Elisa. À l’ombre des anarchistes italiens en exil

Le Roman d'Elisa couvertureUn livre m’est arrivé il y a quelque temps, Le Roman d’Elisa, que m’envoyaient ses auteures, deux cousines désireuses de rendre hommage à leur grand-mère, qui avait été la compagne d’anarchistes italiens en exil et qui avait elle-même connu l’expérience de l’émigration. Par ces quelques lignes, je rends à mon tour hommage à Elisa, que je ne connais qu’à travers le récit de sa vie patiemment reconstruit par ses petites-filles, Laurence et Nathalie, grâce à des photographies, des documents familiaux et personnels, des entretiens avec des proches de deux côté des Alpes, des documents d’archives, des livres d’histoire, etc. À travers Elisa, l’hommage est aussi rendu aux femmes qui n’entreront jamais dans aucun dictionnaire biographique parce qu’au regard de l’Histoire, elles n’ont pas eu un rôle de premier plan, mais ont seulement été compagne de…, mère des enfants de…, cuisinières, infirmières, amantes et maîtresses de…, parfois aussi victimes de violences et de machisme. Autrement dit, rien qui ne mérite de passer à la postérité.

Elisa, qui n’était (sans doute) pas anarchiste, a été à la fois « indépendante mais prisonnière » de son histoire d’amour avec Luigi Ballarin, qu’elle a connu à Lyon en 1925. Après la mort de celui-ci, elle devient la compagne d’Angiolo Bruschi, ami de Ballarin depuis la guerre d’Espagne où ils ont combattu ensemble, avant de se retrouver à Paris au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Il n’y a pas de trace d’Elisa (née Elisabetta Maniago à Arzene, au Frioul, en 1906) dans le Dizionario biografico degli anarchici italiani qui en revanche, et à juste titre, cite Ballarin et Bruschi. Malgré les recherches obstinées de Laurence et Nathalie, le Roman d’Elisa présente quelques vides, contient des souvenirs embellis et des expériences douloureuses évoquées avec la juste distance, mais il vient aussi combler quelques-uns des vides qui étaient restés dans l’Histoire des anarchistes italiens en exil, à propos de la mort de Ballarin, dont les auteurs du Dizionario ignoraient les dates et le lieu du décès, et de la vie de Bruschi, qui ne meurt pas à en 1942 Bir Hakeim, où il n’est d’ailleurs jamais allé.

L’histoire d’Elisa et de sa famille est une succession d’expériences migratoires et de tourments liés aux guerres. Le récit familial veut que le grand-père paternel ait décidé d’émigrer en Amérique mais qu’il ne soit pas allé plus loin que Gênes. De retour au village, cette aventure avortée lui vaut le surnom de Nulla, peut-être à cause du Nulla osta, le document administratif qu’il n’avait vraisemblablement pas pu obtenir, ou bien, plus poétiquement, du mot frioulan pour « nuage » : le grand-père, alors âgé d’une vingtaine d’années, aurait vu un mauvais présage dans les nuages qui encombraient le ciel de Gênes et aurait décidé de renoncer au départ. Les parents d’Elisa connaissent aussi l’expérience migratoire : d’après la date et le lieu de naissance de leurs enfants (leur deuxième fille, née en Allemagne, s’appelle Italia) on peut déduire qu’ils passent environ une année en Rhénanie (à Hennef) avant de rentrer dans leur village. C’est ensuite le tour d’Elisa dont le chemin croise celui d’un agent recruteur d’une usine textile de Saint-Priest (près de Lyon) à la recherche de main d’œuvre italienne. Elisa quitte l’Italie avec sa mère en 1923 ; elles sont ensuite rejointes par le reste de la famille. Selon le récit qu’ont recueilli ses petites-filles, le parcours migratoire d’Elisa ne laisse pas de place à la nostalgie. La nouvelle existence qui se dessine s’annonce sous le signe de la « modernité » et de l’« indépendance ». Elisa n’a pas vraiment de raison de regretter les débuts de sa jeunesse en Italie : au cours d’opérations militaires des armées en guerre, elle se retrouve, par un concours de circonstances, séparée de sa famille et passe de longs mois dans un orphelinat, elle retrouve son village dévasté après la guerre et apprend que son père est décédé faute de soins adéquats ; on l’envoie comme domestique à Venise, Udine et Trieste. Les souvenirs plus heureux des bals et des fêtes dans les villages voisins compensent difficilement cette tristesse et cette désolation. Luigi Ballarin, futur compagnon d’Elisa, a lui aussi un parcours d’émigrant : il naît à Matias Barbosa, dans l’État de Minas Gerais, en 1899. Ses parents, originaires d’Adria (dans la province de Rovigo en Vénétie), étaient au Brésil depuis 1895. Ils avaient rejoint des parents déjà émigrés, pour travailler dans une fazenda, d’abord à Rio Claro, dans l’État de Saõ Paulo, puis dans le Minas Gerais. Ils reviennent en Italie lorsque le père tombe malade, quelque temps après la naissance de Luigi, qui grandit ainsi en Vénétie. Devenu orphelin de père, son enfance est un peu chaotique et il connaît l’expérience des maisons de redressement, où il est mis en contact avec des livres et où il apprend le métier de mécanicien. Il devient un ardent antifasciste, est emprisonné pour la première fois en 1923 pour avoir chanté des hymnes subversifs et prend ensuite le chemin de l’exil. En 1925, il est à Saint-Priest où il travaille à l’usine Berliet.

