Thank You, Satan!

blake-satan-and-eveOn connaît la chanson de Léo Ferré, Thank You Satan, dont le groupe Dionysos a donné il y a quelques années une version un peu plus rock and roll. Mais Ferré ne faisait lui-même que mettre en chanson un vieux thème lancé parmi les anarchistes par Proudhon et repris longuement par Bakounine: celui de Satan comme véritable héros de la liberté humaine, figure mythique à opposer à celle d’un Dieu incarnation de l’autorité théologico-politique.

J’ai analysé dans un article de la revue en ligne Astérion la manière dont Carl Schmitt avait repéré cet aspect de la pensée de Bakounine pour donner raison aux théoriciens de la contre-révolution qui voyaient dans la révolution rien moins qu’une créature du malin. Je souhaiterais ici retracer la généalogie de ce thème satanique et montrer comment il se décline chez Bakounine.

Chez Proudhon, qui avait déjà affirmé dans le ch. VIII de son Système des contradictions économiques, ou Philosophie de la misère (1845) que « Dieu, c’est le mal », l’éloge de Satan pouvait être encore ambigu, comme en témoigne la célèbre tirade, partiellement ironique qu’on trouve dans De la justice dans la révolution et dans l’Eglise (ouvrage de 1858 que Bakounine a lu avec passion) :

« Viens ! Satan, viens, le calomnié des prêtres et des rois, que je t’embrasse, que je te serre sur ma poitrine! Il y a longtemps que je te connais, et que tu me connais aussi. Tes œuvres, ô le béni de mon cœur, ne sont pas toujours belles et bonnes ; mais elles seules donnent un sens à l’univers, et l’empêchent d’être absurde. Que serait sans toi la justice? une idée, un instinct peut-être; la raison? une routine; l’homme? une bête. Toi seul animes et fécondes le travail; tu ennoblis la richesse, tu sers d’excuse à l’autorité, tu mets le sceau à la vertu. Espère encore, proscrit! Je n’ai à ton service qu’une plume; mais elle vaut des millions de bulletins. » (Huitième étude, Ch. VI, § XLVII, conclusion).

Chez Proudhon, Satan était certes la figure de la liberté que cherche à condamner l’autorité, mais c’était une figure construite par l’autorité pour se légitimer. Lorsqu’il évoque Satan, Bakounine gomme ce dernier aspect pour se lancer dans un éloge qui consiste simplement à traduire le mythe. Cette traduction a une valeur dans le cadre de ce que Bakounine nomme son antithéologisme, mais elle le déborde largement. Il ne s’agit donc pas seulement de prendre le parti de l’ennemi de Dieu; plus précisément, parce qu’avec Dieu, il n’est pas seulement question de théologie, le thème satanique a chez Bakounine des répercussions politiques. Ainsi, lorsqu’au cours de sa polémique avec le patriote italien Mazzini, il fait l’éloge de la Commune, Bakounine l’identifie à Satan, précisément parce qu’elle prend le contrepied du Dieu mazzinien. Plus généralement, les éloges de Satan chez Bakounine sont à mettre en relation avec son analyse du fondement théologique de l’autorité.

Proudhon n’est pas la seule source d’inspiration à ce qu’on pourrait appeler le satanisme de Bakounine. Ce dernier se fonde en effet tout autant sur L’essence du christianisme de Feuerbach, ouvrage de 1841 qu’il avait sans doute fréquenté en Allemagne au cours de sa jeunesse et qu’il redécouvre après sa traduction en français par Joseph Roy en 1864 (les deux références ne sont d’ailleurs pas exclusives, puisque Bakounine s’était entretenu de Feuerbach lors de ses premières rencontres avec Proudhon à Paris en 1844, que ce dernier avait lu avec intérêt la traduction française du texte, un an avant sa mort, et que Bakounine avait revu Proudhon au même moment). Or chez Feuerbach, il est indiqué que c’est l’anthropologie qui constitue la vérité de la religion: en Dieu, l’homme vénère sa propre essence, mais projetée et agrandie à l’infini, de sorte qu’il ne se reconnaît plus en elle. Bakounine radicalise ce thème en voyant en Dieu une figure misanthrope: tout ce qui est attribué à Dieu, il a fallu au préalable en dépouiller l’humanité. Faire l’éloge de Satan, ce sera postuler que l’homme, contrairement à ce que prétend la Genèse, est capable de connaître par lui-même le bien et le mal.

