Guy Debord et Bakounine (2) : Debord et l’édition de Bakounine chez Champ Libre
J’entame le détail de cette série de billets consacrés au rapport de Debord à Bakounine. Pour ma part, j’ai longtemps cru que Debord était pour quelque chose dans la publication d’une partie des écrits et de la correspondance de Bakounine chez Champ Libre, mais c’est que je n’avais pas tout à fait les idées claires en termes de dates – ce qui est davantage le cas après la lecture des volumes de la Correspondance chez Fayard. En effet, ce n’est véritablement qu’à partir de l’automne 1974 que Debord se voit confiée par son propriétaire, le producteur de cinéma Gérard Lebovici, la politique éditoriale de Champ Libre, avec le licenciement de l’équipe réunie autour de Gérard Guégan. Auparavant, Champ Libre avait simplement publié des textes de Debord, et celui-ci s’était intéressé aux autres livres publiés par cet éditeur – éventuellement pour les critiquer vertement : ainsi du recueil de textes de Cœurderoy dont il jugea sévèrement la préface ajoutée par son ancien camarade Raoul Vaneigem. Il est possible que Debord ait joué un rôle dans le choix de tel ou tel texte à traduire – on pense par exemple à La révolution de Landauer ou aux Prolégomènes à l’historiosophie du philosophe polonais August von Cieszkowski (qu’il pensera rééditer en 1980 avec une nouvelle préface insistant sur le rôle historique joué, selon lui, par cette première confrontation avec la pensée hégélienne).
Toujours est-il que parmi les livres publiés par Champ Libre qui ont d’emblée intéressé Debord, il y a les premiers volumes des Œuvres complètes de Bakounine. C’est ainsi que deux lettres datées du 31/01/1973 et adressées à deux correspondants de l’Institut international d’histoire sociale (Maria Hunink et Jaap Kloosterman – respectivement collaboratrice et successeur d’Arthur Lehning à la tête de cet institut) se félicitent d’avoir appris par Lebocivi la reprise par Champ Libre de l’édition Brill des Archives Bakounine («cette merveille presque pour une bouchée de pain») car cela va «mettre les œuvres complètes de Bakounine à la portée de tous les acheteurs ou voleurs». On constate qu’à cette occasion, Debord ne relève pas la transformation des archives en œuvres complètes, alors qu’il y aurait beaucoup à redire. En effet, les huit volumes qui seront finalement publiés en dix ans ne couvriront que la période 1870-75, et encore d’une manière qui n’est pas exhaustive. Rien de ce qui précède (et c’est considérable) ne sera publié. Ce n’est qu’avec l’édition en 2000 par l’IISG du CD-Rom Œuvres complètes qu’on disposera d’un outil pouvant prétendre à l’exhaustivité – mais sans le précieux appareil critique des volumes des Archives. Il est possible qu’au début des années 1970, Debord ait encore espéré qu’une telle édition complète verrait le jour. Je passe aussi sur l’idée suivant laquelle «tous les acheteurs ou voleurs» vivraient à proximité d’un lieu diffusant les livres édités par Champ Libre !
Quoi qu’il en soit, cette réaction marque à la fois l’intérêt de Debord pour Bakounine et le fait qu’il n’est sans doute pas à l’initiative de cette publication (une lettre du 19/02/1976 à Jaap Kloosterman, qui contient une attaque au vitriol contre G. Guégan, reconnaît d’ailleurs du bout de la plume que celui-ci a été «associé à l’édition de Bakounine, Déjacque, Cœurderoy, etc.») . Cela se confirme un peu plus tard lorsque Debord, désormais aux commandes, se livrant à un inventaire de ce qui a déjà été publié et distinguant les «meilleurs titres […], ceux qui font principalement l’importance d’une maison d’édition», les «autres bons livres» et le reste (soit les trois quarts du catalogue), classe sans hésitation les Œuvres complètes de Bakounine dans la première catégorie, avec pour seuls équivalents les Prolégomènes de Cieszkowski, À bas les chefs de Déjacque et L’homme de cour de Gracian (lettre à G. Lebovici du 17/04/1975).
