Une lettre de James Guillaume à Max Nettlau (7 décembre 1903)

Recherchant récemment pour un article la source d’une citation de James Guillaume à propos de Bakounine, j’ai dû aller farfouiller dans les archives de l’historien Max Nettlau, conservées à l’Institut Internationale d’Histoire Sociale d’Amsterdam, et j’ai retrouvé la lettre dont était extraite la citation en question. Comme il me semble que c’est un document intéressant, aussi bien pour les rapports entre Guillaume et Nettlau, pour ce que Guillaume pouvait dire (et peut-être penser) de Bakounine et pour l’histoire de la reconstitution et de la réception de l’œuvre de Bakounine, je la transcris ci-dessous dans son intégralité. Je pense que cela peut intéresser les collègues qui ont entamer une belle recherche sur James Guillaume, dont on peut suivre l’avancée sur leur blog.
Quelques rappels sur ces deux personnages et quelques éléments de contextes faciliteront sans doute la lecture de cette lettre. James Guillaume (1844-1916) fut, entre autres choses, l’un des militants les plus actifs de la fédération jurassienne de l’AIT, et c’est à ce titre qu’il fit connaissance de Bakounine, avec qui il fut exclu lors du Congrès de La Haye de l’AIT en septembre 1872 – après quoi les exclus (minoritaires à La Haye, mais majoritaires dans l’organisation) se réunirent à Saint-Imier pour fonder l’Internationale anti-autoritaire. Par la suite, il se retira de toute activité militante et quitta la Suisse pour Paris, où il se concentra sur ses écrits de pédagogue, devenant notamment la cheville ouvrière du Dictionnaire pédagogique dirigé par Ferdinand Buisson. Dépositaire d’une partie des papiers de Bakounine, il en brûla une quantité indéterminée lors d’une grave crise de dépression consécutive à la mort de sa fille (il y fait allusion dans sa lettre).
Max Nettlau, de son côté, est un historien autrichien qui fut le véritable initiateur des recherches sur Bakounine, auquel il consacra une monstrueuse biographie, qu’il imprima lui-même en une cinquantaine d’exemplaires, qu’il fit parvenir à un certain nombre de bibliothèques (dont celles de la revue Les Temps Nouveaux de Jean Grave) et qui comprend nombre de manuscrits inédits du révolutionnaire russe. C’est dans le cours de cette recherche que Nettlau contacta Guillaume, d’abord très réticent, pour que celui-ci lui parle de Bakounine et lui communique les documents en sa possession.
La lettre se situe à un stade intermédiaire dans les relations entre les deux hommes, qui ne furent jamais totalement cordiales. Guillaume, ayant pris conscience de ce que connaissait son correspondant, commence à s’ouvrir à la discussion, et il souhaite lire en détail sa biographie de Bakounine. Quelques années plus tard, encouragé notamment par les travaux de l’historien autrichien, James Guillaume proposera sa propre histoire de l’AIT, intitulée L’Internationale, documents et souvenirs.
L’un des enjeux de la correspondance entre Guillaume et Nettlau concerne le statut des sociétés secrètes. L’attitude première de Guillaume consiste à dire qu’il y a certaines choses qu’il ne peut communiquer à Nettlau, puis lorsqu’il découvre, avec une certaine stupéfaction, que celui-ci connaît déjà beaucoup de choses à ce sujet (et donc que les membres de ces sociétés secrètes, à commencer par Bakounine, n’ont pas été aussi discrets qu’ils auraient dû l’être), il tend à minimiser l’importance de ces organisations et des statuts que Bakounine ne cessa d’élaborer pour elles. Il me semble que cette lettre en particulier pose deux problèmes. Le premier est de savoir dans quelle mesure Guillaume, lorsqu’il échange avec Nettlau, est toujours sincère: c’est tout l’enjeu du passage sur les statuts, que Guillaume, après avoir tenté de dissimuler leur existence, considère comme une sorte d’enfantillage de la part de Bakounine. Le second est de savoir si, dans l’hypothèse où il exprimerait bien le fond de sa pensée, celui-ci peut être considéré comme juste – je pense notamment au passage où il minimise l’importance des écrits de Bakounine, au profit de sa personne.
Dernière chose: les conférences de Sonvilier dont il est question dans la lettre sont trois causeries que proposa Bakounine entre le 28 avril et la mi-mai 1871 à l’hôtel La Balance de Sonvilier. Elles furent publiées sous le titre « Trois conférences faites aux ouvriers du val de Saint-Imier ».

