophiques, qu’il doit interrompre pour entamer un autre écrit de circonstance, qui prend à son tour l’ampleur d’un exposé général, et ainsi de suite… L’œuvre de Bakounine, sa vie même, se situe dans ces allers-retours incessants entre la lutte du moment et les théorisations qu’elle suscite.

A l’inachèvement qui caractérise tous les grands textes de Bakounine, il faut ajouter la manière très particulière qu’a le révolutionnaire russe de composer – ou bien plutôt de ne pas composer – ses ouvrages. Écrits dans des conditions souvent très précaires, sans l’appui d’une bibliothèque permettant le recours à des références précises, mais aussi sans plan préétabli, au fil de la plume, avec parfois des notes de bas de page qui deviennent des écrits à part entière, les textes théoriques de Bakounine peuvent dérouter, tant on peine à en saisir le fil conducteur. A cet égard, les Considérations philosophiques constituent, au moins pour partie, une exception. Certes, le manuscrit s’interrompt d’une manière inopinée au milieu d’une citation d’Auguste Comte et on y trouve l’une de ces longues notes dont Bakounine est familier. Par ailleurs, le texte ne fournit pas toutes les références savantes dont il s’inspire pourtant manifestement. Néanmoins, on y trouve un plan, en cinq parties (« Système du monde », « L’homme – Intelligence et volonté », « Animalité, humanité », « La religion », « Philosophie, science »), et l’ensemble constitue un condensé remarquable des idées philosophiques qui sont celles de Bakounine à cette époque.

Mais c’est que les idées exposées dans les Considérations ne sont pas propres à ce manuscrit, qui en maints endroits reprend, parfois textuellement, des manuscrits des années antérieures. Ainsi le texte fameux qui met le lecteur en demeure de choisir entre la liberté humaine et l’existence de Dieu se trouve déjà dans des manuscrits de 1865, édités par l’IISG sous le titre « Fragments sur la franc-maçonnerie », puis dans la dernière partie de Fédéralisme, socialisme et antithéologisme, texte demeuré inachevé et inédit auquel Bakounine emprunte d’autres passages encore. Les Considérations constituent ainsi comme l’aboutissement et le résumé des incursions philosophiques accomplies par Bakounine depuis le milieu des années 1860.

Il ne saurait être question, dans le cadre de cette préface, de reconstituer dans le détail les conceptions philosophiques que développe Bakounine dans les Considérations, ni même d’en donner une vue d’ensemble[5]. Il semble toutefois nécessaire d’expliciter les sources auxquelles elles s’abreuvent et la spécificité qui est la leur. Auguste Comte constitue indéniablement la référence dominante du texte, que Bakounine semble avoir rédigé le Cours de philosophie positive à la main, au point qu’en certains endroits, le texte constitue une discussion de la philosophie positive. Le « système du monde » exposé par Bakounine au début des Considérations emprunte certes à Comte sa classification des sciences (exposée dans les deux premières leçons du Cours), mais précisément avec l’ambition de présenter une « cosmologie », et non seulement un système de la connaissance, alors que les tenants de la philosophie positive, au nom d’un refus de la métaphysique, refusaient de s’exprimer sur la teneur ultime (matérielle ou idéelle) du réel. Plus loin, Bakounine ira jusqu’à identifier le refus comtien de se prononcer sur l’essence des choses avec le recul kantien devant toute connaissance de la chose en soi. En somme, en transformant la critique comtienne de la métaphysique en critique de l’idéalisme, Bakounine propose une version matérialiste de la philosophie positive, et il est sur ce point tributaire d’auteurs qui ne sont pas mentionnés dans le texte mais qu’il n’en a pas moins lus au cours des années précédentes : ceux que l’on qualifie de « matérialistes scientifiques », Ludwig Büchner, Jakob Moleschott ou encore Carl Vogt[6].  C’est sur eux, et notamment sur la Circulation de la vie de Moleschott que Bakounine peut s’appuyer pour soutenir que la nature, c’est-à-dire « la vie, la solidarité et la causalité universelles » n’est rien d’autre qu’une somme d’actions et de réactions particulières […] se combinant en un mouvement général et unique ».

Auguste Comte est également mis à contribution par Bakounine pour sa philosophie du progrès et pour l’histoire des religions qu’elle sous-tend. Le passage du fétichisme au monothéisme en passant par le polythéisme – les trois étapes qui scandent ce que Comte appelait « l’état théologique » – sont reprises intégralement. Mais comme il le faisait dans Fédéralisme, socialisme et antithéologisme, Bakounine ajoute à cette histoire du religieux un modèle qu’il emprunte à L’essence du christianisme de Feuerbach, ouvrage qu’il connaît pour avoir été en Allemagne au moment de sa parution. Les passages des Considérations qui font du divin une illusion misanthrope, consistant à déposséder l’homme de ses propriétés essentielles pour les attribuer à Dieu et à justifier ainsi son oppression, sont une radicalisation des vues développées par le philosophe allemand dans son grand ouvrage. Radicalisation parce que Bakounine cherche à penser, au travers de ce schéma, un véritable modèle théologique de l’autorité : l’homme humilié et aliéné de la théologie ne peut que chercher hors de lui-même la source de son existence (Dieu) et l’opérateur de sa propre liberté (l’État). Ici, la radicalité philosophique ne vise rien de moins que d’ôter à l’autorité sa racine.

