Deux textes de Gustav Landauer sur Bakounine

Voici deux textes de l’anarchiste allemand Gustav Landauer (1870-1919), traduits par mes soins et consacrés à Bakounine. Je les publie en ce 2 mai 2019 à l’occasion du centenaire de l’assassinat de cet auteur par des membres des corps-francs envoyés par le gouvernement de Berlin pour mater les troubles révolutionnaires en Bavière, troubles dans lesquels Landauer avait été impliqué – il fut même pendant quelques jours commissaire à l’éducation de l’éphémère République des Conseils de Bavière. J’en profite pour signaler deux éléments d’actualité à propos de Landauer. D’une part, du 6 au 8 juin, à l’École Normale Supérieure de Lyon se tiendra un colloque international intitulé « Actualité de Gustav Landauer (1870-1919), philosophe et révolutionnaire », organisé par Anatole Lucet et moi-même. On peut trouver le programme ici. D’autre part, au mois d’octobre, paraîtra à La Lenteur notre traduction de l’Appel au socialisme du même Landauer.

Le premier des deux textes de Landauer consacrés à Bakounine a paru dans la revue Neues Leben (5ème année, n° 27, 6 juillet 1901, p. 126), avant de servir de postface à Max Nettlau, Michael Bakunin. Eine biographische Skizze. Mit Auszügen aus seinen Schriften und Nachwort von Gustav Landauer, Berlin, Verlag von Paul Pawlowitsch, 1901, p. 56-58. Le petit livre en question de Max Nettlau, qui est donc une esquisse biographique, ne doit évidemment pas être confondu avec la monumentale biographie de Bakounine par le même Nettlau, biographie qui contient quantité de manuscrits inédits de Bakounine et que Nettlau reproduisit lui-même à 50 exemplaires, distribués de par le monde à un certain nombre de bibliothèques.

La second texte, publié en 1909 par Landauer dans son journal Der Sozialist, est une tentative de reconstitution fictive d’un dialogue entre Proudhon et Bakounine, à partir d’une anecdote racontée par Alexandre Herzen dans Passé et méditations (dont on trouve une traduction française par Daria Olivier dans l’excellente collection « Classiques slaves », Lausanne, L’Âge d’Homme, 1974) : celui de Proudhon et Bakounine devisant interminablement un soir devant une cheminée, Herzen finissant par les laisser pour les retrouver, le lendemain matin, au même endroit, devant des braises à moitié éteintes, poursuivant la discussion entamée la veille. Il s’agit à l’évidence de la part de Landauer d’une reconstitution fantaisiste, qui attribue à Bakounine des idées qui ne sont encore que très partiellement les siennes (notamment sur l’anarchie), et qui passe sous silence le fait que Proudhon et Bakounine, à cette époque, parlaient surtout de Hegel ! Mais ce dialogue fictif nous en apprend en revanche beaucoup sur la conception landauerienne de la révolution, ainsi que sur ce qu’il prisait chez deux auteurs, qu’il semble considérer, dans la conclusion, comme les deux jambes de la révolution (en 1911, dans son Appel au socialisme, il qualifiera de Proudhon de « plus grand des socialistes », louant en lui celui qui a proposé une forme de socialisme adaptée à son peuple et à son époque, cependant qu’il verra en Bakounine un représentant de l’audace destructrice).

Ces deux  textes on fait l’objet d’une republication récente dans le premier tome des écrits choisis de Gustav Landauer édités par Siegbert Wolf : Internationalismus, Ausgewählte Schriften, Band 1, Verlag Edition AV, 2008, respectivement p. 168-170 et p. 171-173.

Ce ne sont pas les premiers textes de Landauer consacrés spécifiquement à Bakounine, ni les derniers. Il traduisit et publia aussi dans la première version de son journal Der Sozialist, dès 1893, de larges extraits de Dieu et l’État, et L’histoire de l’anarchie de Max Nettlau nous apprend que Landauer eut ultérieurement pour projet de publier une collection de tous les écrits et toutes les lettres écrits en allemand par Bakounine dans les années 1840-1850. Enfin, Landauer publia entre mai et juillet 1914, à l’occasion du centenaire de sa naissance, une esquisse sur la vie de Bakounine jusqu’en 1861 avec des extraits de ses principaux textes – c’est cette dernière série de textes qui servit en partie de modèle à Hugo Ball pour son Bréviaire Bakounine, dont il fut question dans un précédent billet.

