Zoé Obolenskaïa, « la princesse de Bakounine »
En décembre dernier, le père Noël (encore un barbu) a glissé sous le sapin le livre de Lorenza Foschini, La Princesse de Bakounine (originellement intitulé en italien Zoé, la principessa che incantó Bakunin, soit Zoé, la princesse qui enchanta Bakounine), publié aux éditions Quai Voltaire en 2017 dans une traduction de Karine Degliame-O’Keeffe (l’original avait paru en 2016). Il s’agit d’un ouvrage consacré à la princesse Zoé (Zoïa en russe) Obolenskaïa, et pour une grande part à ses relations avec Michel Bakounine – je remarque en passant que l’autrice fait tout le contraire de moi : j’avais coutume d’appeler Obolenskaïa Zoïa, et Bakounine Michel, elle en revanche opte respectivement pour Zoé et Mikhaïl, ce qui est tout aussi peu cohérent. Ici, je ferai donc le choix de la version francisée, essentiellement pour cette raison que ces deux aristocrates russes, nourris à la culture française, s’appelaient eux-mêmes de cette manière (et accessoirement parce qu’il s’agit d’une tradition de traduire en français les prénoms russes: Alexis pour Alexei, Paul pour Pavel, Barbara pour Varvara, etc.).
Dans ce billet, je rappellerai d’abord qui est Zoé Obolenskaïa (dont il semble qu’elle inspira à Tolstoï le personnage d’Anna Karénine et à Henry James celui de la princesse Casamassima) et ce que furent ses rapports avec Bakounine (et au passage ce que j’en ai appris à la lecture du livre), avant de m’intéresser plus particulièrement aux passages qui sont consacrés au révolutionnaire russe. Je précise toutefois pour commencer que je ne connais par l’autrice de ce livre, dont je sais simplement qu’elle a travaillé, en tant que journaliste, pour la radio et la télévision publiques italiennes et qu’elle a publié, depuis la fin des années 1990, un certain nombre de travaux consacrés à Proust.
Zoé Sergeïevna Obolenskaïa (1828-1897), née Sumarokova, est issue d’une grande famille de la noblesse russe, qui a plus ou moins arrangé pour elle un mariage avec un prince d’une autre grande famille, Alexis Obolenski, qui deviendra gouverneur de Moscou. De cette union, probablement dénuée d’amour si l’on en juge par la suite de l’histoire, naissent 6 enfants entre 1850 et 1858, dont 5 survivront. Au début des années 1860, la princesse s’éloigne de son mari et part vivre en Italie avec ses enfants, menant grand train grâce notamment à la fortune de sa famille, mais fréquentant aussi de plus en plus assidûment le milieu des révolutionnaires en exil. C’est là qu’elle fait la connaissance de Bakounine, qui s’est installé en Italie en 1864. Pendant quelques mois, les deux aristocrates russes en exil sont très proches – Zoé Obolenskaïa servant de mécène à un Bakounine qui sera toujours désargenté. Au passage, je ne suis pas du tout convaincu qu’il y ait eu entre eux autre chose qu’une amitié militante, comme le suggère Lorenza Foschini. L’hypothèse d’une relation amoureuse entre les deux aristocrates semble d’autant moins probable que par l’intermédiaire de Bakounine, Obolenskaïa va rencontrer celui qui sera le grand amour du reste de sa vie, Walery Mroczkowski (1840-1889), révolutionnaire polonais, impliqué dans l’insurrection de 1863 et compagnon du révolutionnaire russe. De cette union, naîtront deux enfants en 1867 et 1871. Je reviendrai, dans un prochain billet, sur la figure de Walery Mroczkowski, qu’on connaît aussi sous le nom de Valérien Ostroga, qu’il finit par adopter.
