« La passion de la destruction est en même temps une passion créatrice! »

destruction_of_leviathan-50« La passion de la destruction est en même temps une passion créatrice  » (Die Lust der Zerstörung ist zugleich eine schaffende Lust): c’est par ces mots que Bakounine conclut en 1842 son premier texte révolutionnaire, La Réaction en Allemagne – texte que l’on peut lire en allemand dans un scan du texte original, ou en français, soit dans la traduction de Jean Barrué, soit dans la mienne. A l’heure où l’on peut espérer que la population grecque (et d’autres peut-être après elle) fasse l’expérience pratique de ce que signifie cette déclaration, je souhaiterais dans ce billet en proposer un commentaire, en étudier la réception et m’attarder sur une référence en particulier qui y a été faite, chez les situationnistes.

Cette phrase a acquis une telle célébrité qu’on a fini par y faire tenir toute la teneur de l’article de Bakounine, voire tout le contenu de sa pensée. Dans l’introduction à sa traduction du texte, Jean Barrué dresse une sorte de bêtisiers de ce qui a pu s’écrire au sujet de cette déclaration tonitruante: Bakounine y devient un apôtre de la destruction universelle qui identifierait destruction et création. Il n’est sans doute pas anodin que la plupart de ces lectures soient intervenues à la fin du XIXe siècle, où la réception de Bakounine, à travers la seule mention du mot « anarchiste » fonctionnant comme un stimulus, est surdéterminée par le spectacle des attentats anarchistes, vus comme l’expression d’une pure volonté de néant.

Il me semble que cette déclaration pose toutefois plusieurs difficultés d’interprétation, qui tiennent pour une part à des questions de traduction, et pour une autre part à la subtilité qu’elle recèle. Questions de traduction d’abord: lorsque ce texte fut traduit pour la première fois en français par Jean Barrué, la phrase en question fut rendue de la manière suivante: « la volupté de détruire est en même temps une volupté créatrice ». Pour Barrué, voici ce que cette phrase signifiait: « Le révolutionnaire animé par la foi, transporté d’enthousiasme veut connaître cette volupté suprême d’engendrer, dans un grand acte d’amour, un monde nouveau. Mais il lui faut d’abord briser le cadre du monde actuel et détruire ses institutions malfaisantes : cette destruction déchaînera le même frisson de volupté, précurseur de la volupté de créer. » Si l’on suit cette lecture, le terme allemand de Lust signifierait le plaisir qui ressort de l’activité destructrice, en tant qu’elle préfigure l’activité créatrice. Il est vrai qu’en allemand, selon les contextes, Lust peut signifier envie, passion ou plaisir. Si l’on peut exclure en l’espèce qu’il s’agisse du désir de destruction (on aurait alors sans doute Lust zur Zerstörung), en revanche je pense que la traduction par « volupté » est forcée et ne permet pas de rendre compte de la structure de la phrase. Bakounine ne dit pas, en effet, que le plaisir de la destruction est équivalent au plaisir de la création, mais que quelque chose qui s’éprouve dans la destruction est en même temps quelque chose de créateur. Dès lors, il me semble que Lust ne doit pas être rendu par plaisir ou par volupté (ce qui serait le cas s’il s’intéressait à ce qui résulte d’une action de destruction ou de création), mais bien plutôt par passion, car on peut passionnément détruire, et considérer que cette passion est aussi une passion créatrice.

D’où la subtilité fondamentale qui est à l’œuvre dans la phrase de Bakounine: il ne s’agit pas pour lui, en effet, de mettre sur le même plan destruction et création, si l’on entend par là que les opposés s’identifieraient, mais de souligner que, selon la formule de Hegel dans La philosophie de l’histoire, rien de grand ne s’est jamais fait sans passion, et que l’avènement d’un monde nouveau suppose toujours de la destruction, et cela non pas comme un dommage collatéral (« on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs ! »), mais comme son moteur même. C’est par la passion même que les révoltés mettent à détruire l’ordre dominant que s’ébauche une formation sociale fondée sur des principes rigoureusement opposés. Pour le dire autrement, et en l’espèce en termes hégéliens, Bakounine n’exprime rien d’autre par là que la puissance productrice du négatif.