Sur Michel Bakounine

La vie qui a été ici présentée au lecteur sans les artifices de la construction et du romanesque, parle d’elle-même et il n’y a pas grand chose à y ajouter. Bakounine se tient là devant nous : un être pur et ardent, un penseur et un héros. Malgré tout ce riche et prodigue travail qu’il accomplit pendant sa vie, il n’a pas connu ce que les gens pratiques nomment le succès. Il n’a presque jamais procédé à la manière des opportunistes en tentant de parvenir à son but par des voies détournées ; il a suivi tout droit sa voie, engageant directement les êtres humains à atteindre la liberté de la personne et la prospérité de tous par la voie la plus immédiate. Il en a conquis des centaines, ravi des milliers, plongé intérieurement les meilleurs de ses contemporains et de la postérité dans la braise et les flammes ; et pourtant, à la fin de sa vie, il s’est retrouvé seul, en homme résigné.

Je crois qu’il avait déjà connu cette résignation et ce doute des décennies auparavant, avant d’être vieux et usé, avant d’aimer à lire ces écrits de Schopenhauer qui s’aliènent au monde. L’homme qui, dès 1849, a dit : « tout périra, ne restera que la Neuvième Symphonie » n’était pas homme à croire aveuglément, ni à se bercer d’illusions sur l’inertie et la modération des humains.

Mais faut-il donc croire à l’accomplissement de ce pour quoi on lutte ? Est-il donc nécessaire d’être plein d’espoir pour être courageux ? Faut-il vouloir voir le résultat de ce qu’on a créé pour créer ?

Voilà, selon moi, ce que doit nous apprendre à ce moment le souvenir de Bakounine, et cela seulement : ou bien l’on a une pulsion suprême, ou bien on ne l’a pas. Celui en qui la pulsion de créer une culture humaine entière dans sa totalité est plus grande que l’envie d’une vie de bien-être personnel, que l’inertie et le confort, celui-là définira cette pulsion comme supérieure à sa vie et la fera régner, quoi que l’entendement et le regard des contemporains puissent en dire. Voilà donc ce que signifie pour nous Bakounine, cet être éternellement ancien et éternellement jeune :

Arrimer la vie à une idée.

Cette idée, nous la partageons avec lui : il faut que sur Terre se tiennent des êtres humains fiers et libres, qui s’unissent dans le travail et l’auto-discipline pour arracher à la nature tout ce dont ils ont besoin pour vivre.

Ce n’est ni l’endroit ni le moment pour se disputer avec lui sur certains détails de sa conception du monde et de sa méthode politique et antipolitique. Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est un monument, pas une statue ou une glorification ; il faut le voir d’une manière monumentale, présenter ce qu’il peut signifier pour nous comme génie, comme modèle. Le courage dans la pensée et dans la vie, le fait de tenir âprement et fidèlement à ce que nous avons de meilleur en nous, de laisser s’écouler au dehors notre personnalité d’une manière véhémente de sorte que nous débordions et agissions dans le monde, la pureté des moyens parce que jamais on ne doit s’en remettre à la misère du moment, voilà ce que Bakounine a vécu en avance pour nous.

Je n’ai rien d’autre à dire ; j’aime et je révère Michel Bakounine, ce révolutionnaire le plus aimable de tous, depuis que je le connais ; il est possible d’apprendre à le connaître car il est peu d’écrits qui soient aussi vivants que les siens (peut-être est-ce pour cette raison qu’ils sont fragmentaires, comme la vie elle-même) ; et au nom de cet amour et de ce respect, je me refuse à enjoliver la vie de cet homme d’action.

« Tempête et vie » furent les paroles d’introduction de ce vivant tempétueux ; créer – par passion créatrice ; mais lorsqu’on considère aujourd’hui ceux qui créent positivement ici, ces bougres de philistins sans ressort et sans puissance interne, on préférerait encore avoir vécu à l’époque dont nous ne savons pas quand elle reviendra : celle où l’on enjambait des ruines pour se diriger vers un palais dont on croyait d’une manière peut-être erronée qu’il se construirait de lui-même, au lieu qu’aujourd’hui de misérables baraques sont rapiécées et érigées en neuf avec des chiffons et des briques, des baraques qui ne sont destinées qu’à finir en ruines et à être oubliées ou méprisées par les générations qui viennent. C’était un vaste plan que Bakounine portait en son esprit, même si ce n’était pas encore du pur anarchisme : en unissant fermement des élus, des anonymes, il s’agissait de forcer l’humanité à amener les masses à une révolution libératrice. De la grandeur parcourait aussi cette méthode conspirative de Bakounine ; ce qu’il en est resté aujourd’hui, ce sont des petits jeux d’organisation, du copinage, et toutes sortes d’éléments dangereusement ridicules.