Dans les années suivantes, Debord va néanmoins suivre de près les aventures et mésaventures de cette édition des écrits et de la correspondance de Bakounine. Mais il va aussi lire le livre Bakounine et les autres publié par le directeur de l’IISG Arthur Lehning (ci-contre à Venise pour les 100 ans de Bakounine, aux côtés de Marianne Enckell, qui nous lit !), livre qu’il trouve d’abord «excellent […] plein d’admirables détails, dont j’ignorais au moins la moitié» et qui d’après lui «aboutit à un portrait tout à fait objectif» grâce au montage de textes de diverses origines (lettre à J. Kloosterman du 10/11/1976). Les lettres de Debord (on ne sait malheureusement rien des lettres qu’il a reçues) témoignent ensuite de la progression de cette édition, mais aussi de la dégradation des relations au sein de l’IISG. Signe du parti pris par Debord dans les conflits qui lui sont rapportés, «l’estimé camarade Lehning» dont il était question dans une lettre «À tous les situationnistes» du 28/01/1971 deviendra en 1980 «l’infâme Arthur» (lettre à Gérard Lebovici du 11/06/1980).
Il faudra un jour, pour autant que je parvienne à recueillir suffisamment de renseignements fiables à ce propos, revenir sur la manière dont les choses se sont gâtées entre Lehning (décédé en 2002) et son équipe. Les quelques textes consacrés par exemple au parcours d’Arthur Lehning à l’IISG sont en général assez discrets ou allusifs à ce propos – ainsi de l’article biographique qui lui est consacré (en néerlandais) par l’historien Bert Altena (lisible ici, on trouve une allusion aux conflits internes à l’Institut p. 159, mais sans que l’objet et les développements de ce conflit soient précisés, ni à plus forte raison les conséquences sur l’édition de Bakounine). Le regretté Heiner Becker m’en avait touché un mot voici quelques années, mais il n’est plus et je ne peux donc approfondir le sujet avec lui. J’avais cru comprendre à l’époque que les griefs à l’encontre de l’ancien directeur de l’Institut portaient sur sa volonté de passer sous silence une partie de l’activité conspiratrice de Bakounine ou en tout cas de la minimiser, et aussi sur le fait qu’il avait conservé par devers lui un certain nombre de documents. À poursuivre donc, mais la continuation de ce billet n’est pas sans rapport avec cette histoire puisque je vais relever ce qui, dans la correspondance publiée de Debord, s’y rapporte.
Les relations de Debord avec Lehning connaissent un premier épisode orageux qui n’a nullement pour enjeu l’édition des œuvres de Bakounine, mais la personne de Gérard Guégan, licencié un an avant par Gérard Lebovici (voir la lettre du 09/03/1976 à J. Kloosterman, envoyée en copie à A. Lehning et G. Lebovici). Je laisse de côté ce versant de l’affaire, qui ne concerne ni Bakounine, ni même le seul Lehning (puisque dans un premier temps, Debord estime que ses collaborateurs se trompent également sur ce qui s’est passé). En outre, il n’empêche pas Debord, on l’a vu, de juger d’abord favorablement Bakounine et les autres quelques mois plus tard (mais le jugement va évoluer !). Néanmoins, cinq ans plus tard (23/02/1981), Debord y reviendra dans une lettre à J. Kloosterman (alors fâché avec Lehning) et datera de ce moment la dégradation de ses relations avec l’ancien directeur de l’IISG, accusé d’avoir alors fait preuve de malveillance à son encontre.