Il n’en reste pas moins que les rapports entre les deux amis, Zoé et Michel, sont suffisamment intenses et constants pour que le second dicte à la première le texte du Catéchisme révolutionnaire tel qu’il nous est parvenu – l’autre partie du texte, consacrée à l’organisation de la société secrète dont ce catéchisme se voulait le programme, est d’ailleurs dictée par Bakounine à Walery Mroczkowski (en photo ci-contre). La lecture du livre de Lorenza Foschini m’a fait prendre conscience du peu de cas que j’avais fait jusqu’ici du rôle de cette figure attachante dans l’itinéraire de Bakounine. J’ai longtemps soutenu que la défense par Bakounine de l’union libre, de l’égalité entre hommes et femmes, son appel à détruire tout ce qui instituait juridiquement l’inégalité entre les sexes, à commencer par le mariage et la famille légale, que tout cela provenait notamment de ce que Bakounine avait fréquenté des femmes militantes qui faisaient partie de son entourage russe – mais bizarrement, je n’avais pas aperçu ce qui était pourtant aveuglant : au premier rang de ces femmes se trouvait Zoé Obolenskaïa.
Il n’y a rien de contingent à ce que ce soit précisément elle qui soit chargée de recopier un texte dans lequel il est fait mention du mariage comme institution d’oppression, du fait que les enfants n’appartiennent pas à leurs parents mais à leur future liberté. Cela fait directement écho à la situation personnelle de la princesse: séparée de son mari, elle est la proie de pressions de plus en plus intenses pour revenir au pays, pressions auxquelles prennent part non seulement les autorités russes et son mari, mais aussi son propre père. L’histoire connaîtra un dénouement terrifiant : le père (l’homme aux belles bacchantes, ci-contre), avec la complicité des autorités suisses (puisque Zoé Obolenskaïa s’est installée dans ce pays, où elle donne naissance à son premier enfant avec Walery Mroczkowski en 1867), fait enlever les enfants sous les yeux de leur mère, et celle-ci ne pourra plus jamais les revoir (à l’exception de l’une de ses filles, qui, absente ce jour-là, échappera par chance à l’enlèvement). C’est à cette lamentable affaire que Bakounine se réfère dans Les ours de Berne et l’ours de Saint-Pétersbourg, texte dans lequel il se fait passer pour un Suisse « humilié et désespéré » qui se plaint de la complaisance des autorités suisses, non seulement dans l’affaire Obolenskaïa, mais aussi dans l’extradition de Serge Netchaïev. Le livre de Lorenza Foschini nous fournit encore des renseignements fort bienvenus sur les amies de Zoé Obolenskaïa, qui durent elles aussi compter parmi les fréquentations féminines de Bakounine lors de son séjour auprès de la princesse à Naples, puis à Ischia.
On aurait tort, toutefois, de considérer Zoé Obolenskaïa comme une simple disciple de Bakounine. Il s’agit d’une femme jalouse de son indépendance, y compris d’un point de vue politique et intellectuel. Si son amant (et mari après la mort d’Alexis Obolenski en 1882) Walery Mroczkowski est demeuré toute sa vie fidèle à Bakounine et aux idées qu’ils partageaient, elle en revanche sera plus proche d’autres Russes de l’émigration, dont la bête noire de Bakounine en Suisse, Nicolas Outine, et à travers lui plus proche de Marx. On peut dès lors se demander s’il était pertinent de rendre invisible, dans son titre, le nom du personnage dont la vie sert pourtant de matière à l’ouvrage: de Zoé Obolenskaïa, héroïne des prémices de la révolution russe, il ne reste finalement qu’une princesse qui fréquenta le grand homme Bakounine. On notera aussi que Bakounine est souvent désigné par son nom et Obolenskaïa par son prénom… Or le rôle que celle-ci joua dans l’itinéraire du révolutionnaire russe fut loin d’être négligeable. C’est en effet dans la société qu’elle a réunie autour d’elle que Bakounine va rencontrer tous ces garibaldiens et mazziniens en rupture de ban qui vont constituer le petit groupe de ses amis italiens et le « noyau originel du groupe anarchiste napolitain » (p. 61). Rappelons que c’est dans un article publié dans un journal garibaldien, le Popolo d’Italia que Bakounine se déclara pour la première fois anarchiste, en 1867.
