Retour sur une émission
L’émission des Chemins de la philosophie consacrée à Bakounine hier, et dans laquelle j’étais invité, peut être réécoutée en suivant ce lien. J’en profite pour remercier toute l’équipe de l’émission, et particulièrement Géraldine Mosna-Savoye (qui œuvrait au micro) et Anaïs Ysebaert (qui a aidé à sa préparation en amont), car le travail qu’elles ont accompli de fréquentation de la pensée de Bakounine n’est finalement pas si fréquent. Bien entendu, en 50 minutes, on ne peut pas tout dire, et je profite de ce billet pour fournir quelques compléments aux personnes que ça intéresserait. Et comme j’ai l’esprit de l’escalier, même sur des sujets que je connais bien, j’ai tendance à ne penser qu’après-coup à ce que j’aurais pu ou dû dire au micro… Ce billet est donc aussi l’occasion de quelques éléments d’auto-critique!
Bakounine et les black blocks ?
Je commencerai toutefois par un bémol : j’ai tardé à comprendre pourquoi l’émission commençait par des extraits sonores évoquant l’action des black blocks en manifestation. Il s’agissait visiblement de partir des idées reçues sur l’anarchisme en général pour les remettre en cause en étudiant la pensée d’un anarchiste en particulier. Toutefois, au premier abord, j’en ai éprouvé un malaise non dépourvu d’une certaine lassitude : ainsi donc, quand on parle d’anarchisme, il faut toujours repartir de cela, de la violence en manifestation exercée par des anarchistes présumés, ou bien des attentats dans la France des années 1890, etc., et pas des expérimentations sociales libertaires, de l’éducation anarchiste ou encore des pratiques du communisme libertaire dans la révolution espagnole. Pourquoi ce besoin de manier les images d’Épinal lorsqu’il est question d’anarchisme ? Et en l’occurrence, alors qu’on parle d’un révolutionnaire russe du XIXe siècle, pourquoi, sous prétexte qu’il fut l’un des premiers à se dire anarchiste, partir de l’image que les médias contemporains construisent de l’anarchiste (en gros: un type cagoulé et vêtu de noir qui casse du mobilier urbain et se bat avec la police à l’occasion d’une manifestation) ?
Il y aurait beaucoup à dire – et il s’est d’ailleurs beaucoup écrit – sur le rapport effectif que les black blocks (désignation renvoyant à un groupe de personnes anonymes partageant une même stratégie de confrontation lors de manifestations) entretiennent avec l’anarchisme, mais aussi sur la spectacularisation par les médias de cette forme finalement très circonscrite de violence et la fonction qu’elle remplit. Mais ça n’est finalement pas l’objet. Le plus curieux, c’est qu’on aborde ainsi le seul courant philosophique, politique et social qui ait pris à bras le corps la question de l’usage de la violence, et qui ait été traversé (et continue à l’être) par des débats très intenses à ce propos, alors même que les formes de violence envisagées demeurent toujours très circonscrites, en termes de cibles et de moyens. Nos très humanistes défenseurs de l’État républicain ont souvent bien moins de scrupules avec l’action de la force publique à laquelle ils délèguent le soin de faire usage de la violence, dès lors qu’ils ont réussi à lui construire une légitimation théorique…
À force de rencontrer cette question, j’en suis venu à me demander si ça n’était pas le fait que des personnes en viennent à contester le monopole de la violence physique légitime revendiqué (avec succès) par l’État moderne qui était considéré aujourd’hui comme la pire violence, et si cette considération n’amenait pas à prêter aux acteurs de cette contestation (voire à projeter sur eux) des intentions voire des faits qui ne sont absolument pas les leurs. J’en veux pour témoignage le fait qu’on ait vu en Bakounine un révolutionnaire sanguinaire, prêt à patauger dans des rivières de sang au nom d’une croyance fanatique en la purification du genre humain par la violence révolutionnaire, alors que ce même Bakounine a très clairement exprimé ses réserves sur l’emploi conscient de la violence par les révolutionnaires. Mais la situation est parfois encore pire dans le champ académique, gouverné par un habitus qui pousse les personnes qui s’y meuvent à se considérer elles-mêmes comme des personnes qui savent – et donc à considérer ou bien leurs préjugés comme un savoir, ou bien leur ignorance comme la preuve de l’indignité de l’anarchisme à constituer un objet de recherche. Combien de fois ai-je été confronté, dans des séminaires ou des colloques, à des collègues qui estimaient que je racontais n’importe quoi sur l’anarchisme parce que je n’avais pas parlé d’assassinat politique…
Bakounine, philosophe russe ?