En revanche, c’est bien de Bakounine qu’il est question en 1980 lorsque Lehning se voit qualifié d’infâme. Il s’agit en l’occurrence d’une accusation de «maspérisation» (caviardage, dans le lexique de Debord, par référence à des pratiques peu scrupuleuses repérées quelques années auparavant chez Maspéro) portée contre Lehning et sur laquelle la lettre à Lebovici de juin 1980 citée plus haut vient nous éclairer. En cause (et à raison), la manière dont, dans Bakounine et les autres, Arthur Lehning a passé sous silence un passage d’une lettre du militant belge César De Paepe envoyée au journal L’Économie sociale à l’occasion de la mort de Bakounine, passage qui était pourtant le plus intéressant de la lettre en question puisqu’il pointait du doigt les pratiques conspiratrices du révolutionnaire russe au sein de l’Internationale – plus précisément le fait que ces pratiques aient perduré bien après l’adhésion de Bakounine à l’organisation, ce que Lehning démentait. Comme il le signale, Debord a pris connaissance de cette manœuvre de Lehning par l’historien suisse (d’ailleurs disparu au début de cette année 2021) Marc Vuilleumier, préfacier d’une réédition de l’ouvrage de James Guillaume L’Internationale. Documents et souvenirs (Genève, Grounauer, 1980 – l’ouvrage sera réédité par Champ Libre en 1985). Vuilleumier, après avoir signalé le refus par Lehning de reconnaître l’existence de la société secrète de Bakounine après son entrée dans l’Internationale, montrait comment, dans Bakounine et les autres, le même Lehning publie la nécrologie écrite par De Paepe mais en «retranche soigneusement» le passage qui concernait le«seul tort réel qu’ait eu Bakounine» (p. XLIX-L de l’édition Grounauer). Comme on le verra dans un prochain billet, cette petite «maspérisation» est tout sauf anodine pour Debord, qui voit dans l’activité conspiratrice de Bakounine la manifestation d’une carence majeure de l’anarchisme historique – symétrique à celle qu’il croit également pouvoir repérer dans le marxisme.
Lorsque Debord, en février 1981, échange avec J. Kloosterman à propos d’Arthur Lehning, il s’inquiète de ce que le conflit entre les deux ne nuise à l’édition de Bakounine: «La seule chose désolante dans votre actuel conflit, qu’Arthur a l’air de trouver tout à fait insignifiante et sans intérêt, c’est que l’édition complète de Bakounine risque d’en pâtir grandement : une fois de plus, après cent ans, pour celui qui tient vraiment la palme entre tous les auteurs maudits ! J’espère que tu pourras arriver, avec Champ libre, à un arrangement qui devrait empêcher en tout cas ce malheur.» Dès le 12/05/1981 cependant, ces inquiétudes, qui portaient sur l’édition de l’imposant volume VIII des Œuvres complètes (L’Empire knouto-germanique et la révolution sociale) sont levées. Le 26/03/1982, Debord félicite même Koosterman pour le «sauvetage des Archives Bakounine».
La correspondance de Debord ne permet pas toutefois de se faire une idée de la nature précise des différends en question entre Lehning et Kloosterman, ni des raisons pour lesquelles ce volume VIII sera aussi le dernier. On sait cependant que ce sont des considérations budgétaires qui ont conduit à interrompre là la série des Archives Bakounine. Dans une lettre du 22/03/1990 à Gérard Voitey, Debord prend acte de ce que les Œuvres complètes sont de fait achevées, mais pas complètes «par force», ce qui est probablement une allusion au renoncement de l’Institut à poursuivre cette publication. Le projet de CD-Rom ne commencera à voir le jour que vers 1992 : on trouve cette histoire racontée dans un volume en anglais d’hommage à Jaap Kloosterman, disponible en ligne ici (voir autour de la p. 322). Quoi qu’il en soit, la référence à l’édition de Bakounine qu’on trouve dans la lettre de mars 1990 est aussi la dernière mention (connue) du révolutionnaire russe sous la plume de Guy Debord.
Celui-ci n’a donc pas joué un rôle majeur dans l’édition de Bakounine: celle-ci était amorcée lorsqu’il a pris de l’importance au sein de Champ Libre, et de surcroît cette édition n’était que la reproduction de celle qui avait d’abord paru chez Brill. La manière dont il suit et s’inquiète de la poursuite de cette édition manifeste toutefois le vif intérêt qu’il porte au révolutionnaire russe. Enfin, le resserrement de ses liens avec Champ Libre explique sans doute comment Debord, ainsi qu’on le verra dans un prochain billet, a pu prendre connaissance de détails précis de la vie, de la pensée et de l’action de Bakounine, et ainsi aller au-delà de la critique qu’il prononça contre lui dans La Société du spectacle.