Mais Bakounine donne aussi à ce thème une portée politique en voyant en Dieu la personnification de l’autorité. Il y a un schème théologique de l’autorité, qui consiste à faire de Dieu l’auteur d’actions dont les hommes ne sont plus que les acteurs. C’est sur ce point que se fondent les fameuses affirmations de Bakounine selon lesquelles il faut choisir entre l’existence de Dieu et la liberté humaine – de sorte qu’on a chez lui une sorte de preuve morale de l’inexistence de Dieu:

« À moins […] de vouloir l’esclavage et l’avilissement des hommes […], nous ne pouvons, nous ne devons faire la moindre concession ni au Dieu de la théologie ni à celui de la métaphysique. Car dans cet alphabet mystique, qui commence par dire A devra fatalement finir par dire Z, et qui veut adorer Dieu doit, sans se faire de puériles illusions, renoncer bravement à sa liberté et à son humanité : Si Dieu est, l’homme est esclave ; or l’homme peut, doit être libre, donc Dieu n’existe pas. Je défie qui que ce soit de sortir de ce cercle ; et maintenant qu’on choisisse. » (Oeuvres complètes, vol. VIII, p. 99)

Comme l’indiquent d’autres passages de L’empire knouto-germanique et la révolution sociale (dont est aussi extraite la déclaration précédente), Satan est « le génie émancipateur de l’humanité », ou encore « la seule figure vraiment sympathique et intelligente de la Bible » (ib., p. 473). Ce faisant, il est identifié à la révolte, seule source de progrès pour l’humanité.

Et pour finir, il faut signaler que Bakounine lui-même a pu être identifié à Satan, y compris par certains de ses compagnons. Arthur Lehning, dans le vol. VIII des Oeuvres complètes (p. 547), signale qu’il y avait tout un jeu parmi les amis de Bakounine autour de la reprise de formules sataniques. Ainsi, Bakounine écrit en 1871 que, comme la secte des Fraticelli, « les socialistes révolutionnaires se reconnaissent aujourd’hui par ces mots : Au nom de celui à qui on a fait tort, salut. » (Oeuvres complètes, vol. I, p. 44) Et après son exclusion de l’Internationale en 1872, la Conférence de Rimini de l’Internationale italienne se réfèrera à ce texte pour lui rendre cet hommage : « Salut donc à vous, frère, à qui dans l’Internationale il a été fait le plus grand tort. » (Oeuvres complètes, vol. II, p. 320)

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Comme tant de personnages intéressants, mais aussi comme l'anarchisme, dont il est considéré à raison comme l'un des fondateurs modernes, le révolutionnaire russe Michel Bakounine (1814-1876) a mauvaise réputation : apôtre de la violence, faible théoricien, radicalement extérieur au champ intellectuel européen, on ne compte plus les griefs qui lui sont adressés.
Toute une partie de ce blog consistera d'abord à corriger cette image, erronée non seulement parce qu'elle consiste à projeter sur la personne de Bakounine les fantasmes construits à propos de l'ensemble du mouvement anarchiste, mais aussi parce que Bakounine n'est pas seulement l'un des premiers théoriciens de l'anarchisme. En consacrant ce blog à Bakounine, nous entendons ainsi présenter toutes les facettes de sa pensée et de sa biographie, depuis les considérations familiales de ses premières années jusqu'aux développements théoriques anarchistes des dernières, en passant par son inscription momentanée dans la gauche hégélienne et par son panslavisme révolutionnaire. Nous nous permettrons également quelques excursus, dans la mesure où ils pourront contribuer à éclairer la biographie et la pensée de notre cher Michka ! Le tout sera fonction des envies, de l'actualité, des réactions de lecteurs, et contiendra autant que possible de la documentation sous forme d'images et de textes.
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