Le livre de Lorenza Foschini est d’une lecture parfois plaisante. Il a aussi le mérite de restituer fidèlement la violence que l’aristocratie exerce sur ses propres membres dès lors qu’ils tendent à ne pas vivre conformément à ses règles. Mais certains passages ont produit sur moi une impression pénible. Quelle nécessité y avait-il à charger le trait et à décrire Bakounine comme une « montagne de gras » (p. 49), un « ogre flasque et édenté » dans lequel on ne reconnaîtrait plus « le héros blond de Dresde » (p. 40), notamment lorsqu’on sait que l’apparence du révolutionnaire russe s’était dégradée en raison du scorbut qu’il avait contracté lors de sa longue détention? Tout cela rappelle malheureusement les coups bas portés par Marx et Engels sur Bakounine « devenu aussi stupide qu’un bœuf » à cause de sa jeune épouse polonaise. Pourquoi encore imaginer que ce que se reprocha Bakounine, dans l’affaire Netchaïev, fut « d’avoir laissé entrer dans son intimité un personnage d’un rang si inférieur » (p. 188)? Quelle nécessité y avait-il en outre à évoquer, s’agissant d’Antonia, « les silences de sa pensée qui erre dans le néant » ou à parler de l’« amour presque inexplicable » que Bakounine lui portait (p. 104)? L’autrice est en outre fort mal informée puisqu’elle considère comme des « médisances qui circulaient dans les milieux de la Ire Internationale » les affirmations suivant lesquelles les enfants du couple ont pour père biologique Carlo Gambuzzi, chose dont tout lecteur assidu de ce blog (et notamment de cet article de Gaetano Manfredonia) sait qu’elle est attestée par la correspondance de Bakounine. Cela conduit d’ailleurs L. Foschini à chercher dans l’apparence physique des enfants et même des petits-enfants de Bakounine « quelque chose de leur grand-père […], la crinière de cheveux, les yeux, la démarche dodelinante, […] un don prodigieux pour les mathématiques », etc. (p. 203). On comprend mieux, à la lecture de ce genre de passages, ce qui fait (faisait ?) le fond du succès de magazines du genre Point de vue: la croyance superstitieuse, et sans doute typiquement roturière, en l’existence d’une caste d’êtres humains naturellement, voire génétiquement, supérieurs…
Mais la cerise sur ce gâteau mélangeant sexisme (je vous ai passé les commentaires sur le physique des petites-filles de Zoé Obolenskaïa qui, jugées d’après photo, ne seraient pas belles : en demanderait-on autant pour des garçons?), fascination pour l’aristocratie et préjugés de classe contre les individus de basse extraction, consiste dans cette sortie anti-anarchiste, que je m’en voudrais de ne pas citer intégralement, tant elle fleure bon une bêtise d’une autre dimension que celle qui est hâtivement prêtée à Antonia Bakounine. Dans un passage où il est question de Félix, fils de Zoé et de Walery, et de l’union libre (« très en vogue chez les anarchistes ») qu’il a contractée en 1893 avec Jeannie Reclus (fille d’Élisée), elle fournit sa propre version de l’instruction intégrale et de la liberté en amour parmi les anarchistes: « Félix est un garçon timide, amateur de musique, pianiste diplômé mais qualifié en métallurgie, comme […] tant d’autres anarchistes ; ce qui confirme la thèse selon laquelle ils privilégiaient l’apprentissage d’un métier qui leur permettrait de fabriquer des bombes. Je ne saurais dire si l’union avec Jeannie fut le choix spontané du jeune homme ou le résultat d’une décision des familles appartenant au gotha de la gauche internationale » (p. 195) Si vous laissez votre enfant faire métallo (vérification faite, Félix était diplômé en métallurgie à l’École Centrale, donc ingénieur) alors qu’il sait jouer du piano, c’est que vous voulez qu’il fabrique des bombes ; et n’essayez pas de nous embobiner avec vos histoires d’union libre, s’il se met à la colle avec une camarade (et fait deux enfants avec elle), on sait bien que c’est la version gauchiste du mariage arrangé! Étrangement, on ne trouve aucune mention sous la plume de l’autrice des tentatives, bien réelles celles-là, de contraindre les filles de l’aristocratie à épouser l’homme qu’ont choisi leur père, ni d’ailleurs du soin pris à éloigner les enfants de ladite aristocratie du monde du travail.