Bakounine était sans doute assez fier de l’effet du caractère percutant de cette formule. Il l’était en tout cas suffisamment pour la reprendre 27 ans plus tard, le 3 juillet 1869, dans une lettre à son ami Adolf Reichel [et non à Herzen comme je l’avais écrit dans la première version de ce billet]. Chose remarquable, et par laquelle il cherche sans doute à souligner la cohérence de son parcours, il la cite en allemand, alors que le reste de la lettre est en français. Il vient d’envoyer à Reichel les articles qu’il écrit à l’époque dans deux journaux proches de l’Internationale (L’égalité et Le progrès du Locle) : « Tu y trouveras une chose, j’espère, c’est que je n’ai pas changé et que je reste plus conséquent avec moi même que jamais – « Die Lust der Zerstörung ist zugleich eine schaffende Lust » – » Au passage, cette déclaration permet d’authentifier définitivement Bakounine comme l’auteur de l’article de 1842, qui avait paru sous le pseudonyme de Jules Élysard (l’autre élément d’authentification, c’est la reprise par Bakounine en 1860, lors de son exil en Sibérie, de ce même pseudonyme sous une forme légèrement russifiée pour signer une série d’articles dans la presse locale).

Comme le signale Jean Barrué, Bakounine exposera à nouveau le contenu de cette déclaration dans son dernier grand texte, Étatisme et anarchie, en 1873, où l’on lit: « Cette passion négative de la destruction est loin d’être suffisante pour porter la cause révolutionnaire au niveau voulu ; mais sans elle cette cause est inconcevable, voire impossible, car il n’y a pas de révolution sans destruction profonde et passionnée, destruction salvatrice et féconde parce que précisément d’elle, et seulement par elle, se créent et s’enfantent les mondes nouveaux. » (Œuvres complètes, Champ Libre, vol. IV, p. 223) Cette explicitation permet par ailleurs de comprendre ce que Bakounine entend par ce qu’il faut détruire, dans un contexte où il est question des dégâts que les soulèvements populaires font inévitablement subir à la propriété bourgeoise.

athenes_du_bon_usage_du_parlementJ’en viens pour finir à l’une des réceptions positives de cette formule de Bakounine. On la trouve en effet dans le texte collectif paru sous la signature de René Viénet, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, Paris, Gallimard, 1968. Par ce texte, auquel ont en fait contribué les principaux membres de l’Internationale Situationniste, celle-ci tente de rendre compte de son activité avant et pendant les mois de mai et juin 1968, et la formule de Bakounine se trouve expressément reprise à propos de la première nuit des barricades à Paris: « jamais la passion de la destruction ne s’était montrée si créatrice » (p. 57). La créativité dont il est ici question est celle des émeutiers du quartier latin à Paris. La présence de cette citation dans un texte de 1968 montre bien quelle était la célébrité de la formule de Bakounine, puisqu’elle se trouve reprise deux ans avant que le texte dont elle est tirée fasse l’objet d’une première traduction intégrale en français. Par ailleurs, au-delà du clin d’œil ponctuel à l’anarchisme historique, il me semble que les situationnistes sont de ceux qui ont le mieux compris et repris le rôle joué par la négativité dans la pensée de Bakounine. Sur ce point, c’est d’ailleurs moins Guy Debord qui l’exprime que Raoul Vaneigem, comme l’indiquent maints passages du Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations. Peut-être Vaneigem est-il d’ailleurs l’auteur de ce passage du livre de 1968 (si la notion d’auteur a le moindre intérêt en l’espèce), toujours est-il que dans un ouvrage plus récent, L’ère des créateurs (Bruxelles, Éditions Complexe, 2002), on trouve la déclaration suivante (p. 12):

« J’ai longtemps appelé la haine à la rescousse d’un insatiable amour de la vie. Ce ne sont pas de subtils raisonnements qui ont forcé mon adhésion au propos de Bakounine: « la passion de la destruction est une passion créatrice », c’est l’horreur d’une inhumanité fondamentale qui me fut révélée le jour où, le petit chien auquel j’étais attaché ayant disparu, j’appris, au cours de ma quête désespérée, qu’un automobiliste l’avait écrasé en le pourchassant sur la route sur laquelle il s’était aventuré. On a eu beau me remontrer qu’il existait des barbaries plus inexpiables, qu’il ne s’agissait, après tout, que d’un chien, rien ne m’a autant confirmé, endurci dans la rageuse opinion qu’une société si hostile à la vie méritait l’anéantissement sans appel. »