Bakounine représente pour nous une période passée : l’époque de l’action. Aujourd’hui, nous sommes devenus plus scientifiques et ils semblent disparaître, les quelques-uns qui veulent réaliser l’« impossible » en partant du sentiment. L’époque de l’action a été dissoute par l’époque de l’affairement. Beaucoup de gentils petits résultats ont été atteints par cette assiduité de collectionneur qu’on appelle science et par ce triste attrape-mouches qu’on appelle politique sociale. C’est dans cette époque d’affairement et de petit travail peu exigeant qu’il semble que nous venions précisément d’entrer ; il ne nous reste plus rien, sinon faire croître dans des proportions gigantesques et s’accoupler ensemble les deux pulsions fondamentales de Bakounine : le mépris du philistin et l’amour des hommes. Ce que Bakounine et son époque ont peut-être quelque peu négligé se trouve partout entrepris : on construit. Il est nécessaire de construire, qui voudrait le nier ? Mais c’est aussi par ailleurs tellement confortable et sans danger, et cela offre tant de refuges pour les égarés qui doivent se loger quelque part. On construit, mais sans passion créatrice. Notre époque ne veut rien savoir du fait qu’on doit construire en grand et que les grands architectes ont toujours été aussi les grands destructeurs.

Proudhon et Bakounine. Une caractérisation

Walter Savage Landor, un des plus fins sceptiques et ironistes de notre époque, et de surcroît un grand maître de la langue, capable – peut-être par suite de sa propre faiblesse et de sa propre improductivité ; tout de même, c’était un homme de notre époque – de se glisser avec une grande délicatesse dans l’âme d’autres êtres humains, même forts et créateurs, et de discourir comme à partir de leur cœur à eux, a écrit un grand nombre de ce qu’il a appelé « Imaginary conversations », c’est-à-dire des conversations qui n’ont pas eu lieu, mais qui auraient sans doute pu avoir lieu.

Alexandre Herzen raconte dans ses souvenirs (qu’on les lise!) comment à Paris, à une heure tardive de la nuit, il aurait quitté une société dans laquelle, depuis des heures, les deux grands fondateurs de l’anarchisme et du socialisme, Proudhon et Bakounine, se communiquaient leurs pensées et leur vie intérieure. Il rentra chez lui, s’endormit, revint dans la matinée dans cette maison amie – et Bakounine et Proudhon étaient encore assis l’un en face de l’autre et discutaient l’un avec l’autre – à partir de la société la plus intime et de la séparation la plus extrême. Ce qui suit pourrait rendre vivant, pour caractériser deux tendances majeures de cette époque de fermentation, un fragment d’une telle conversation, non pas telle qu’elle eut lieu, mais telle qu’elle eût sans doute pu avoir lieu peu après la Révolution de Février.

***

Bakounine : Moi ? Non, c’est vous qui êtes le grand croyant ! J’aime l’être humain, certes ; mais si je crois, c’est précisément parce que je ne supporte pas les êtres humains et en suit presque à les mépriser. J’aimerais les pousser devant moi, les éventrer pour qu’ils aillent à la lutte, au-delà d’eux-mêmes, à la mort de leur misère, à la vie, au feu ! Est-ce que je sais, moi, si vont jamais émerger les formations que tous les deux nous inventons ou rêvons ! Mais comment sont-elles jamais censées advenir si ces bougres d’êtres humains ne s’oublient pas eux-mêmes et n’oublient pas leur petite essence, s’ils ne sont pas subjugués par l’idée ? Et comment cela est-il censé advenir autrement qu’ainsi : que tous marchent à la destruction de ce qui est commun, qu’ils deviennent sauvages et démoniaques ? Au diable tout votre savoir ! C’est au sentiment, à la pulsion première qu’il nous faut aller.

Proudhon : Combien de fois, nous autres, combien de fois nous sommes allés, permettez-moi de le dire, au cours des révolutions précédentes au sentiment et à la pulsion ! Nous avons été vainqueurs sur les barricades pour nous livrer le lendemain matin en vaincus à la merci des avocats, des professeurs, en bref : des ânes et des âniers. Moi non plus je n’aime pas vraiment les êtres humains et ne les estime guère. Mais précisément pour cette raison, nous devons leur montrer que la justice est affaire d’utilité, d’entendement, et dès lors d’action et de construction. Lorsque je vous entends, cher Russe et barbare, c’est comme si j’entendais Orphée qui veut dompter les animaux sauvages avec de la musique. Toujours l’obscurité, l’ardeur et la brume, toujours de la musique au lieu de…

Bakounine : Oh, la musique ! Oh, l’ami, ne dites rien contre la musique. Je rêve et me grise parfois à l’idée que tout devrait disparaître et que pour moi il ne resterait dans le monde que la musique.