Mais revenons à l’émission, aux omissions et aux torts qui ne sont que les miens! J’ai regretté après coup que nous n’ayons pas eu le temps de davantage parler de ce qu’il pouvait y avoir de russe dans la pensée de Bakounine, surtout dans un cycle d’émissions qui portait sur la philosophie russe. C’est une question délicate, parce qu’on risque vite de retomber sur les clichés – l’âme slave, la situation de la Russie à l’intersection de l’orient et de l’occident, etc. Toutefois, outre que ces clichés ont parfois été maniés (avec plus ou moins d’ironie) par les acteurs eux-mêmes (je songe en particulier à tous ces textes où Bakounine se présente comme un barbare), on ne peut négliger la situation objective de la Russie aux XIXe et XXe siècles, le sentiment d’un retard politique et social parmi les élites intellectuelles, mais aussi d’une spécificité sociologique – au travers notamment de la question paysanne.
Et, d’une manière plus circonscrite, s’agissant de Bakounine, la question russe et plus largement slave a joué un rôle décisif dans ses engagements, qu’il s’agisse de sa participation au printemps des peuples de 1848 ou de la composante nationale de son conflit avec Marx à la fin de sa vie (les deux protagonistes se qualifiant respectivement de pangermaniste et de panslaviste). Je regrette également que nous n’ayons pu aborder le développement, dans la Russie des années 1860 et 1870, des courants populiste et nihiliste, développement qui a servi de cadre à la réception de la pensée de Bakounine dans son pays d’origine. Or dans la filiation de Bakounine, on ne trouve pas seulement les anarchistes, mais aussi toute une partie du populisme, qui nourrira ensuite l’aile gauche des socialistes révolutionnaires au début du XXe siècle.
À vrai dire, lorsqu’on se demande si Bakounine fut un philosophe russe, on doit d’abord tenir compte de ce qu’il se refusa lui-même à la carrière philosophique pour embrasser une non-carrière, celle de révolutionnaire, et ensuite considérer qu’il s’agit d’un auteur dont les sources intellectuelles ne sont pas russes et qui a passé la plus grande partie de sa vie d’adulte libre hors de Russie. Tout cela devrait interroger sur la possibilité de développer quelque chose comme une philosophie dans le contexte historique, politique et social de la Russie de l’époque – et nous éclairer sur les conditions de développement de la philosophie dans le monde occidental.
Bakounine, la famille et l’éducation
Une dernière chose : lorsque j’ai été questionné, au cours de l’émission, sur ce qu’il reste une fois qu’on a détruit toutes les formes autoritaires d’organisation sociale, j’ai, avec une adresse toute relative, renvoyé à ce qui pouvait avoir cours dans les familles – qu’il s’agisse des rapports au sein du couple ou des rapports entre parents et enfants. Mon idée était de pointer du doigt le fait que nous pouvions vivre au quotidien des rapports qui ne sont pas des rapports de domination, mais évidemment, l’exemple de la famille n’est sans doute pas le plus pertinent, puisque dans les faits, les familles existantes demeurent des structures inégalitaires – entre hommes et femmes, entre parents et enfants.
S’agissant de ce dernier point (les rapports entre parents et enfants), mon vieil ami bakouninien René Berthier m’a d’emblée écrit pour me rappeler que Bakounine avait assez longuement écrit au sujet de l’éducation et que le révolutionnaire russe n’était pas exactement le tenant d’une éducation libertaire, si l’on entend par là une éducation qui considérerait la liberté de l’enfant comme quelque chose de déjà donné et qu’il s’agirait de respecter. Je suis d’autant plus volontiers René dans cette restitution de la pensée de Bakounine que j’ai moi-même, il y a peu, retravaillé cette question de l’éducation comme passage du domaine de l’autorité au domaine de la liberté (donc comme émancipation à partir d’une situation d’inégalité) chez Bakounine. C’était à l’occasion d’un colloque à Liège, annoncé sur ce blog, et ce que j’ai raconté devrait faire l’objet d’une publication ces prochains mois. Bref : l’exemple de la famille pour penser des rapports débarrassés de toute domination n’était sans doute pas le choix le plus heureux, et l’on peut aussi songer aux relations de solidarité de voisinage, de communauté, de travail, etc., que les êtres humains sont quotidiennement amenés à nouer les uns avec les autres.
Et le même René Berthier m’a très justement rappelé que s’agissant de la dimension autoritaire des institutions, un certain nombre de pratiques avaient été développées dans l’histoire du mouvement ouvrier radical, telles que le contrôle et la révocabilité des mandatés (ou la pratique du mandat impératif, même si Bakounine était plus réservé à ce propos lorsqu’il s’agissait de mettre cela en pratique dans des assemblées centralistes). Ces pratiques visaient précisément à éviter que les personnes à qui était confiée une tâche particulière s’affranchissent de ce mandat pour agir en leur nom propre, en particulier dans un contexte autoritaire où les interlocuteurs, qui sont aussi souvent des adversaires, tendent à considérer ceux qu’ils ont en face d’eux comme les représentants se substituant purement et simplement à ceux qu’ils sont censés représenter.