Tous les chemins mènent à Bakounine – à moins que ce ne soit l’inverse…

3 réponses à to “« La passion de la destruction est en même temps une passion créatrice! »”

  • René says:

    La petite phrase sur la passion destructrice a littéralement « plombé » le mouvement libertaire parce que les commentateurs de mauvaise foi, ou ignorants, ou les deux, en sont la plupart du temps restés là.
    Je me console en me disant que s’il n’y avait pas eu cette petite phrase-là, ils auraient été en chercher une autre…

    Le problème dans l’activité militante, c’est qu’on a rarement le temps de faire dans les subtilités : on est souvent dans un registre où on est obligé de marcher avec de gros sabots. Ceux qui veulent nuancer se font toujours battre à ce jeu-là.

    La phrase sur la passion destructrice est incompréhensible si on ne la place pas dans son contexte hégélien. On n’en finirait pas de citer les auteurs qui ont abusivement utilisé cette citation en la retirant de son contexte pour présenter un Bakounine « pan-destructeur ». Jean Barrué, dans son introduction à La réaction en Allemagne (éditions Spartacus), dit que les commentateurs se sont souvent contentés de citer cette phrase :

    « Défenseurs avoués ou honteux de la société bourgeoise, ils ont cru, ou feint de croire, que pour Bakounine détruire c’était construire. Bakounine devenait donc un démolisseur, un maniaque du crime et de l’incendie, alors que son œuvre est imprégnée d’esprit constructif et qu’il a toujours condamné un individualisme stérile et exalté la solidarité des travailleurs. »

    Il est évident que ce passage ne peut se comprendre que dans le cadre de l’ambiance philosophique des années quarante en Allemagne. Cette fameuse phrase de Bakounine devient d’une banalité affligeante lorsqu’on prend la peine de la considérer dans son contexte hégélien. Elle n’est en effet, manifestement, qu’une imitation du maître, comme c’est le cas de toute la production de la gauche hégélienne. La philosophie de l’histoire de Hegel n’est qu’un vaste panorama rempli de civilisations qui s’effondrent joyeusement : ainsi y apprend-on que « l’ordre existant est détruit parce qu’il a épuisé et complètement réalisé ses potentialités » et que le progrès « est intimement lié à la destruction et à la dissolution de la forme précédente du réel, laquelle a complètement réalisé son concept » (Hegel, La Raison dans l’histoire, 10/18, p. 120.). On pourrait multiplier de telles citations. On trouve la même chose chez Feuerbach lui-même : « Seul possède la puissance de créer du nouveau celui qui a le courage d’être absolument négatif (Ludwig Feuerbach, Manifestes philosophiques, éd. Epiméthée,p. 97). »

    Lorsque j’étais débutant dans le mouvement libertaire, cette « petite phrase » de Bakounine m’a été souvent jetée à la figure, et je ne savais pas trop quoi répondre. Les textes de Bakounine étaient peu ou pas accessibles. Il y avait la traduction qu’avait faite Jean Barrué de La Réaction en Allemagne, avec une introduction qui n’était pas très satisfaisante pour ce qui concerne cette « petite phrase ». A l’époque, je n’étais pas conscient que Bakounine n’était pas « anarchiste » en 1842 et qu’on ne pouvait donc pas blâmer l’anarchisme en général pour de tels propos.

    Mais il est vrai que lorsqu’on vend un journal libertaire à la criée à la sortie d’une bouche de métro et qu’on se trouve confronté à d’autres vendeurs de journaux « concurrents » – trotskistes et maoïstes – le contexte n’est pas favorable à de grandes dissertations sur la philosophie de Hegel.

    Le niveau des débats était plutôt du genre : « Quand on sera au pouvoir on commencera par pendre les anarchistes » (version maoïste); ou encore : « On vous fera un nouveau Kronstadt et cette fois vous y passerez tous » (version trotskiste).
    Il est vrai que depuis, les choses se sont tassées : les maoïstes ont disparu et Besancenot se dit libertaire…

    A cette époque-là, je l’ai dit, les œuvres de Bakounine n’étaient pas accessibles. Si le mouvement libertaire avait profité du siècle qui a suivi la mort de Bakounine pour publier ses œuvres, ce qu’il n’a pas été capable de faire, j’aurais alors pu répliquer cette phrase d’une simplicité magnifique du révolutionnaire russe :

    « Un programme politique n’a de valeur que lorsque, sortant des généralités vagues, il détermine bien précisément les institutions qu’il propose à la place de celles qu’il veut renverser ou réformer. » (Ecrit contre Marx, Œuvres, Champ libre, III, p. 184.)

