Bakounine sur Radio Prague
En février dernier, j’ai été interviewé sur Radio Prague, dans le cadre de son émission en langue française, pour parler de la participation de Bakounine à l’insurrection de Prague de juin 1848. Je donne la retranscription de l’entretien, qu’on peut aussi trouver sur le site de la radio, avec la version audio. Je remercie Pierre Meignan, qui anime cette émission, pour la qualité de ses questions (pour les réponses, je vous laisse juges !) et l’intérêt qu’il porte à cet épisode.
Bakounine au Congrès slave de Prague en 1848
En juin 1848, dans le contexte bouillonnant des révolutions européennes, Prague accueille un Congrès slave, une des premières occasions où les nationalités slaves européennes se réunissent pour faire valoir leurs droits. Il y a un seul représentant russe à ce congrès, mais pas des moindres, puisqu’il s’agit de Mikhaïl Bakounine (1814-1876). Maître de conférences en philosophie, Jean-Christophe Angaut, spécialiste de la pensée et du parcours du célèbre révolutionnaire, évoque pour Radio Prague le séjour pragois de celui qui deviendra plus tard l’un des plus importants théoriciens de l’anarchisme.
Un démocrate révolutionnaire au congrès des Slaves à Prague
Qui est Bakounine avant 1848 ? C’est un jeune homme qui n’est pas encore anarchiste…
« C’est quelqu’un qui d’un point de vue familial est originaire de Russie, de la petite noblesse terrienne russe, qui s’est intéressé très tôt à la philosophie. C’est ce qui l’a poussé, entre autres raisons, à venir en Occident et en Allemagne à partir de 1840. Là, il s’est ouvert progressivement au milieu politique en fréquentant le milieu jeune-hégélien dans lequel on trouvera aussi des gens comme Marx, comme Engels, etc. Et en partant de la philosophie, en sortant un peu de la philosophie, il est devenu un révolutionnaire, mais d’abord un révolutionnaire sans cause.
C’est quelqu’un qui n’est pas encore anarchiste. On associe souvent Bakounine à l’anarchisme mais il ne se déclarera lui-même anarchiste qu’en 1867, à cinquante ans passés. Et effectivement les textes dont il entoure son activité en 1848 témoignent du fait que c’est un révolutionnaire, avec d’ailleurs une dimension assez romantique, attentif à la fois aux questions démocratiques, sociales mais aussi nationales. C’est plutôt un démocrate révolutionnaire qu’un anarchiste. »
Et c’est un révolutionnaire qui participe tardivement à la révolution de février 1848 en France. Quelques mois plus tard, il se décide à aller participer au congrès des Slaves à Prague, en juin. Pourquoi décide-t-il de s’y rendre et qu’est-ce que ce congrès ?
« Il y a une raison de fond et puis il y a aussi des raisons de circonstances un peu plus momentanées. Effectivement, il participe tardivement à février 1848, parce qu’il avait été expulsé de France à la demande de l’ambassade russe à la suite d’un discours prononcé en l’honneur de la Pologne en 1847. A Paris, une fois noyé dans l’effervescence révolutionnaire, il se dit qu’il faut qu’il fasse quelque chose face à la Russie. Son but, c’est tout de même que quelque chose se passe en Russie. Il est russe et donc ‘mes premiers regards se portent sur la Russie’, dit-il à l’époque.
Dans un premier temps, il pense à la Pologne parce que les Polonais sont précisément écartelés entre l’Empire autrichien, la Prusse et la Russie. La Pologne n’a plus d’existence politique, mais en même temps, elle se soulève très régulièrement. Il y a aussi un soulèvement en mars 1848 dans la partie prussienne de la Pologne. Pour agir en Russie, il se dit que le moyen, ce sont les Polonais. Et puis quand il arrive en Allemagne, dans les régions polonaises de la Prusse, il est arrêté, l’insurrection polonaise ne se passe pas exactement comme c’était prévu. Et c’est donc à Breslau, aujourd’hui Wrocław, qu’il apprend que va se tenir à Prague un congrès slave. Lui est un peu nouveau sur ces questions et il se méprend un peu sur la nature de ce congrès slave. Il se dit que c’est le début de la renaissance nationale. Il n’a pas tort de ce point de vue-là, pour ce qui est des peuples slaves notamment d’Autriche, mais ce n’est pas totalement nouveau. Il y a eu tout un courant panslave dans le début des années 1830, qui n’est plus défendu en 1848 que par des partisans de la Russie.
