Compte rendu savoureux et insolite du congrès anarchiste de Saint-Imier en 1872

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Nous arrivâmes à la queue leu leu : Malatesta, Cafiero et Bakunin firent le déplacement dans la voiture que des camarades du Tessin avaient louée, tandis que Fanelli, Labruzzi, Costa et moi fîmes le trajet à pied. Une belle aventure, hormis le fait que pour arriver à temps, nous sommes partis de Dogliani le 15 août. Une chaleur infernale pour commencer, puis de grands écarts thermiques ensuite. Heureusement que j’avais emporté du bon Dolcetto, tandis que Costa et Labruzzi avaient acheté de la tume de brebis et de chèvre des Langhe et des ghërsin robatà (gressins). Fanelli, comme à son habitude, n’avait rien (ce n’est pas pour rien qu’il est ami avec Bakounine, qui joue toujours au pique-assiette) et il est âgé (il est né en 1827). Mais n’insistons pas, nous nous rattraperons l’été prochain, chez lui, à Naples. Même si le trajet a été pénible, nous avons eu nos satisfactions : nous avons fait étape à plusieurs endroits, nous avons goûté de nombreux plats locaux et nous avons parfois fait des excès, comme le jour où après un bref arrêt à Milan (je crois que c’était autour du 28 août), nous sommes allés manger chez une tante de James Guillaume, dans la province de Côme. Cette petite vieille agile et sympathique a eu la bonne idée de nous cuisiner une version régionale de la cassoeula  !!! Comme vous le savez la cassoeula, y compris dans ses versions les plus connues, est à base de chou et des parties les moins nobles du cochon, la couenne, les cotilles et, dans les versions les plus élaborées, de pieds de porc, de saucisses et de museau. Dans la version de Côme, il n’y a pas de pieds de porc, mais de la tête de porc. Carlo Cafiero se mit à manger comme un désespéré : on aurait dit qu’il ne mangeait plus depuis l’époque du Carbonarisme. Puis il a eu une telle crise de dysenterie qu’il vaut mieux ne pas insister ! Mais au fond, ça ne s’est pas si mal passé : après avoir profité encore de la générosité de la tante de Guillaume, nous sommes allés faire des plongeons et de longues baignades rafraîchissantes dans le lac de Côme. Nabruzzi nous a vraiment impressionnés : il a même fait un plongeon périlleux renversé. C’était vraiment étonnant : il nous a dit que, étant originaire du littoral de Ravenne, il avait appris cela tout jeune et avait ainsi impressionné Mazzini puis Garibaldi ; celui-ci s’est montré tellement enthousiaste qu’il l’a envoyé comme représentant à la Conférence de Rimini[1] qui a eu lieu le mois dernier. À quelques kilomètres de Saint-Imier, nous avons rencontré la délégation espagnole : s’y trouvait aussi le Corse Charles Alerini. Le soir, après un gueuleton dans les règles de l’art, a débuté une discussion improbable à propos des fromages de brebis : les meilleurs sont-ils italiens, espagnols ou corses ? Il s’en est fallu de peu que Costa et Nicolas Alonso Marselau ne se crêpent le chignon, tandis que le vieux Fanelli avait attrapé Tomàs Gonzáles Morago par sa lavallière, tirant si fort qu’il avait risqué de l’étrangler. J’ai tout tenté pour apaiser la situation, mais j’ai eu du mal avec tous ces anarchistes qui m’ont donné du fil à retordre. Par bonheur, l’aubergiste est arrivé à point nommé et nous a apporté un excellent Dôle (pinot et gamay) de la région du Valais en Suisse, grâce auquel les cœurs exacerbés se sont réconciliés en chantant l’Internationale. Nous sommes arrivés le 14 septembre tard dans la soirée : j’ai juste eu le temps de voir Bakounine dans son grand pyjama en laine siroter une horrible vodka (il me l’a fait goûter le lendemain soir) qu’il fait venir directement de Moscou. Je ne vais pas vous raconter le Congrès parce qu’il y a des documents écrits que vous pourrez consulter à volonté. Je voudrais au contraire m’arrêter sur la soirée du 15 septembre. Elle a commencé par un somptueux dîner à base de capunus, un plat traditionnel des Grisons, qui consiste en une farce (farine et œufs auxquels on ajoute généralement des petits dés de charcuterie, viande séchée, landjäger, jambon blanc, andutgel ou salsiz) enveloppée dans une feuille de blette. Les capunus sont cuits dans du lait et du bouillon puis sont servis avec un peu de speck, du fromage et des oignons, des spätzle, des gnocchi de forme irrégulière à base de farine de blé tendre, d’œufs et d’eau, le tout accompagné de gibier. En dessert, nous eûmes des tresses au beurre (le vin, un riesling du Rhin maison, n’était pas à la hauteur de la nourriture). Toutes les délégations se sont ensuite réunies autour d’une table ronde (avec deux représentants par délégation). Les délégués ont été appelés à participer à un concours de dégustation à l’aveugle, pour deviner la typologie, la dénomination, la composition et le millésime d’un vin. Pour la délégation italienne il y avait Malatesta et moi ; pour la délégation espagnole Nicolas Alonso Marselau et Tomàs Gonzáles Morago ; pour la délégation française Camille Camet et Jean-Louis Pindy ; pour la fédération jurassienne James Guillaume et Adhémar Schwitzguébel, tandis que le délégué des sections américaines, Gustave Lefrançais, avait décliné l’invitation. Il a en effet affirmé qu’en Amérique, il ne buvait que du mauvais cabernet et qu’il n’était pas capable de participer à une compétition de haut niveau. Bakounine s’est tellement énervé parce qu’il n’avait pas été choisi par la délégation des dégustateurs de langue italienne qu’il est allé jusqu’à affirmer que nous étions des nationalistes travestis en internationalistes. Il a continué en proférant les pires insultes de la tradition slave assaisonnées d’imprécations napolitaines et abruzzaises. Malatesta lui a répondu sur le même ton, en déclarant publiquement qu’il n’avait pas été choisi uniquement parce qu’il n’y connaissait absolument rien en matière de vin. À ce moment-là, Bakounine, vexé au plus haut point, est allé dans sa chambre où il aurait composé, poussé par quelques gorgées de vodka, le célèbre aphorisme : « La révolution est toujours aux trois-quarts de l’imagination et pour un quart la réalité. » En attendant, le jury avait décidé de nous tester avec un vin français : Errico Malatesta était très bien préparé sur les vins français (sûrement à cause de son attachement pour la Commune), tandis que je le suis pour les vins italiens (et par bonheur, nous ne sommes pas tombés sur des vins suisses ni espagnols parce que nous aurions eu l’air vraiment minable). Nous avons gagné haut la main. Ce ne fut pas difficile de découvrir qu’il s’agissait d’un Bordeaux Château Latour de Paulliac, ni de deviner trois sur quatre des millésimes (l’année 1868 avait été si pluvieuse que le vin était impossible à reconnaître). Le cabernet sauvignon était très évident et tellement prédominant, avec sa couleur profonde et intense, qu’il exhibait des tanins exubérants et bien amalgamés : fort dans les parfums végétaux chauds et mûrs il offrait une bonne consistance rustique et terreuse. Apparut ensuite le merlot, chaud et enveloppant, pour en atténuer les aspects les plus durs. Mais c’est sur la fin que Malatesta accomplit son exploit : il reconnut aussi bien la présence du cabernet franc que celle de l’imperceptible petit verdot (environ 1% du total). Une victoire sublime ! Il ne fait aucun doute que c’est aussi à cela que nous devons la contribution du jeune Malatesta à la rédaction de la première résolution de l’Internationale de Saint-Imier. Espérons que quelqu’un trouvera cet écrit, pour faire passer la vérité à la postérité.