    Amicalement

    René Berthier

    Nota. – J’ai vu dans une des interventions de JC Angaut sur ce site qu’il se plaint de ce que les textes de Bakounine soient publiés en ordre dispersé – je ne me souviens plus comment il formule ça. Il a parfaitement raison. Cependant, une telle situation est cent fois préférable aux interminables années pendant lesquelles rien n’était publié de lui.
    D’ailleurs, je rappelle que j’avais fait ici (sans aucune illusion) une proposition dans ce sens, consistant à rassembler l’ensemble des éditeurs libertaires, qui garderaient leur autonomie d’action générale, mais qui pourraient mutualiser leurs efforts de publication sur Bakounine.

  • Philippe Pelletier says:

    Dans son texte « Sur l’histoire du mot “anarchie“ »(1909) (rééd. Le Sandre, 2009), Gustav Landauer (1870-1919) cite cette phrase de Bakounine (traduite en « plaisir de la construction » par Charles Daget).
    Il le fait dans un contexte où il réunit les livres de Edgar Bauer (1843), Max Stirner (1844) et Proudhon (1846).
    De Proudhon, il rappelle son « destruam et aedificabo », épigraphe des « Contradictions économiques ou philosophie de la misère » (1846). Cette épigraphe est d’ailleurs un raccourci de l’évangile selon Marc : « Je détruirai (ce temple)… et je bâtirai (un autre temple)… » (Marc : 58-XIV). Comme quoi, si on voulait s’amuser un peu on pourrait taquiner les cléricaux, sans parler des libéraux avec la « destruction créatrice » de Schumpeter.
    On constate en tout cas la simultanéité et la proximité de propos chez trois auteurs, ainsi que les influences croisées. Landauer y voit aussi les deux tendances qui se dégagent à partir du recours à l’anarchie-chaos : « Libérer la révolution et provoquer l’ordre sans domination » et/ou « insister sur le déchaînement lui-même comme avènement à soi de la société » (p. 106).
    Philippe Pelletier.

  • Merci Philippe. Je n’étais pas allé voir dans la traduction française du texte de Landauer, dont le caractère inutilisable se confirme malheureusement (plaisir de la construction, pour Lust der Zerstörung, vraiment ?)… Il a raison d’insister sur la figure d’Edgar Bauer, qui est le premier en Allemagne avec Moses Hess à s’approprier le vocabulaire proudhonien de l’anarchie. Et pour ce qui est de la passion de la destruction comme passion créatrice, ce qu’il dit sur les deux manières d’envisager l’anarchie se retrouve dans la réception de cette formule: beaucoup n’y ont longtemps vu qu’une apologie de la destruction, alors qu’elle insiste au contraire sur le fait que dans toute destruction opérée par l’esprit, c’est une création qui est à l’œuvre.

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Comme tant de personnages intéressants, mais aussi comme l'anarchisme, dont il est considéré à raison comme l'un des fondateurs modernes, le révolutionnaire russe Michel Bakounine (1814-1876) a mauvaise réputation : apôtre de la violence, faible théoricien, radicalement extérieur au champ intellectuel européen, on ne compte plus les griefs qui lui sont adressés.
Toute une partie de ce blog consistera d'abord à corriger cette image, erronée non seulement parce qu'elle consiste à projeter sur la personne de Bakounine les fantasmes construits à propos de l'ensemble du mouvement anarchiste, mais aussi parce que Bakounine n'est pas seulement l'un des premiers théoriciens de l'anarchisme. En consacrant ce blog à Bakounine, nous entendons ainsi présenter toutes les facettes de sa pensée et de sa biographie, depuis les considérations familiales de ses premières années jusqu'aux développements théoriques anarchistes des dernières, en passant par son inscription momentanée dans la gauche hégélienne et par son panslavisme révolutionnaire. Nous nous permettrons également quelques excursus, dans la mesure où ils pourront contribuer à éclairer la biographie et la pensée de notre cher Michka ! Le tout sera fonction des envies, de l'actualité, des réactions de lecteurs, et contiendra autant que possible de la documentation sous forme d'images et de textes.
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