Le bakouninien obsessionnel en moi n’a pu s’empêcher de relever un certain nombre d’erreurs, dont certaines sont récurrentes. Bakounine est ainsi présenté (p. 31) comme l’instigateur de l’insurrection de Dresde en mai 1849, alors qu’il n’y participa que parce qu’il se trouvait dans cette ville en train de préparer un soulèvement en Bohème – et dans la même page, il est indiqué qu’il fut arrêté en Autriche, alors que ce n’est qu’après avoir été jugé, condamné à mort puis gracié par le royaume de Saxe qu’il fut livré à l’Autriche, laquelle lui réserva le même sort avant de le livrer à la Russie en 1851. À d’autres endroits, l’autrice reconstitue des citations fictives de Bakounine à partir de ce qu’elle connaît de sa pensée. Ainsi p. 68, quand elle fait dire à Bakounine (sans citer la moindre source à l’appui) que les paysans du Mezzogiorno partagent avec les paysans russes le fait d’être des prolétaires en haillons, seuls capables de se soulever contre l’État (j’ai pu montrer par ailleurs que Bakounine ne fait jamais usage de ce terme de « prolétaires en haillons » ou Lumpenproletariat que dans des contextes où il s’agit de discuter de l’usage de ce terme par Marx et Engels). Elle n’hésite pas à transformer de véritables citations de Bakounine en paroles échangées autour d’une table avec des paysans et des ouvriers du cru (par exemple p. 89) ou susurrées en tenant la main de la princesse (ainsi de citations du Catéchisme, p. 100 et p. 119), ou encore proférées à la fin de sa vie devant des ouvriers et immigrés italiens dans le Tessin (cas d’une citation de La Réaction en Allemagne de 1842, p. 190…). Mais peut-être est-ce une loi de ce genre de biographie romancée que de mettre en place des tableaux qui se veulent vivants à partir de documents existants…
Certaines affirmations contenues dans le livre m’ont paru un peu téméraires. Par exemple, en relevant que la princesse Obolenskaïa a dépensé des sommes d’argent considérables lors de son séjour en Italie, l’autrice estime, sans fournir de preuve, que ces sommes ont été englouties pour soutenir «l’activité révolutionnaire de Bakounine » et que « l’épouse du gouverneur de Moscou aura dépensé pour Mikhaïl Bakounine en deux ans [l’équivalent de] centaines de milliers d’euros » (p. 85). Il me semble également hâtif de parler d’un « déclin politique » de Bakounine à partir du moment où il fréquente Netchaïev (alors qu’il n’est membre de l’Internationale que depuis un an), comme d’estimer que ce serait au contact de sa camarade russe que Bakounine aurait atteint « la phase la plus lucide de sa pensée » (p. 145), quand on sait qu’il lui reste encore à écrire ce qui deviendra Dieu et l’État, la Lettre à un Français, L’empire knouto-germanique, la Théologie politique de Mazzini ou encore Étatisme et anarchie.
Bien entendu, j’ai aussi beaucoup appris en lisant ce livre. Par exemple que le positiviste russe Grégoire Wyrouboff (en portrait ci-contre, et transcrit Grigori Viroubov dans le livre, la traductrice ignorant visiblement que ce personnage, devenu français, a fait franciser ses nom et prénom) avait rendu compte assez précisément des visites de Bakounine à Obolesnkaïa sur l’île d’Ischia. Malheureusement, aucune source n’est mentionnée – il est possible qu’il s’agisse des Souvenirs d’un révolutionnaire rédigés en russe par l’auteur. Mais cette fréquentation entre Bakounine et celui qui fut avec Émile Littré à partir de 1867 le responsable de publication de la revue La Philosophie positive (dans laquelle on trouve en 1869 une contribution de Paul Robin sur l’éducation intégrale très proche de ce qu’écrivait Bakounine à la même époque) suggère d’approfondir les rapports de Bakounine avec les disciples plus ou moins hétérodoxes d’Auguste Comte. Pour la petite histoire (qui n’intéresse peut-être que les philosophes), j’ai aussi appris que Léonie, fille de Zoé et Walery, était l’épouse de Charles Appuhn, le fameux traducteur de l’Éthique de Spinoza. Surtout, toute la deuxième partie de l’ouvrage donne un aperçu de la vie exceptionnelle de cette personnalité hors-norme qui vécut toute la fin de son existence dans des conditions morales difficiles, suite à la perte de ses enfants, et ne semble en revanche guère avoir été affectée par la chute brutale de son niveau de vie, ni surtout avoir renoncé à la radicalité de ses engagements. Malheureusement, je ne suis pas certain que l’ouvrage soit à la hauteur de son sujet…