Le congrès de Prague, dans l’histoire du réveil des nationalités slaves, marque une sorte de transition entre le panslavisme des années 1830 et ce qu’on a pu appeler dans les années 1860 l’austroslavisme, une prise de conscience de la destinée nationale des peuples slaves, mais de l’Empire autrichien puis austro-hongrois. Ce Congrès slave, il a été initialement convoqué par les Tchèques et il s’inscrit dans la lignée du mouvement des nationalités. C’est un mouvement assez long, d’abord culturel, de revitalisation de la langue et de la culture tchèque, notamment à travers le grand historien tchèque František Palacký. Ils convoquent donc un congrès, initialement de tous les Slaves de l’empire d’Autriche, mais finalement ils invitent aussi tous les autres Slaves. Ceux aussi qui sont sous domination ottomane, sous domination russe, sous domination prussienne, les Polonais notamment. Bakounine se rend donc à Prague en ayant finalement une connaissance à peu près nulle du mouvement slave. Les seuls Slaves qu’il connaît, ce sont les Polonais. Ce congrès vise à s’inscrire dans le mouvement de reconnaissance des nationalités, à faire valoir les droits, principalement des Tchèques d’ailleurs, au sein de l’Empire autrichien. »
Ce congrès est justement présidé par František Palacký. Face au panslavisme et à l’austroslavisme, quelles vont être les positions défendues par Bakounine ?
« Dans la mesure où c’est un démocrate et c’est un Russe qui veut agir vers la Russie, son souci est double. D’une part, c’est d’atténuer les tensions qui se font très vite jour entre les différents participants, représentants des différentes nationalités slaves. Il expliquera après coup que chacun tirait un peu la couverture à soi, voulait que sa cause nationale prédomine sur celle des autres, sans de surcroît se soucier du devenir des mouvements nationaux italien, allemand et hongrois. Donc son souci est d’unir les Slaves et en même de temps de leur faire admettre la légitimité des causes nationales auxquelles ils sont à priori hostiles, hongroise, allemande, italienne dans une moindre mesure.
Son autre souci, c’est de faire entendre une voix un peu démocratique radicale. On a même des documents, des résolutions qu’il a proposées au congrès, proposant une sorte de fédération slave accordant une liberté d’organisation intérieure aux différentes nationalités, tout en assurant une sorte d’unité politique entre elles.
Donc, c’est un peu son double souci : l’unité des Slaves, une voix démocratique et puis, en même temps, de les associer à un mouvement d’émancipation européenne. Parce que, d’emblée, le soupçon par rapport à ce congrès, c’est qu’il soit instrumentalisé par la monarchie des Habsbourg, qui voit une sorte de contre-feu au soulèvement démocratique à Vienne, au soulèvement hongrois. Et c’est d’ailleurs ce qu’il va se passer. Le mouvement national slave va être en grande partie instrumentalisé par la monarchie autrichienne pour combattre les soulèvements démocratiques dans le reste de l’empire. C’est quelque chose que Bakounine perçoit assez vite et il essaie de contrecarrer un peu cela. »
La tentation des représentants tchèques de faire valoir leurs intérêts…
Avec quel succès défend-il ces positions et comment perçoit-il ces Tchèques ? Il y a ces querelles entre nationalités et des Tchèques qui peut-être se sentent supérieurs aux autres nationalités slaves et qui, pour certains d’entre eux, sont prêts à un compromis avec le pouvoir autrichien…
« Le succès va être relativement modéré. Bakounine est relativement seul. Le problème, c’est que les récits qu’il fait de cet épisode sont sujets à caution parce que c’est dans une confession au tsar après coup lorsqu’il est emprisonné en Russie. Il a le souci de ne dénoncer personne et de faire croire qu’il était tout seul, qu’il était un peu isolé. Néanmoins, ces positions sont très nettement minoritaires au congrès. Du reste, Bakounine reconnaît lui-même que le congrès était vide d’idée et absurde et qu’il s’est terminé ‘dans le néant’, dit-il.