Le délégué de la section de Turin, Langa, Gênes

Saint Imier, 15-16 septembre 1872

[1] Du 4 au 6 août 1872 le congrès des délégués de vingt-et-une sections de l’Internationale, en majorité de Romagne et des Marches, s’est réuni à Rimini. La conférence, présidé par Cafiero, crée la « Fédération des sections italiennes de l’Internationale ». En septembre, au congrès de l’Association internationale des travailleurs, il a été décidé de déplacer le Conseil général de Londres à New York.

Tiré du blog de Pietro Stara.

https://vinoestoria.wordpress.com/2017/04/04/resoconto-dettagliato-dellincontro-anarchico-di-saint-imier/

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L’histoire de l’anarchisme italien est liée, par bien des aspects, à l’histoire de l’émigration italienne. Malatesta lui-même a passé une bonne partie de son existence hors d’Italie, en Amérique du Sud et à Londres (mais aussi en Égypte et ailleurs), avant son retour rocambolesque en Italie en 1919, et il était en contact avec des militants répartis aux quatre coins du monde. Le fil conducteur choisi pour ce blog offre donc un vaste champ d’investigation. Ce sera la seule contrainte que nous nous imposerons : nos « conversations » auront toutes pour point de départ les vicissitudes des anarchistes italiens dans le monde et aborderont, au fil de l’actualité, de l’humeur, peut-être aussi des réactions et des demandes des lecteurs, des sujets variés, que nous illustrerons si possible de photographies, documents d’archives, correspondances, textes traduits de l’italien…

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