James Guillaume à Max Nettlau

Paris, le 7 décembre 1903

Monsieur,

J’ai vu J. Grave aujourd’hui, et nous sommes tout de suite tombés d’accord. Il me remettra l’exemplaire complet de la biographie qu’il a ; je le garderai aussi longtemps que je voudrai, et ensuite je le rendrai à la bibliothèque des Temps nouveaux, qui me le reprêtera toutes les fois que j’en aurai besoin. Mais Grave ne consentira à se dessaisir définitivement de cet exemplaire en ma faveur que lorsqu’il aura entre les mains, non une simple promesse, mais l’exemplaire même qui dort dans vos valises et qui devra remplacer celui des Temps nouveaux.
Comme vous me le dites, je pourrai annoter l’exemplaire de Grave au verso, si je trouve quelque modification ou addition utile à faire, pour les choses connues de moi.
J’avais oublié le détail que vous me rappeliez, que ce sont mes sœurs qui vous avaient rendu, en Suisse, en 1899, des rouleaux non ouverts de la biographie. Ces rouleaux sont ceux qui m’avaient été expédiés pendant la période 1897-1899, où j’ai été si malade, et qui avaient été renvoyés au fur et à mesure en Suisse par mon concierge. Mais j’avais reçu d’autres rouleaux, à Paris, antérieurement à ma maladie, et ceux-là je les avais lus. Que sont-ils devenus ? Quand ma femme est retournée de Suisse à Paris, en août 1898, pour déménager tout notre mobilier, et qu’elle a brûlé une partie de mes papiers et vendu une partie de mes livres, a-t-elle brûlé ce commencement de la biographie, ou vous l’a-t-elle envoyé ? Je l’ignore.
Pour les conférences de Sonvilier, le travail de collection ayant déjà été fait par moi, il n’y aura pas besoin de le recommencer ; il suffira de prendre l’exemplaire de la « Société nouvelle » qui est entre les mains de Grave et qu’il prêtera ; et de cet exemplaire, vous reporterez sur le vôtre (qu’il vous faudra apporter) les corrections.
Vous me communiquez des réflexions fort judicieuses sur l’histoire, les sources, l’utilisation des matériaux, et je suis pleinement d’accord avec ce que vous dites là ; reste à savoir si vos lecteurs auront autant de sagacité que vous, et sauront comprendre que les sources réunies par vous ne leur offrent, forcément, que des matériaux fragmentaires ; et que par conséquent l’image qu’ils peuvent se faire au moyen de ces sources est une image à laquelle manquent plusieurs des traits les plus importants de la physionomie, des traits qui, s’ils étaient connus, changeraient cette physionomie. En outre, ce personnage que vous essayez de faire connaître au moyen de ce qui reste de ses écrits est justement un personnage qui dédaignait d’écrire (quoiqu’il ait beaucoup noirci de papier dans sa vie), – ou, plus correctement, qui dédaignait ce qu’il écrivait ; et en effet, c’est un homme qu’on ne peut pas connaître par ses livres ni par ses articles, ni même par sa correspondance, – sauf certaines lettres très intimes ; un homme dont les théories ne sont rien (et justement, vous prenez ces théories beaucoup trop au sérieux, beaucoup plus qu’il ne le faisait lui-même), dont la personne était tout. Un ouvrier des montagnes, qui aura passé deux ou trois soirées dans la compagnie de B., le verre en main, le connaîtra beaucoup mieux, et d’une façon plus réelle, que ceux qui, sans l’avoir vu en chair et en os, liront toutes ses dissertations sur Dieu et l’État, etc.
Quand vous viendrez à Paris, nous reparlerons de tout cela. Et en attendant, je vous présente mes meilleures salutations.

James Guillaume
164, boulevard du Montparnasse, 14e

J’oubliais de vous parler de ces statuts italiens de l’Alliance (1873) dont vous avez causé avec Malatesta. Je ne crois pas avoir jamais eu d’exemplaire de ces statuts ; en tout cas, je n’en ai pas. Du reste, j’ai toujours été l’ennemi des statuts, et je me moquais de l’innocente manie de B. pour les statuts et les dictionnaires. Nous Jurassiens nous avons toujours agi sans statuts d’aucune sorte, et n’avons jamais pris au sérieux les organisations formelles auxquelles s’amusaient certains grands enfants. – Il doit y avoir des erreurs de chronologie dans ce que vous dites des allées et venues à Zurich, Saint-Imier, etc. – Je ne me rappelle pas où était B. pendant le Congrès de La Haye ; mettons Zurich ; mais vous dites qu’après La Haye, les Espagnols seraient allés à Zurich, discuter et adopter un règlement et de là seraient venus à Saint-Imier : je n’ai pas souvenir que les Espagnols soient allés à Zurich avant le Congrès de Saint-Imier. J’ai fait route avec eux de La Haye en Suisse ; nous sommes partis de Bruxelles le mardi soir 10 septembre. – Mais en fait, il est bien possible que, tandis que je rentrai à Neuchâtel, eux aient passé les journées des 12, 13 et 14 à Zurich. – Nous pourrons causer aussi de cela quand vous viendrez.

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Comme tant de personnages intéressants, mais aussi comme l'anarchisme, dont il est considéré à raison comme l'un des fondateurs modernes, le révolutionnaire russe Michel Bakounine (1814-1876) a mauvaise réputation : apôtre de la violence, faible théoricien, radicalement extérieur au champ intellectuel européen, on ne compte plus les griefs qui lui sont adressés.
Toute une partie de ce blog consistera d'abord à corriger cette image, erronée non seulement parce qu'elle consiste à projeter sur la personne de Bakounine les fantasmes construits à propos de l'ensemble du mouvement anarchiste, mais aussi parce que Bakounine n'est pas seulement l'un des premiers théoriciens de l'anarchisme. En consacrant ce blog à Bakounine, nous entendons ainsi présenter toutes les facettes de sa pensée et de sa biographie, depuis les considérations familiales de ses premières années jusqu'aux développements théoriques anarchistes des dernières, en passant par son inscription momentanée dans la gauche hégélienne et par son panslavisme révolutionnaire. Nous nous permettrons également quelques excursus, dans la mesure où ils pourront contribuer à éclairer la biographie et la pensée de notre cher Michka ! Le tout sera fonction des envies, de l'actualité, des réactions de lecteurs, et contiendra autant que possible de la documentation sous forme d'images et de textes.
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