Par rapport aux Tchèques, vous avez un assez long passage dans la Confession où il rend compte de ce sentiment effectivement de supériorité des Tchèques par rapport au reste des populations slaves de l’empire. Avec des différents degrés. Il y a la question des rapports avec les Moraves et les Slovaques. Cela préfigure l’existence de la Tchécoslovaquie ensuite. Et puis le rapport avec les autres nationalités, notamment les Croates.
Il y a effectivement cette idée selon laquelle les Tchèques, en tout cas les représentants de la nationalité tchèque à ce congrès, veulent faire prévaloir leurs intérêts en passant un compromis avec la monarchie autrichienne. Il raconte notamment qu’il leur avait été promis par la monarchie autrichienne que peut-être la capitale de l’empire serait déplacée de Vienne à Prague, ce qu’ils avaient eu la naïveté de croire, qu’un parlement serait installé, et que l’Empire autrichien serait reconstitué avec un Royaume autrichien, un Royaume de Bohême et un Royaume de Hongrie. Il y a donc cette tentation chez les Tchèques, que repère Bakounine, de faire prévaloir leurs intérêts au détriment des autres Slaves en jouant le jeu de la diplomatie et de l’intrigue dynastique avec les Habsbourg. Pour lui, c’est une voie qui est vouée à l’échec à tout point de vue. »
Bakounine sur les barricades à Prague
Au moment où s’achève le congrès, il y a une insurrection qui se déclenche à Prague et à laquelle Bakounine va participer. Quel rôle joue-t-il dans cette insurrection ?
« On n’a pas beaucoup d’éléments là-dessus. Il y a un élément qui est tout de même assez parlant, c’est que cela fera partie des choses qui seront retenues contre lui lorsqu’il sera condamné à mort lors de son procès en Autriche en 1851. Ce qu’on sait, c’est que lui a eu vent des préparatifs de l’insurrection, je crois que c’est le 12 juin 1848. Une insurrection qui est largement indépendante du Congrès slave, qui est fomentée par des ouvriers et des étudiants, et ils essaient de les en dissuader en disant : ‘Vous allez vous faire ratatiner par les troupes autrichiennes. Attendez un peu’. Finalement ils persistent dans leur projet et Bakounine, une fois que l’insurrection est lancée, évidemment y participe.
Il y a pris une part très active, il était sur les barricades. On peut deviner, vu ce que l’on sait de sa participation à une insurrection ultérieure presqu’un an après à Dresde, que c’est quelqu’un qui était sans doute très capable en matière d’organisation d’insurrection. Mais on ne peut que supposer. On a peu de témoignages en fait là-dessus. Mais disons qu’il a dû apparaître suffisamment comme l’une des figures proéminentes de cette insurrection, pour qu’ensuite, lorsqu’il est arrêté à Dresde puis livré par le Royaume de Saxe à l’Autriche en 1850, il soit jugé et condamné pour cette participation à l’insurrection de Prague en juin 1848. »
La cible, c’est l’Autriche
Quels enseignements tire-t-il de son expérience avec les Slaves ? Il écrit quelques mois plus tard un Appel aux Slaves. Est-ce un texte dans lequel il tire des conclusions sur cette expérience et dans lequel il réfléchit à l’articulation entre la question nationale et la question sociale ?
« Effectivement mais le bilan du congrès slave, de l’insurrection de Prague et plus généralement des révolutions de 1848, c’est quelque chose qui va se faire en plusieurs étapes chez Bakounine. Dans un premier temps, Bakounine a le souci de maintenir la flamme révolutionnaire devant la multiplication des signes de reflux révolutionnaire. C’est dans ce contexte qu’il écrit son Appel aux Slaves, qu’il rédige à l’automne 1848. Cela lui donne énormément de mal. C’est quelqu’un qui écrit très facilement mais là il a énormément de mal à formuler les choses dans cet appel, parce que son but est d’appeler les Slaves à se joindre à la cause révolutionnaire générale, et donc de faire en sorte qu’ils ne se joignent pas à ce qu’il identifie alors à la réaction pour écraser les mouvements révolutionnaires en Europe.