Elisa-et-LuigiQuand elle rencontre Ballarin, au bal puis chez sa mère qui reçoit à déjeuner des pensionnaires, Elisa est devenue une ouvrière. Son travail est pénible mais il y a dans sa vie un peu de place pour l’espoir : ses petites-filles rapportent que le rêve d’Elisa est de vivre une jeunesse trépidante et de rester libre et indépendante. Le rêve prend une autre tournure lorsque son existence et celle de Ballarin s’entrecroisent définitivement. Au début, l’aventure a des accents de parodie de vaudeville et de conte de fées : d’après le récit rapporté par les petites-filles, Elisa découvre que l’homme qui est amoureux d’elle est déjà marié en Italie, avec une femme qui, en l’épousant, lui a épargné la prison, dit-il. Pour mieux convaincre Elisa, il feint le suicide (en sautant tout de même du premier étage), mais elle s’enfuit, il la kidnappe, ils deviennent amants puis officiellement mari et femme à la mort de l’épouse italienne, en 1929. Entre temps, deux enfants sont nés et deviendront français. Le détail de la nationalité des enfants est important car, au gré des événements et du pays de naissance, les sept enfants du couple seront de nationalité différente.

La suite de l’histoire est liée aux activités politiques de Luigi et à la ténacité des démocraties européennes à rendre la vie impossible aux antifascistes les plus ardents. On retrouve, dans le parcours de Luigi, les noms, les lieux et les événements communs à de nombreux anarchistes italiens alors en exil, y compris les plus connus comme Camillo Berneri et Gigi Damiani : les manifestations en faveur de Sacco et Vanzetti de 1927, les expulsions de 1928, l’exil à Bruxelles, le passage par le Luxembourg et le café Solazzi d’Esch sur Alzette, lieu de rendez-vous et de solidarité, une nouvelle expulsion, du Luxembourg cette fois, les séjours en France dans la clandestinité et les arrestations et séjours en prison qui s’ensuivent. Tous ces événements se succèdent en l’espace de quelques années. On en trouve le résumé ici : http://militants-anarchistes.info/spip.php?article7598, élaboré à partir de l’ouvrage de Laurence et Nathalie.

Si, au lieu de suivre les pas de Luigi, on se met dans ceux d’Elisa, au lieu de se trouver face à une succession d’arrestations, d’expulsions, de manifestations politiques…, on est en proie à toute une série d’interrogations. Comment Elisa a-t-elle vécu le concubinage et la naissance de deux enfants en dehors du mariage, à une époque où il en fallait bien moins pour être mis au ban de la société ? Comment Elisa a-t-elle assuré son existence et celle de ses enfants en bas âge, nés, notamment les trois premiers, à peu d’écart l’un de l’autre ? Comment a-t-elle résisté aux nombreuses grossesses et avortements clandestins, aux attaques de septicémie, avant l’utilisation des antibiotiques ? L’amour suffit-il à expliquer qu’Elisa ait supporté la jalousie, la violence peut-être, les changements de caractère, en particulier lorsque Luigi revient d’Espagne, en mai 1937, passablement éprouvé, semble-t-il, par ce qu’il a vécu là-bas.

La décision de Luigi de rentrer en Italie pendant la seconde guerre mondiale suscite elle aussi des perplexités. Il semblerait que Luigi en ait eu assez d’être traité de « fasciste » sur son lieu de travail, parce qu’il était de nationalitéElisa-et-ses-enfants-italiens italienne. En mai 1943, il reconduit en Italie sa femme, d’ailleurs opposée à ce retour, et ses sept enfants, trois de nationalité française et quatre de nationalité italienne, dont aucun ne parle italien puisque Luigi exigeait d’eux qu’ils ne parlent que le français à la maison. Sa femme et ses enfants vivent ainsi la terrible expérience de l’Italie du nord pendant les dernières années de la guerre et les premières années de l’après-guerre, jusqu’en 1946 pour les enfants français et jusqu’en 1947 pour Elisa et les enfants italiens. Ils sont à nouveau séparés de leur mari et père car Luigi est arrêté dès qu’il franchit la frontière, envoyé en prison, condamné à la relégation. Profitant d’un bombardement allié, Luigi s’échappe de la prison d’Ancône en décembre 1943. Il devient résistant, d’abord en Vénétie puis au Piémont, est arrêté et envoyé au camp de Dachau, d’où il revient en avril 1945, amaigri de quarante kilos. C’est une épreuve de plus pour Luigi qui meurt, moins de trois ans plus tard, à Paris, en février 1948.

Le récit ne dit rien des convictions politiques d’Elisa, mais il n’est pas difficile d’imaginer que ses conditions de vie ne lui ont guère laissé le temps de s’investir dans des activités militantes. On ne sait pas non plus ce qu’elle pensait des convictions politiques de son mari. Le portrait qu’on se fait d’elle est celui d’une femme pleine de toute sorte d’énergies, de ressources, de capacité de résistance, y compris  physique, qui attire la sympathie et qui, à l’occasion du mariage d’une de ces petites-filles, chante « Addio Lugano bella », l’hymne des anarchistes italiens en exil.

Une version en italien de ce texte est disponible sur le site margutte.com

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L’histoire de l’anarchisme italien est liée, par bien des aspects, à l’histoire de l’émigration italienne. Malatesta lui-même a passé une bonne partie de son existence hors d’Italie, en Amérique du Sud et à Londres (mais aussi en Égypte et ailleurs), avant son retour rocambolesque en Italie en 1919, et il était en contact avec des militants répartis aux quatre coins du monde. Le fil conducteur choisi pour ce blog offre donc un vaste champ d’investigation. Ce sera la seule contrainte que nous nous imposerons : nos « conversations » auront toutes pour point de départ les vicissitudes des anarchistes italiens dans le monde et aborderont, au fil de l’actualité, de l’humeur, peut-être aussi des réactions et des demandes des lecteurs, des sujets variés, que nous illustrerons si possible de photographies, documents d’archives, correspondances, textes traduits de l’italien…

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