Mais dans le champ de la philosophie allemande, Feuerbach n’est pas la seule source à laquelle puisent les Considérations. Plus discrètes, les références à Hegel n’en sont pas moins décisives. L’idée selon laquelle toute chose agit selon des lois qui lui sont propres et qui constituent sa nature qu’elle ne fait ensuite que développer est expressément référée par Bakounine à la philosophie de Hegel, réinterprétée dans un sens naturaliste et mobilisée contre la prétendue inaccessibilité de la chose en soi derrière les phénomènes. Enfin, la conception de la liberté que propose Bakounine dans les Considérations, conception qui s’articule étroitement avec la notion de reconnaissance, puise sans doute à des sources fichtéennes : contre une conception libérale de la liberté, qui reconduit en fait le dogme chrétien du libre-arbitre, Bakounine soutient que ma liberté ne s’arrête pas où commence celle d’autrui, mais qu’elle se complète en elle, de sorte que la libération collective est aussi une libération de soi.

Cette multiplicité de références parfois hétérogènes n’enlève-t-elle pas à Bakounine toute originalité, et ne rapproche-t-elle pas ses conceptions de la « vinaigrette philosophique »[7] qu’il raillait chez Victor Cousin ? Bakounine n’est assurément pas un grand nom de l’histoire de la philosophie – et n’a jamais cherché à être. Il n’en reste pas moins un point de rencontre unique entre l’idéalisme allemand (et les tendances critiques qui en sont issues), la philosophie positive, les matérialismes historique et scientifique, en somme entre les différents courants philosophiques qui caractérisent le XIXe siècle. Ce qui assure l’unité des ces références multiples, c’est leur ancrage dans une perspective de libération humaine intégrale qui fait l’originalité et l’actualité de celui qui se définissait lui-même comme « un amant fanatique de la liberté »[8].

J.-C. Angaut


[1] Carl Schmitt, Parlementarisme et Démocratie, Paris, Seuil, 1988, p. 83.

[2] Isaiah Berlin, Les Penseurs russes, Paris, Albin Michel, 1984, p. 155.

[3] Francis Wheen, Karl Marx, Londres, Fourth Estate, 1999, p. 318 (traduction française : Marx – Biographie inattendue, Paris, Calmann-Lévy, 2003)

[4] J’ai proposé une traduction et un commentaire de ce texte, ainsi que d’autres de la même période, dans Bakounine jeune hégélien – La Philosophie et son dehors, Lyon, ENS Éditions, 2007.

[5] Même si l’on n’en partage pas nécessairement toutes les conclusions, l’ouvrage le plus complet à ce sujet est celui de Paul McLaughlin, Mikhail Bakunin : The Philosophical Basis Of His Anarchism, New York, Algora, 2002

[6] Bakounine mène explicitement la confrontation entre Comte et ces trois auteurs, désignés  comme « apôtres de la science révolutionnaire », dans un écrit paru en russe en 1868, La Science et le peuple.

[7] Bakounine, L’Empire knouto-germanique et la révolution sociale in Œuvres complètes, t. VIII, Paris, Champ Libre, 1982, p. 144.

[8] Ibid., p. 291.

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Comme tant de personnages intéressants, mais aussi comme l'anarchisme, dont il est considéré à raison comme l'un des fondateurs modernes, le révolutionnaire russe Michel Bakounine (1814-1876) a mauvaise réputation : apôtre de la violence, faible théoricien, radicalement extérieur au champ intellectuel européen, on ne compte plus les griefs qui lui sont adressés.
Toute une partie de ce blog consistera d'abord à corriger cette image, erronée non seulement parce qu'elle consiste à projeter sur la personne de Bakounine les fantasmes construits à propos de l'ensemble du mouvement anarchiste, mais aussi parce que Bakounine n'est pas seulement l'un des premiers théoriciens de l'anarchisme. En consacrant ce blog à Bakounine, nous entendons ainsi présenter toutes les facettes de sa pensée et de sa biographie, depuis les considérations familiales de ses premières années jusqu'aux développements théoriques anarchistes des dernières, en passant par son inscription momentanée dans la gauche hégélienne et par son panslavisme révolutionnaire. Nous nous permettrons également quelques excursus, dans la mesure où ils pourront contribuer à éclairer la biographie et la pensée de notre cher Michka ! Le tout sera fonction des envies, de l'actualité, des réactions de lecteurs, et contiendra autant que possible de la documentation sous forme d'images et de textes.
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