Cela nous ramène à la question de la philosophie: aborder Bakounine en philosophe (entendons par là à la fois le considérer comme un philosophe et en proposer une approche philosophique), c’est risquer de passer à côté de l’ancrage politique de sa pensée, qui bien souvent exprime sur un plan théorique des pratiques qui étaient celles de ses camarades.
Quoi qu’il en soit, je m’en voudrais de terminer ce billet sans remercier à nouveau les organisatrices de l’émission, qui par leur initiative ont permis de faire entendre sur une antenne nationale les écrits de ce vieux camarade qui, je l’espère, continueront à être une source d’inspiration pour le présent.
NB : j’ai évoqué au cours de l’émission la figure de Bakounine en casseur de vitres de la philosophie, je fournis ci-dessous l’extrait, qu’on trouvera, au sein de L’Empire knouto-germanique et la révolution sociale, dans la longue digression intitulée Considérations sur le fantôme divin, le monde réel et l’homme (dans l’édition Entremonde, que j’ai préfacée, p. 76-77) :
Les Positivistes, comme on voit, sont des hommes comme il faut, et non des casseurs de vitres. Ils détestent les révolutions et les révolutionnaires. Ils ne veulent rien détruire, et certains que leur heure sonnera, ils attendent patiemment que les choses et les hommes qui leur sont contraires se détruisent eux-mêmes. […] Mais ils se garderont bien de soulever contre eux les instincts conservateurs des classes gouvernantes et de réveiller en même temps les passions subversives des masses par une trop franche propagande de leur athéisme et de leur matérialisme. Ils le disent bien dans tous leurs écrits, mais de manière à ne pouvoir être entendus que par le petit nombre de leurs élus.
N’étant, moi, ni positiviste, ni candidat à un gouvernement quelconque, mais un franc révolutionnaire socialiste, je n’ai pas besoin de m’arrêter devant des considérations pareilles. Je briserai donc les vitres et je tacherai de mettre les points sur leurs i.
Bonjour,
Personnellement, je pense qu’au contraire l’exemple de la famille est très pertinent voir essentiel. La famille est le socle de la domination globale, la soumission / l’obéissance des enfants (et des femmes) est la base de l’ordre social. Les nouvelles pratiques familiales / réflexions qui visent à sortir de l’obéissance, de la punition etc. tout en marquant des règles claires basées sur le respect de soi et de l’autre (la liberté n’étant pas le laisser-faire) et l’accompagnement à l’autonomie progressive ainsi que les projets d’écoles alternatives sont des projets émancipateurs énormes. Étrangement, l’éducation, la famille restent des intouchables ou des sujets secondaires dans les mouvements de changements sociaux lorsqu’ils sont la base de tout (comme s’il ne fallait pas tout renverser quand même…Et ici on se demande si le leadership souvent masculin n’y est pas pour beaucoup). On apprend enfant à décider collectivement, à s’auto-organiser, à coopérer, à contrôler les volontés autoritaires, les dominations de genre etc (voir L’école du 3eme type/ Bernard Collot etc.). C’est beaucoup plus difficile à l’âge adulte quand on n’en a jamais fait l’expérience, d’où les difficultés d’organisation, de prise de décision des mouvements actuels, ou des courants autoritaires parmi les anarchistes aussi et fort paradoxalement. On a senti dans votre réponse le premier élan de dire on peut construire des familles non-autoritaires puis vous vous êtes stoppé net car pas sûr du possible ou de ce qui existe. À Développer donc :)!
Bonjour Eva,
Comme j’ai reçu plusieurs messages de ce type, je me permets de vous répondre pour éviter un malentendu. Mon premier mouvement a effectivement été de dire que l’on pouvait (et devait) faire l’expérience de relations non-autoritaires dans la famille, avant que je ne me rende compte que, compte tenu de ce qu’est encore aujourd’hui dans les faits l’institution familiale, l’exemple n’était pas nécessairement le plus parlant. Mais pour le reste, tout à fait d’accord avec vous, et sus au patriarcat!
Bonjour,
J’ai découvert la pensée de Bakounine que je ne connaissais que de nom grâce à votre émission. J’ai trouvé l’émission passionnante et vos explications très claires . Merci de m’avoir permis d’accéder à sa pensée, moi qui suis non-initiée. Je regrette que vous n’ayez pas eu plus de temps pour différencier la conception de la liberté d’un point de vue libertaire de celle d’un point de vue libérale (en particulier la critique de la liberté s’arrête…) et la notion de société de celle de l’état. Je vais approfondir en fouillant dans votre blog.
Cordialement
Sophie