Bakounine et la philosophie
Dans cette rubrique du blog, je souhaiterais m’intéresser aux rapports que Bakounine a entretenus avec la philosophie, non seulement parce que j’ai moi-même une formation de philosophe, mais aussi parce que le rapport de Bakounine à la philosophie fait partie des éléments qui sont le plus constamment minorés par les commentateurs. Je reviendrai d’ailleurs dans un prochain billet sur la mauvaise réputation de Bakounine comme théoricien.
Alors, Bakounine philosophe? Non, et lui-même a très vite cessé de nourrir la moindre ambition sur ce terrain. Mais dire cela, ce n’est pas encore régler la question de ses rapports à la philosophie. Dans les prochains billets de cette rubrique, je reviendrai sur les différents aspects de la question, à savoir: que Bakounine a reçu une formation philosophique, qu’il a rompu avec la philosophie, qu’il s’en est tenu éloigné pendant plus de 20 ans, puis qu’il a décidé de combattre aussi sur ce terrain dans la dernière période de son œuvre.
La formation philosophique de Bakounine: Bakounine a reçu une formation philosophique au sein de laquelle on peut distinguer deux étapes. Tout d’abord une étape autodidactique, au sein de ce que l’on appelle le cercle de Stankevitch, du nom de ce jeune noble russe qui initia nombre de ses camarades à la philosophie allemande au cours de la 2ème moitié des années 1830. Ensuite une étape plus systématique, qui voit Bakounine quitter la Russie pour l’Allemagne, pays dans lequel il suit les cours de Schelling à l’Université de Berlin (aux côtés d’Engels et de Kierkegaard) et prend des leçons particulières sur la philosophie de Hegel avec un disciple orthodoxe de ce dernier, Karl Werder. Au cours de cette période (qui court de 1836 à 1842), Bakounine envisage sérieusement (c’est du moins ce qu’il dit à sa famille au moment de partir en Allemagne) de devenir professeur de philosophie.
La rupture de Bakounine avec la philosophie: en Allemagne, Bakounine éprouve aussi les limites de l’activité philosophique en même temps qu’il commence à fréquenter les milieux radicaux et plusieurs représentants du mouvement jeune hégélien. C’est dans ce contexte qu’il écrit La Réaction en Allemagne, contribution aux débats de la gauche hégélienne qui solde en même temps ses comptes avec la philosophie, reconnue comme sphère étroitement théorique dont il s’agit de sortir pour agir dans le monde social et politique. Après cet article, Bakounine tient promesse: on ne trouve plus d’écrits théoriques de lui avant les années 1860.
Un retour de la philosophie? A partir de 1864, au moment même où s’affirme chez Bakounine un virage définitif vers le socialisme libertaire, la philosophie semble faire retour sous sa plume sous le double aspect d’une philosophie de la liberté et d’un antithéologisme matérialiste. On trouve cela dans des manuscrits comme Fédéralisme, socialisme et antithéologisme (1867-68) ou L’empire knouto-germanique et la révolution sociale (1870-71). Il n’est pas du tout certain que, ce faisant, Bakounine ait cherché à renouer avec les ambitions philosophiques de ses premières années. A partir du milieu des années 1860 (c’est du moins ce que j’essaierai de montrer dans les prochains billets de cette rubrique), il éprouve plutôt le besoin de poursuivre le combat politique et social sur le terrain philosophique, afin de ruiner ce qu’il considère comme les fondements théoriques des autorités théologiques et politiques et de poser ceux d’une philosophie de l’émancipation intégrale.
Bakounine et les philosophes: c’est aussi dans cette rubrique que j’aborderai la question des rapports entre Bakounine et un certain nombre de figures théoriques qui sont des philosophes ou qu’on a fini par considérer comme tels. Bien entendu, ce sera le cas des auteurs qu’il croise dans sa jeunesse (Fichte, Schelling, Hegel), de ses camarades de la gauche hégélienne (Ruge, les frères Bauer, les jeunes Marx et Engels, Feuerbach, Hess), mais aussi d’auteurs qu’il met à contribution plus tardivement, ainsi les matérialistes scientifiques (Jakob Moleschott, Carl Vogt, Ludwig Büchner), les positivistes (Comte, Littré) ou encore Schopenhauer. On croisera aussi Machiavel, que Bakounine n’a sans doute pas lu, mais dont il parle assez souvent. Et enfin, on rencontrera Stirner, que Bakounine n’a sans doute ni lu ni connu, mais cela n’empêche pas certains auteurs d’écrire de longs développements sur les rapports entre les deux…
Quelques références bibliographiques:
Paul McLAUGHLIN, Mikhail Bakunin: The Philosophical Basis of His Anarchism, New York, Algora Publishing, 2002 (l’ouvrage publié le plus complet sur « la philosophie de Bakounine », même s’il tend un peu trop à inscrire la pensée de Bakounine dans un développement linéaire et progressif)
Henri ARVON, Bakounine – Absolu et révolution, Paris, Editions du Cerf, 1972 (un ouvrage qui a longtemps été la seule référence disponible sur cette question en français; à mon avis très discutable sur toute une série de questions)
Jean-Christophe ANGAUT, Bakounine jeune hégélien – La philosophie et son dehors, Lyon, ENS Editions, 2007 (livre où j’ai traduit et commenté les textes des années 1842-43, à savoir: La Réaction en Allemagne, Le Communisme et deux lettres à Arnold Ruge)
Pour les courageux, les téméraires, les insomniaques, les masochistes et autres déviants de toutes catégories, il est aussi possible d’aller jeter un oeil à ma thèse de doctorat (à condition de le récupérer ensuite), disponible en ligne sur le site de l’université Nancy 2, en particulier les 1ère et 3ème parties (attention, il s’agit de gros fichiers pdf: pour la 1ère partie, c’est p.23-125, et pour la 3ème c’est p.236-363)