On a aujourd’hui tous les manuscrits qui ont accompagné la rédaction de cet Appel aux Slaves. On sait que dans un certain nombre de versions antérieures, Bakounine se montrait beaucoup plus agressif dans sa conception de la révolution, et notamment dans la dimension sociale de la révolution. C’est quelque chose qui va disparaître finalement de l’appel publié. Bakounine ne conserve que la dimension à la fois nationale et démocratique de la révolution. Il a le souci de maintenir une sorte d’unité entre ceux qui peuvent se réclamer de la démocratie, donc de passer sous silence la question sociale et une possible opposition du type bourgeoisie-prolétariat, et d’insister sur la désignation de l’ennemi qui est pour lui à l’époque l’empire d’Autriche. Mais c’est seulement une étape dans la pensée de Bakounine sur 1848.
Cela va occasionner un certain nombre de débats, en particulier avec l’entourage de Marx. Avec Engels d’ailleurs qui va lui répondre dans un article assez violent sur le panslavisme démocratique au début de l’année 1849. »
En mars 1849, à Dresde, Bakounine écrit un texte qui s’appelle l’Appel aux Tchèques, au moment où les Autrichiens s’allient aux Russes pour réprimer la révolte hongroise. Que contient ce texte ?
« Bakounine dit que c’est un moment tout à fait révélateur de l’alliance des empires. D’autre part, son Appel aux Tchèques vise à éviter que les Tchèques ne remettent leur destin entre les mains de la Russie. S’il doit y avoir un soulèvement slave, cela ne doit absolument pas passer par une alliance avec le tsar. ‘Tchèques, votre cause n’est ni du côté de l’Empire autrichien ni du côté de l’Empire russe. Elle est dans l’alliance avec les autres peuples qui se soulèvent et qui représentent à ce moment-là l’esprit révolutionnaire, y compris les Hongrois. Je sais que cela vous fait mal, parce que c’est quelque chose qui est difficile à entendre, parce qu’il y a des très forts conflits nationaux, notamment entre Hongrois et Croates à l’époque. Mais il faut que vous, vous joigniez aux différentes causes nationales au sein de l’empire, dont la Hongrie.’
Un peu comme l’Appel aux Slaves de l’automne 1848, c’est évidemment un appel qui est courageux, digne, éloquent, mais qui à l’époque avait très peu de chance de produire un quelconque effet, sauf peut-être sur les franges démocratiques et socialistes de la population de Bohême. »
Au moment où il est arrêté, au printemps 1849 à Dresde, il préparait une insurrection en Bohême. De quoi s’agissait-il ?
« On n’en sait pas grand-chose. On a un peu les comptes rendus d’audience. Mais Bakounine était un conspirateur, comme beaucoup de révolutionnaires à l’époque, et donc il communiquait de manière assez secrète. En général, lorsqu’on a des informations sur ce qu’il préparait, c’est que ses correspondants n’ont pas été très prudents et ont oublié de détruire les preuves. On n’a pas grand-chose sur ces préparatifs en Bohême. On sait que son plan était en quelque sorte de mettre le feu à la plaine à partir d’une étincelle, pour reprendre une expression qui est beaucoup plus tardive, mais de faire commencer une insurrection en Bohême pour relancer un mouvement révolutionnaire en Europe. L’idée de Bakounine à l’époque, c’est que vraiment la cible c’est l’Autriche. C’est le point commun à partir du Congrès slave de Prague de juin 1848, la continuité de son action se définit comme cela.
Bien souvent, Bakounine a des ambitions complètement démesurées par rapport au nombre de divisions qu’il pouvait mobilier, pour parler en termes militaires. Combien de personnes étaient impliquées dans son projet de soulèvement ? On n’en sait rien. Ce qu’il en est ressorti, c’est qu’il y a quelques étudiants tchèques qui ont été arrêtés avec lui. Parfois, Bakounine a tendance à prendre ses désirs un peu pour des réalités, à penser qu’il va déclencher un énorme mouvement révolutionnaire en moins de deux. C’est évidemment un peu chimérique. Il va quand même en prendre de la graine, ce sera aussi une des leçons peut-être qu’il tirera de 48. »