Proudhon : Et que resterait-il alors ? Le nombre et l’harmonie ! Comment l’harmonie est-elle censée advenir dans les relations entremêlées qu’ont les êtres humains si vous ne les amenez pas à entrer dans des rapports harmonieux, à créer des institutions de justice et d’échange équitable ? Déchirez, déchirez ! Que créerez vous ? Le néant.

Bakounine : Nous créons ; ce ne peut pas être du néant. Il n’y a pas du tout de néant, cher philosophe ; si votre Kant ne vous l’a pas appris, alors vous avez perdu votre temps auprès de lui. Nous créons le chaos. Votre anarchie, mon cher civilisé, votre situation d’absence de gouvernement et de domination est un calcul. Ne vous défendez donc pas contre ceci : lorsque nous disons « anarchie », nous entendons la même et vieille chose que nos ennemis. Savez-vous comment s’appellent nos ennemis ? Ils s’appellent des philistins, depuis le commencement. Nous voulons l’anarchie : le chaos, la dissolution, la fertilité, la confusion, ce qui n’a pas de nom ! Je ne veux pas savoir ce qui s’enfantera. Je veux un enfant, un vivant, et qu’est-ce que ça veut dire d’autre que : l’inconnu ? Si nous voulons déchaîner des forces créatrices, il nous faut détruire, détruire : culbuter tout ce qu’il y a de lamentable – faire sauter toutes les chaînes, brûler tous les papiers ! Il faut nous libérer ! C’est la rédemption de l’humanité : que nous autres, êtres humains vivants, nous nous libérions. Si nous allons parvenir à la Terre du salut ? Je ne sais pas. Mais nous l’avons en nous-mêmes quand tout est sens dessus dessous. Guerre et tempête ! Tel doit être notre slogan. Je n’en connais point d’autre.

Proudhon : Il nous faut l’ouragan et la bataille, mais nous, tout du moins les quelques-uns que nous sommes, nous devons savoir ce qui vient ensuite. Avec la sauvagerie et le déchaînement, nous n’avons jamais mené une vie belle et riche que momentanément. Et depuis le commencement, nous avons préparé un lit bien chaud pour nos ennemis que sont, c’est tout à fait juste, les philistins. J’ai devant moi une vision, claire et lisse comme sur une riche plaine : une vie de plénitude et d’existence joyeuse sans détresse ni douleur, pour tous. Et pour toute la vie. Commençons à la construire. Montrons-la aux êtres humains. Elle est si facile, si simple, si évidente. Montrons, ou du moins disons ce que les êtres humains doivent imposer dans la révolution. Quand une génialité sauvage comme la vôtre, mon ami, a bouté le feu dans les esprits, voilà ce qui leur vient en tête.

Herzen (entrant) : Bakounine, vous êtes le feu. Proudhon, vous êtes la lumière. Et, qui plus est, chacun de vous deux a encore tant de l’autre en lui que le feu de l’un s’enflamme d’une lumière redoublée et que la lumière de l’autre prend chaleur et couleur auprès de son ami. Restez ce que vous êtes pour nous, et agissez de concert ! Et laissez-moi m’asseoir auprès de vous. Je n’y crois plus guère ; et en moi, il y a de la cendre et des scories. Laissez-moi auprès de vous ! Auprès de votre esprit et de votre amour, je me sens bien. Et je ne sais pas : est-ce que je veux lutter avec toi ? Est-ce que je veux construire avec toi ? Cette lâche humanité me rend malade. Je voudrais vivre avec vous.

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Comme tant de personnages intéressants, mais aussi comme l'anarchisme, dont il est considéré à raison comme l'un des fondateurs modernes, le révolutionnaire russe Michel Bakounine (1814-1876) a mauvaise réputation : apôtre de la violence, faible théoricien, radicalement extérieur au champ intellectuel européen, on ne compte plus les griefs qui lui sont adressés.
Toute une partie de ce blog consistera d'abord à corriger cette image, erronée non seulement parce qu'elle consiste à projeter sur la personne de Bakounine les fantasmes construits à propos de l'ensemble du mouvement anarchiste, mais aussi parce que Bakounine n'est pas seulement l'un des premiers théoriciens de l'anarchisme. En consacrant ce blog à Bakounine, nous entendons ainsi présenter toutes les facettes de sa pensée et de sa biographie, depuis les considérations familiales de ses premières années jusqu'aux développements théoriques anarchistes des dernières, en passant par son inscription momentanée dans la gauche hégélienne et par son panslavisme révolutionnaire. Nous nous permettrons également quelques excursus, dans la mesure où ils pourront contribuer à éclairer la biographie et la pensée de notre cher Michka ! Le tout sera fonction des envies, de l'actualité, des réactions de lecteurs, et contiendra autant que possible de la documentation sous forme d'images et de textes.
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